Partie 03 : Enfance et déraison

6 minutes de lecture

C'est un petit garçon ! Après plus de vingt heures de travail, je peux enfin entendre le cri de mon fils ! Mon tout petit. Je suis éreintée, à bout de forces, mais sentir son corps minuscule sur ma poitrine me remplit d'un bonheur impossible à décrire avec de simples mots. Comme un immense tsunami d'amour inconditionnel chevillé définitivement au corps et à l'âme, en bien plus puissant encore. Absorbée dans la contemplation de ce trésor insoupçonné, j'entends vaguement les sages-femmes s'affairer autour de moi.

- Ne lui laisse pas trop longtemps, elle risque de s'y attacher.

- Si ce n'est pas du gâchis... Un bébé si mignon...

- C'est une gamine de plus qui s'est laissée attendrir par les paroles enjôleuses d'un homme marié. Reprends-le. Il est en bonne santé ; il ne restera pas à l'assistance publique bien longtemps.

Sur ce, la sage-femme, rondelette, le regard compatissant, se penche sur moi et récupère mon bébé. Probablement animée malgré tout d'une bonne intention, elle pose une main maladroite sur mon épaule.

- Vous êtes très jeune, mademoiselle. Vous trouverez un mari et aurez d'autres enfants.

Puis elle s'éloigne en silence, mon fils désormais endormi au creux de ses bras. Mes parents ont obtenu de moi que j'abandonne mon enfant. Son père est en effet marié. Et menteur. Après maintes promesses sucrées, je m'étais donnée à lui. Abandonnée éperdue à l'arrière de sa voiture le soir d'un bal musette. L'annonce de ma grossesse a déclenché un véritable cataclysme. Ma mère ne me regardait plus dans les yeux et tout dialogue était impossible. Mon père ne se privait pas de me faire savoir sa déception, sa honte, sa colère d'abriter sous son toit une fille-mère. L'époque ne se prêtait pas à ce schéma. Alors, ils m'ont contrainte à dissimuler mon état le plus longtemps possible, puis à me terrer chez eux, prétextant à mon entourage une maladie nécessitant force précautions. Mes amies m'ont peu à peu délaissée et l'objet de mon amour très vite oubliée après un rapide face à face avec mon père. D'homme à homme. Il a refusé de prendre ses responsabilités, comme il a mis en doute sa paternité. Lâcheté, quand tu nous tiens...

******************************

Quelques semaines après mon retour discret de la maternité, mes parents me convient à une discussion. Je sens instinctivement que mon avenir est en jeu et les rejoins, fébrile. Dans la cuisine, mon père, debout, me toise en croisant les bras sur sa poitrine avec sévérité. Ses traits sont durs et figés. Ma mère, assise à notre petite table en formica, s'obstine à fixer ses doigts qu'elle entrelace comme s'il s'agissait du casse-tête le plus passionnant qui existe.

- Babette, assieds-toi.

Le ton péremptoire de mon père n'augure rien de bon à mon sujet. Je m'exécute en silence et attend la sentence que je ressens déjà sans appel.

- Comme tu as déja pris de l'avance sur... heu... ta vie de femme... il est grand temps que je te ramène sur le bon chemin.

Un rapide regard vers ma mère me laisse à penser que la décision en question n'a pas fait l'objet de beaucoup d'opposition. Ma respiration commence à s'accélérer, et je m'agrippe discrètement d'une main à ma chaise.

- Une connaissance m'a fait savoir qu'un de ses amis était encore célibataire. Je l'ai rencontré récemment dans la petite épicerie de village qu'il tient seul à une cinquantaine de kilomètres d'ici. Il est un peu bourru et plus vieux que ce que j'aurais espéré mais... il est d'accord pour t'épouser.

Mon cœur rate un battement.

- Papa... tu voudrais que j'épouse un homme que je ne connais pas ?

Le regard de mon père me transperce tout à coup et son ton devient cinglant.

- Tu t'es bien laissée engrosser par un inconnu, non ? Tu savais qu'il était marié mais tu t'es quand même vautrée dans ta débauche. Alors tu l'épouseras et tu lui donneras des enfants légitimes.

