La révélation
Erik, en crise totale, était prostré sur le canapé, la tête dans les mains. Il se balançait d'avant en arrière, et avait tiré tous les rideaux. Je les ouvris, laissant à nouveau la lumière inonder la pièce. Erik gémit lorsqu'un rayon vint éclairer son visage : il n'y avait plus de doute, il était en pleine redescente d'une pilule mickey.
Je jetais un coup d'œil sur mon portable. Lev venait de m'envoyer un message, me signifiant son retour chez lui. Il me disait qu'il serait à la maison, et que je pouvais prendre mon temps. Parfait, pensai-je en refermant le clapet. Quand même, mon copain était bien gentil : Erik venait tout simplement de foutre notre journée en l'air.
— Tu as de la chance que Lev soit un type ouvert et compréhensif, dis-je en déposant mon manteau sur un fauteuil. Il a dit qu'il ne t'en tiendrait pas rigueur, et il a même réussi à rassurer nos voisins qui étaient tout prêts d'appeler la police.
Une petite voix aiguë me répondit, montant du canapé.
— Je suis désolé, gémit Erik. Je ne sais pas ce qui m'a pris.
Je soupirai. Jetant un coup d'œil à sa silhouette enfouie sous les plaids et les coussins, dont seuls ses cheveux blonds dépassaient, je sentis soudain mon cœur se serrer de tendresse et d'amour. Il avait l'air vraiment mal.
Je m'approchai, et m'agenouillai devant lui, tirant ses mains de la couverture.
— Erik, murmurai-je en cherchant ses yeux, comment tu l'as appelé tout à l'heure ?
Erik se redressa, les mains dans les miennes, mais il fuyait mon regard.
— Je ne sais plus, balbutia-t-il d'un ton confus. C'est rien du tout. Je suis un peu sous stress, en ce moment.
Parce que Konosuke n'est pas là, pensai-je, finissant sa phrase dans ma tête. Depuis que ce dernier était parti, Erik passait son temps en club, s'envoyant sûrement pas mal de substances prohibées. Apparemment, il venait d'atteindre sa limite.
Néanmoins, avoir entendu le nom du prince du tableau caché au fin fond d'un château suédois dans la bouche d'Erik m'avait interpellé. Il était possible qu'il ait également vu cette peinture mystérieuse lorsqu'il vivait encore en Suède, et qu'elle lui ai fait une grande impression comme elle m'en avait fait à moi, en plus sinistre. Il aurait alors suffi qu'Erik en plein bad trip se retrouve devant Lev qui était le parfait sosie de ce prince Tchevsky pour lui provoquer une attaque de panique. Cependant, je me devais d'en être sûre.
— Non, insistai-je, tu dois me répondre, Erik. Dis-moi qui tu crois que Lev était.
Erik releva ses yeux clairs sur moi. Une certaine dose de terreur pouvait s'y lire.
— Ulfasso Levine Tchevsky, avoua-t-il. Enfin, quelque chose comme ça.
Nous y étions. Je lui demandai tout de même confirmation sur le nom.
Cette fois, Erik releva la tête pour me regarder dans les yeux.
— Oui, répondit-il d'une voix soudain très claire. C'est ce que j'ai dit.
Je me rapprochai, lui serrant les mains.
— Erik, c'est important, tu dois me répondre. Es-tu déjà allé au château de Varnhem ?
L'expression d'Erik changea.
— Non, jamais, répondit-il très sincèrement. Pourquoi ?
On aurait dit que je venais totalement de changer de sujet. Le visage d'Erik devint plus détendu, et il attendait ma réponse comme si j'allais lui raconter quelque chose qu'il ignorait sur son pays de naissance.
Erik n'est jamais allé au château de Varnhem, réalisai-je alors. Il n'a jamais posé les yeux sur cette peinture unique au monde.
Alors comment, comment pouvait-il savoir pour cet Ulfasso Levine Tchevsky qui ressemble tant à l'homme avec qui je passe mes jours et mes nuits ?
— Erik, comment sais-tu que Lev avait les cheveux longs, avant ? C'était la première fois que tu le rencontrais, n'est-ce pas ?
— Je ne sais pas, répondit-il, droit comme un i. Je te le dis, je ne sais pas ce qui m'a pris. Est-ce que...tu me prends pour un dingue ?
