Partie 03 : Regards en trois
Le feu crépite furieusement au beau milieu de nos roulottes rassemblées en désordre. Haut comme trois pommes mais déjà tellement lumineux, il concentre son attention sur le joueur de violon assis à quelques pas de lui. Son aura arc-en-ciel me rappelle son essence douce et toujours bienveillante. Ce petit garçon si particulier semble pouvoir admirer les notes de musique s'élevant de l'instrument avec une légèreté qui en devient magique pour ceux qui remarquent cet instant. La sensibilité exacerbée de mon petit-fils hors normes le pousse à éprouver une sorte de respect admiratif pour ce violoniste qui se transforme en magicien. Ses cheveux bruns et bouclés participent de son apparence attendrissante. Le rythme de la musique s'accélérant, il me regarde soudain, de ses yeux noirs brillant de malice derrière ses petites lunettes rondes. Il me sourit. Et avec toute la spontanéité qui l'anime, il esquisse les premiers pas d'une danse qui lui appartient depuis toujours. Il lève les bras, imite le mouvement des volutes de fumée à l'aide de ses poignets, se trémousse et sautille en battant la mesure de ses mains. Et il crie. Il crie sa joie, son bonheur, les couleurs tourbillonnantes qui l'enveloppent sur l'instant. Et il rit. Il rit de m'amuser avec ses pirouettes désordonnées, il rit de vivre cette frénésie dont il se fait l'intermédiaire, il rit dans son monde à part. Un monde dans lequel il se réfugie quand nos réalités lui sont trop rudes. Un monde qui le rend plus léger et donc plus fort à la fois. Un monde impénétrable dont lui seul possède la clé afin d'en ouvrir à l'envie une fenêtre à nos regards bien trop terre à terre. Essoufflé, il finit par me rejoindre en sautillant encore un peu. Assis sur mes genoux, il se calme doucement en observant la foule qui danse par ici, discute vivement par là. Puis il remonte son attention sur moi. Ses yeux se plongent dans les miens et me sondent toute entière, m'analysent, comme pour être sûrs de me reconnaître. Graves et sérieux, ils semblent lire mon histoire, mon passé, mes doutes et mes non-dits. Toujours en douceur. Toujours curieux. Toujours les Siens. Du bout du doigt, il entreprend de suivre le dessin de mes rides sur toute ma joue. Il nous écrit. Il y inscrit son Amour inconditionnel. Il y dépose les images de son cœur angélique à vie...
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Je le vois m'approcher à petits pas hésitants, les larmes aux yeux, et les mains tendues de part et d'autre de sa taille. Au vu des traces de terre sur son pantalon et de son tricycle renversé un peu plus loin, je devine ce qui le touche. Je l'invite alors à me rejoindre en lui tendant une main. Il s'avance en silence, arrête son chemin comme pour réfléchir et se dirige finalement vers le point d'eau le plus proche pour nettoyer le bout de ses doigts. Mon petit frère si particulier ne supporte pas de se salir d'une quelconque façon. Attendrie par tant de précautions, je dépose sur son lit des vêtements propres tout en demandant à Marius de vérifier l'état de son vélo. Je ne suis que sa sœur, mais, depuis le départ de nos parents pour l'Angleterre, je m'en occupe comme une mère. Mais je veille toutefois à ce qu'il apprenne à faire preuve d'un maximum d'autonomie. Ainsi, je m'installe sur un tabouret pendant qu'il essaye de se changer seul. Je remarque alors que ses bretelles lui donnent des difficultés. Il tire dessus, se tortille et s'agace puis une des pinces crocodile s'arrache tout à coup et lui égratigne la joue. Mue par un instinct de protection rendu plus marqué par son autisme, je m'apprête à me lever mais me ravise rapidement, soucieuse de l'encourager dans son développement parfois cahotique. Surpris par cet assaut inattendu, il se frotte doucement la joue tout en observant ladite pince calée dans son autre main. Il ne me regarde à aucun moment pour chercher de l'aide. Fébrile et fière à la fois, je patiente non loin de lui, comme pour m'assurer qu'il ne lui arrive vraiment rien de mal. Puis une contraction me saisit. Je me retourne, surprise par sa précocité. Ma première grossesse est délicate et l'équipe médicale qui passe m'ausculter de temps à autre insiste à chaque fois pour que je ralentisse le rythme de mes journées. Comme si c'était possible pour les femmes de la communauté... Alors je m'accroche à l'étagère à côté de moi et souffle. Profondément et longtemps. J'encaisse la douleur avec peine mais je maintiens mes efforts. La souffrance s'atténue finalement et je me redresse en ouvrant les yeux à nouveau. Mon petit frère s'est changé par lui-même et me fait face, visiblement très inquiet. Je lis alors dans ses yeux qu'il n'est plus question de sa douleur mais de la mienne qu'ils semble avoir perçue aussi intensément que moi. Mon petit frère empathe. Mon petit frère autonome. Mon petit frère qui nous grandit...
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Comme souvent, je m'isole du campement... et de ma grand-mère. Une grand-mère qui s'évertue à m'apprendre des chants patriotiques que je connais déjà par cœur, des pierres et des minéraux dont j'ai déjà compris et ressenti les pouvoirs et les bienfaits, l'art de la cartomancie qui me semble acquis depuis le premier jour sans que je ne puisse me l'expliquer. Elle refuse de répondre à mes questions. Elle refuse que je sache d'où je viens. Elle refuse que je m'ouvre à l'inconnu, à des horizons encore lointains et mystérieux, à ce point d'interrogation gigantesque qui m'occupe l'esprit. Et je repousse ses barrières. Assise dans un champs en friche, les genoux repliés sous les coudes, je m'interroge et rumine. J'ai de plus en plus de mal à contenir et digérer cette colère entretenue par tous ces silences. Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux pour moi que je parte un jour à la découverte de mon histoire, de l'autre partie de ma famille, de ces fondations que mon aïeule s'obstine à me dissimuler. Mais me voilà sortie de cette humeur par mon cousin. Mon-presque-jumeau, tellement la complicité qui nous lie est magnifique. Tout sourire, il me tend une liasse de dessins qu'il a visiblement exécutés pour moi. Comme s'il avait senti la nécessité de me consoler. Des bonhommes, des vaches, des taureaux, des musiciens en tous genres. Sa vision du monde. Une vision plus simple, plus profonde, plus essentielle. Des éléments plus colorés, des êtres encore plus vivants, sa Lumière plus intense. Pas de maison puisque la nôtre est partout. Pas de soleil puisque, à mes yeux, il rayonne d'Amour. Il m'explique avec ses mots et ses gestes les intentions qu'il y a placées et me sourit, comme à son habitude. Et comme d'habitude, j'admire la pureté de son âme, sa clairvoyance surprenante et insoupçonnée, sa bonté à toute épreuve. Je le prends alors dans mes bras après qu'il ait pris soin de vérifier que tous ses dessins soient rangés dans une de mes poches. Riant de sa méticulosité, il dépose un baiser sur ma tempe et ne tient finalement pas en place bien longtemps. Trop de belles choses à voir, trop de fleurs à sentir, trop de découvertes culinaires gourmandes ! Mon-presque-jumeau m'apprend la vie. Mon-presque-jumeau si fragile. Mon-presque-jumeau irremplaçable...
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Comme une synchronicité divine, Ilinka, Cosmina et Dilane, toutes trois plongées dans leurs souvenirs, ressentent une légère caresse dans les cheveux. Comme une brise chantant dans le lointain une comptine, des notes d'accordéon, et le prénom de Cezar...
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