Ma mère, toujours aussi muette, est devenue immobile. Mue par ce qui pourrait être perçu comme un esprit de rébellion, je redresse les épaules et m'étonne de soutenir le regard de mon père.

- Je voulais peut-être reprendre l'école, trouver un travail et...

- Mais qu'est-ce qui te passe par la tête, bon sang ?! L'école ?! Tu en as claqué la porte quand tu as ouvert tes cuisses au premier venu ! Tu fais tout à l'envers, je dois réparer tes erreurs et tu oses encore faire la fine bouche ?! Tu te maries dans trois semaines ! Il ne manquerait plus que ta sœur suive ton exemple !

******************************

Le jour des noces, seuls mes parents sont présents. Léon se présente à moi d'un signe de tête se voulant respectueux, chapeau à la main, une chique à la bouche. La cérémonie est expédiée en catimini. L'humeur n'est pas du tout à la fête et mon père hâte le départ auprès de ma mère. Cette dernière, pourtant, finit par me prendre délicatement la main pendant quelques secondes, les yeux larmoyants, sa poigne devant de plus en plus forte à mesure que les mots refusent de s'exprimer. Je comprends alors que je ne la reverrai probablement pas. Une vague de colère m'envahit alors mais je m'efforce de paraître calme. Tant pis. Qu'ils retournent tous s'enfermer dans leurs croyances limitantes et dépassées. Tant pis. Ma mère m'embrasse avant de monter dans la voiture, docile, auprès de mon père qui ne m'a plus adressé la parole dès que je suis sortie au bras de Léon. Je les regarde s'éloigner prestement, la poussière s'élevant sous le passage des roues.

******************************

Le trajet vers l'appartement au-dessus de l'épicerie de fait en silence. Léon me laisse entrer avant lui, et propose de me faire visiter les lieux. Sur le moment, je ne sais pas s'il agit ainsir par timidité, respect ou indifférence, mais je lui suis intérieurement reconnaissante de la distance instaurée entre nous. Le soir venu, je me réfugie sur le fauteuil à bascule de la petite véranda donnant sur la petite cour à l'arrière de la boutique. Enveloppée dans un châle faisant presque office de seul bagage pour moi, je tente de trouver comment dissimuler mon désarroi. Puis Léon s'avance également et s'installe sur le banc à côté. Profitant de son mutisme, je l'observe à la dérobée pour la première fois. Grand, brun, les cheveux soigneusement ramenés en arrière, des lunettes encadrant des yeux noisette, une moustache épaisse, il mâchonne sa chique, le regard porté au loin. 

- Je sais à quoi tu penses, Babette.

Je reste muette d'étonnement devant sa voix profonde et calme.

- Je sais à quoi tu penses. Ton père m'a tout raconté. Ton fils... 

- Je suis désolée.

- De quoi ? D'avoir été amoureuse ? Je suis mal placé pour te blâmer. Moi aussi, j'ai été amoureux. Elle n'a pas voulu de moi. Et je n'ai jamais voulu des autres.

Il tourne alors lentement ses yeux vers moi et j'y devine cette mélancolie que je connais si bien.

- Babette, on colle à l'étiquette, désormais. Mais je ne te forcerai à rien. Je n'ai pas beaucoup à t'offrir à part des responsabilités pour m'aider à l'épicerie. Et un peu de liberté. Si tu es d'accord, ça me va. Bonne nuit, Babette.

Il se lève et me laisse à mes réflexions. Après avoir entendu la porte de la chambre se refermer, je sors de mon corsage mon pendentif favori, l'ouvre et y admire une petite mèche de cheveux, souvenir de son bébé offert en secret par la gentille sage-femme qui avait eu peine de ma détresse de jeune maman. Tant pis. Ils ont voulu me priver de ma liberté. Mais je vais m'en saisir et m'y accrocher jusqu'à la fin de ma vie. Je vais embrasser mon existence et ses cadeaux. Et eux ? Tant pis...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Taylor Hide ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0