Partie 02 : Visite au campement (02)
Lentement et en silence, la matriarche s'avance et s'installe près de sa petite-fille exilée. Aucun dialogue ne s'engage, aucune remontrance ne remonte à la surface, pas de rancœur ni de colère. Juste la main d'Ilinka qui se pose sur celle de Dilane et la serre fort, come pour lui communiquer à sa façon son amour infaillible mais trop difficile à exprimer par des mots. Il est des personnes pour qui l'amour ne se dit pas à travers de simples phrases usées par les sentiments trop bons. Il est des personnes qui reconnaissent leur lien affectif par l'intensité des silences et les intentions quotidiennes que trop de gens considèrent routiniers parce qu'ils ont perdu de vue l'essence même de ce transport. Par ce geste, Ilinka dit à Dilane la rebelle qu'elle n'a jamais cessé de l'aimer, de penser à elle et de tout faire pour qu'elle soit protégée. Parce que sa petite-fille a aussi sa place dans la communauté. Parce qu'elle commence à comprendre qu'elle recherche un équilibre. Parce que la notion de famille est sacrée et qu'elle œuvrera jusqu'à la fin pour son unité à toute épreuve. Le regard rivé sur les facéties de Cezar, Dilane ressent ces pensées avec intensité et sourit discrètement. Il était peut-être nécessaire que je les revois, en effet...
Marius apparaît soudain, aperçoit Dilane, s'arrâte un instant puis reprend son trajet après avoir lancé un regard un peu interrogateur sur Cosmina. Cette dernière, trop abosrbée par les soins qu'elle prodigue à son bébé, ne réalise rien et décide d'engager la conversation.
- Alors, Dilane, comment fais-tu pour vivre en dehors du campement ?
- Eh bien, j'ai réussi à retrouver mes grands-parents paternels.
La jeune femme coule alors un regard vers son aïeule qui reste muette tout en maintenant sa main serrée sur la sienne.
- J'ai découvert que mon père était mort, mais Fanta et Mo me sont d'une grande aide... et j'ai aussi trouvé un travail.
Cosmina plante alors ses yeux bleus dans ceux de sa cousine et lève ses sourcils.
- Tu travailles ?!
- Bien sûr... et ça me plaît beaucoup...
- Et tu comptes rester longtemps là-bas ?
Soudain perplexe, Dilane perd son sourire.
- Comment ça ?
- Bah, tu vas bien revenir vivre avec nous un jour, non ? Les gadjos... ce n'est pas ta famille.
- ... Cosmina, tu sembles avoir oublié pourquoi...
Ilinka resserre sa main sur celle de Dilane, et celle-ci comprend. Cosmina n'est pas au courant de la raison de mon départ... Il faut la préserver... Alors, le plus calmement possible, Dilane reprend contenance.
- Je compte bien rester là-bas... Peut-être de façon définitive...
- Quoi ?! Mais pourquoi ?!
- Je dois apprendre à connaître Fanta et Mo. Ce sont aussi des membres de mon clan.
- Ils ne t'ont pas élevée.
- Je suis aussi de leur sang.
- Alors, pourquoi ne t'ont-ils pas recueillie quand Miruna est...
- Cosmina ! Tu as choisi de construrir un foyer ici avec Marius, tu as eu ton premier enfant qui semble être en bonne santé, pourquoi n'aurais-je pas le droit de choisir moi aussi ?
- Mais tu es tzigane ! Tu renies notre pays et notre culture en nous mettant de côté !
- Mais c'est n'importe quoi ! Pourquoi suis-je ici aujourd'hui, alors ?!
- Bah... Je pensais que ton absence n'était que temporaire. Je ne pourrais pas rester loin de ma communauté.
- Tu ne pourrais déjà pas sortir du campement seule parce que tu as peur de ce qui t'est inconnu.
- Et tu devrais suivre mon exemple. Mais enfin !... pffff... Pourquoi t'obstiner ? Tu les as vus, ceux-là, donc maintenant tu peux rentrer chez nous !
- "Ceux-là" ? Tu es sérieuse ? Je te conseille de parler avec un peu plus de respect de ceux qui me logent et me nourrissent.
- Je ne respecte pas les gadjos.
- Ah oui ? Tu apprendras, ma chère cousine, qu'ils ont financé la fabrication de ma nouvelle prothèse. Regarde !
Dilane se lève et remonte les pans de sa robe jusqu'en haut de ses cuisses, une lueur de défi dans les yeux. Cosmina pose prestement son bébé dans son berceau et se précipite pour couvrir les jambes de sa cousine.
- Non mais, qu'est-ce qui te prend ?! Tu as oublié la pudeur ?! Tu as une nouvelle prothèse, hein ?! Grand bien te fasse ! Mais ne viens pas étaler ton corps devant nous comme toutes ces gadjos qui traînent leur corps partout et qui sont fières d'être célibataires et de papillonner d'homme en homme !
Réprimant avec beaucoup de difficulté l'envie de gifler sa cousine, Dilane soutient son regard dur et impitoyable. Est-ce donc la notion qu'elle se fait de la famille ? De l'inconnu ?
- Je crois que tu es fatiguée. Je comprends. Un mari, un bébé, et tout le reste, ce doit être épuisant.
Les poings serrés à faire blanchir ses phalanges, la jeune maman retient ses larmes, soudain consciente de son emportement et effet néfaste sur son enfant et Cezar maitenant blotti dans les bras de sa grand-mère.
- Je suis plutôt fatiguée de te voir faire n'importe quoi en dépit de tous mes conseils.
- Au revoir, Cosmina.
Droite et fière, Dilane s'approche de berceau, dépose une main sur le petit corps et sourit avec amertume.
- Bienvenue...
Puis elle contourne Cosmina, dépose un baiser sur le front d'Ilinka et remarque qu'elle lui serre à nouveau la main, ses yeux sombres embrumés de tristesse. Attendrie, la jeune femme caresse sa joue ridée, enlace Cezar avec douceur avant de le libérer et de se pencher à l'oreille d'Ilinka.
- Ne t'inquiète pas, je reviendrai vous voir. Je serai toujours là pour Cezar.
Enfin, sans un mot, Dilane sort du campement et se hâte sur son chemin pour ne plus être à la vue de cette famille. Cette famille qui ne comprend pas son tiraillement. Cette famille trop fière pour admettre ses mots trop durs. Cette famille dont elle a du mal à admettre qu'elle a parfois honte, maintenant qu'elle tente de se construire une vie à l'extérieur.
Rapidement, Dilane rejoint la gare, l'atmosphère poussiéreuse, la quai, la foule massée. D'autres amoureux affichent leurs étreintes mais la jeune femme leur trouve soudain moins de poésie. Moins de couleurs.
D'autres hommes d'affaires pressés défilent dans un ballet incessant de cravates, d'attaché case et de vestons. Mais ils sont devenus uniformes. Sans vie.
D'autres adolescents chahutent dans leur coin, vêtus à la dernière mode, heureux de se retrouver dans un groupe qu'ils ont plus ou moins choisi, en proie aux premiers émois amoureux et fugaces, blasés par tout ce qu'ils associent encore à une époque qui ne leur correspond pas.
Le train arrive, Dilane recule d'un pas, laisse la foule s'agglutiner devant les portes étroites de l'engin afin d'y monter absolument en premier, prend place à son tour sur un fauteuil seul et attend le moment où elle pourra détendre son corps dans son intégralité.
Le train amorce son départ. Ce moment... C'est bon, j'ai rempli mes obligations... à moi de vivre, désormais...
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