Erik me mentait, pour me rassurer. Il savait des choses que j'ignorais. Je me devais de le mettre en confiance, et de le faire parler.
— Non, Erik. Je ne te prends pas pour un dingue. Il se trouve que lorsque j'avais quinze ans, je suis allée en Suède, et je suis tombée sur une peinture cachée aux yeux du public, intitulée « Portrait du Prince Ulfasso Levine Tchevsky ». Et l'homme représenté sur la peinture, c'est Lev au détail près, et il tenait dans les mains un sabre japonais qui est la copie absolument exacte de celui que Lev a chez lui. Tu te souviens de notre conversation à ce sujet, il y a quelques mois, alors que revenant de chez lui pour la première fois j'avais découvert ce sabre ? Tu m’as posé tout un tas de questions là-dessus, et je n'ai pas su te répondre. Je te crois, Erik. Je pense moi aussi, que Lev et ce Ulfasso ne font qu'une seule et même personne.
— Mais si c'est le cas… Pourquoi tu restes avec lui ? me demanda alors Erik, semblant avoir retrouvé à la fois la mémoire et ses forces devant cet aveu de ma part.
— Parce que je l'aime, répondis-je tout naturellement. Lev est l'homme de ma vie. Je l'ai su dès la première fois que j'ai posé les yeux sur lui, et il m'aime également. J'ignore par quel prodige est possible le rapport entre Lev et un prince russe figurant sur une peinture datant du 17ème siècle, dont on ne sait l'existence exacte, mais tu es désormais la seule piste qu'il me reste, Erik. Tu dois me raconter tout ce que tu sais sur lui, comment tu l'as rencontré, quand, et dans quelles circonstances. Je te jure sur ma vie que cela restera entre toi et moi.
Bien entendu, le seul fait qu'il existe un lien entre ses deux personnages n'était pas une raison suffisante pour que je renonce à la relation amoureuse que j'avais avec Lev. Ce que je voulais, c'était avoir la version d'Erik, comprendre quelle était la nature de ce lien sur lequel il semblait en savoir plus long que moi.
— Je ne me souviens plus, se défendit-il, rechignant à me confier ses informations. Tout ce que je sais, c'est qu'il est dangereux, Fassa. Très dangereux.
Un long frisson me remonta l'échine. Moi aussi, au début, j'avais trouvé que Lev avait l'air « dangereux ». Je l'avais senti dans ma chair même. C'était ce qui m'avait rendue si méfiante envers lui, avant que je le découvre réellement et m'aperçoive de l'homme adorable qu'il était, à la fois publiquement et dans l’intimité.
Mais qu'Erik, qui ne le connaissait ni d'Ève ni d'Adam et n'était pas particulièrement haineux, pense cela de lui également... Ça me mettait un sacré doute. Qu'est-ce qui poussait Erik dans un état pareil, concernant Lev ? Je devais insister encore.
— Alors tu dois te souvenir. Je t'en prie, fais un effort.
À mon grand étonnement, Erik releva la tête. Il était prêt à parler, désormais.
— Je…, commença-t-il, avant de s'arrêter. Si je te dis tout ça, tu risques non seulement de ne plus croire une histoire qui dépasse de loin ce que tu as découvert, mais tu risques de m'en vouloir de te l'avoir dite. De plus, ça m'obligera à te raconter ma vie, et à t'apprendre des choses sur moi que je comptais garder secrètes.
Encore un petit effort, et on y était. Je le poussais, une dernière fois.
— Je suis prête à tout entendre, murmurais-je. Parle, Erik. Libère ce que tu as sur le cœur.
Erik releva nettement le visage, toute trace de crise ayant disparu de ses yeux bleus glacier, qu'il posait désormais sur moi avec une assurance que je lui avais rarement vu. Les mains posées à plat sur ses genoux, et il me fixa d'un air à la fois digne et froid.
— Le récit que je vais te faire, dit-il enfin, personne, à part mon psy qui n'y croit pas, ne l'a jamais entendu. Je n'ai pas de véritable ami à qui je puisse confier tout ça. Tu seras la première... J'ai écrit un journal il y a longtemps, mais il est désormais perdu. J'avais tout écrit dedans, en temps réel, mais je l'ai jeté dans la mer sur le bateau qui me ramenait en Suède après les tragiques évènements que je m'apprête à te relater...
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