Partie 02 : Dialogue avec Babette
Épuisée après sa longue semaine de travail, Dilane s'étire discrètement derrière le comptoir duquel elle reçoit tous les nouveaux visiteurs de l'établissement. Elle ne peut s'empêcher de grimacer quand elle se lève. Sa prothèse recommence à la faire souffrir, d'autant plus que sa taille ne lui conviendra bientôt plus. Comme à son habitude chaque fin d'après midi, la jeune femme rend brièvement visite à Madame de Moustier afin de lui rendre compte de certaines doléances au besoin, et plus certainement de goûter à son insouciance presque insolente, eu égard à son âge respectable. En traversant tranquillement la cour recouverte de gravillons ivoire, soulevant de la poussière à chacun de ses pas, elle prend une profonde inspiration, détend les épaules et établit un bilan mental des dernières heures. Les appels téléphoniques s'étaient succédés, tous plus inégaux les uns que les autres en termes d'amabilité, mais Dilane se sent fière de ce qu'elle accomplit. Fière du peu de chemin parcouru, mais qui représente pourtant le fameux pont dont elle manquait pour enjamber la rivière de sa vie. Fière de se persuader qu'elle pourra un jour se donner pleinement le droit de s'exprimer, de s'affirmer, n'en déplaise à ceux qui pensent le contraire. Mais il est encore un peu tôt... J'ai peur que l'on me rejette une fois de plus...
C'est absorbée dans ces pensées qu'elle atteint la porte arrière donnant directement sur le grand salon de Babette. Cette dernière l'accueille en robe d'intérieur en mousseline bigarrée, pieds nus, un petit carnet relié à la main.
- Ah Dilane, bonjour, ma chérie ! Entre, n'hésite pas !
- Merci, Bet'
- Oh oh... j'ai comme l'impression que cette journée n'a pas été de tout repos pour toi... Attends, j'ai une surprise pour toi !
Babette s'éclipse pendant que Dilane se laisse tomber sur le canapé au style baroque dont les pieds finement sculptés pourraient ressembler aux pattes d'une quelconque créature issue d'un imaginaire particulièrement fertile. Guillerette à souhait, la vieille dame revient chargée d'un lourd plateau argenté sur lequel repose une grande assiette garnie avec générosité de ce qui ressemble vaguement à un gâteau légèrement essoufflé.
- Dilane, ma chériiiiiie ! Tadaaam ! Je t'ai préparé un kozonac* !
La jeune femme se redresse alors, à la fois surprise par cette adorable attention qui la rappelle à sa culture maternelle et soucieuse de ne pas vexer son amie.
- Oh, Babette, c'est magnifique...
- N'est-ce pas ! Bon, c'est un peu raplapla mais j'ai suivi scrupuleusement la recette. Je voulais te faire plaisir et t'encourager pour tout ce que tu as le courage de supporter au quotidien. Allez, tiens, régale-toi, ma jolie !
Dilane, malgré tout affamée, entame sa part avec enthousiasme et s'étonne intérieurement de laisser ses souvenirs avec Ilinka lui revenir en mémoire.
- Hmm, Babette, c'est délicieux... Si tu savais comme j'ai pu en dévorer quand...
La jeune femme se ferme soudain et baisse les yeux. Consciente du tiraillement dont fait l'objet sa protégée, Babette décide toutefois d'insister avec tact pour l'aider à se libérer, voire même déculpabiliser.
- Quand tu vivais avec ton autre grand-mère ?
Dilane acquiesce en silence.
- Comment s'appelle-t-elle, déjà ?
- Ilinka.
- Oh, quel joli prénom !
- ...
- Dis-moi, tu ne m'as jamais raconté la vie que tu menais avant de voyager par ici. J'aimerais beaucoup en savoir davantage. Je ne connais pas cette culture et j'avoue qu'après bien des heures passées sur internet à ce sujet, il faut sans aucun doute trier le bon grain de l'ivraie.
- Il n'y a rien à dire sur eux. Je pensais connaître ma grand-m... Ilinka, mais je me trompais. Ou, plutôt, elle m'a menti. Sur toute la ligne et pendant toutes ces années ! Elle m'a caché l'existence de mon père ! À cause de son égoïsme, je ne peux maintenant le connaître qu'à travers les photographies et les anecdotes que Fanta me racontent quand nous sommes seules ! Jamais je le lui pardonnerai !
Babette pose alors sa main sur celle de Dilane et plante son regard empli de tendresse dans le sien.
- Je suis persuadée qu'elle ne pensait pas à mal. Fanta m'a mise dans la confidence. Je pense qu'Ilinka, qui sera toujours ta grand-mère et celle qui t'a élevée, n'a pas mal agi envers toi. Au contraire, les circonstances particulières concernant Miruna l'ont probablement poussée à intervenir comme une mère. Une mère animée d'un amour inconditionnel, même s'il est parfois maladroit, étouffant, ou même agaçant, si ça te chante. Toujours est-il qu'elle a pris soin de toi, t'a nourrie, consolée face à tes cauchemards, guidée pour que tu sois convaincue que tu avais ta place auprès d'elle.
- C'est justement le problème. Elle aurait voulu me garder auprès d'elle comme une vulgaire poupée de chiffon pour ne pas finir seule, autoritaire et amère. Elle avait déjà décidé d'une vie pour moi : toujours à la seconder pour ses séances de divination, dans le seul et unique but de prendre le relais quand elle aurait été trop lasse. Mais, je ne suis pas comme Cosmina.
- Qui est cette demoiselle ?
- Ma cousine. Elle s'est mariée récemment à un homme qu'Ilinka a choisi à sa place, sous prétexte que Cosmina avait choisi de suivre les traditions.
- Ce n'était pas le cas ?
- Oh, tu sais, je pense qu'elle voulait se rassurer. Elle a toujours eu peur de l'extérieur, des gadjos et tout le reste. Elle rougirait des pieds à la tête en te voyant habillée de cette façon !... et puis... il y a Cezar...
- Pourquoi cette voix qui tremble, tout à coup ?
- ... J'ai parfois l'impression de l'avoir abandonné à son sort, seul et sans défense alors qu'il est très entouré.
- Abandonné ?
À ces mots, Dilane sourit tristement, les yeux embrumés d'émotion.
- À mon tour d'avouer que je me suis occupée de ce petit ange comme d'une mère... Quand il est né, j'ai eu l'impression d'avoir trouvé une sorte de jumeau d'âme... Peut-être que tu auras l'occasion de faire sa connaissance, un jour... J'envisage même parfois d'aller le récupérer quand j'aurai stabilisé ma situation. Ne serait-ce que pour l'accès aux soins médicaux...
- Je ne doute pas un seul instant de ta réussite. Cependant, si tu veux te construire un avenir sous les meilleures auspices qui soient, tu dois t'alléger de toutes ces blessures passées, de tous ces non-dits. Ce sera difficile, douloureux et tu risques de te décourager, mais le pardon est indispensable pour avancer d'un meilleur pas... Le pardon est indispensable pour cesser de boiter...
- Comment pardonner Ilinka d'avoir entretenu de si lourds secrets ?
Babette se perd alors dans un sourire nostalgique, ses doigts caressant délicatement la couverture de son petit carnet déposé sur la table...
- Tout le monde à ses secrets, ma chérie... Tout le monde a ses secrets...
* Brioche roulée aux noix
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