Willy Wonka
Peu de temps après le retour de Konosuke dans son pays, à peine quelques jours avant notre départ en Islande, une scène terrible éclata avec Erik.
Ce jour-là, il était passé me chercher à la maison pour qu'on aille au cinéma. Je voulais absolument voir le nouveau Tim Burton, Charlie et la chocolaterie, à la séance de dix heures et j'avais réussi à convaincre mon copain de venir avec moi. Lev n'était pas forcément un fan de Tim Burton, dont il trouvait l'univers trop fantaisiste, mais ses films le faisaient beaucoup rire, comme en général tous les blockbusters américains. Il accepta donc facilement de m'y accompagner, et j'étais en train de finir de me maquiller lorsqu'il sonna. Pour l'occasion, j'avais mis un haut en satin rouge, manches princesse, sur un t-shirt rayé noir et blanc aux manches longues, un simple jean et une paire de bottines sorcières à petit talons. J'avais laissé pendre mes cheveux nouvellement reteints dans mon dos, mis du khôl autour des yeux et je me trouvais très belle.
— J'arrive, criai-je à Lev par la fenêtre.
Je finis de me recoiffer, ramassais mes cliques et mes claques en vitesse et descendit les escaliers quatre à quatre. Lev attendait, adossé contre sa voiture. Il portait des lunettes de soleil, ce qui était plutôt rare.
—T'as vu comme il fait beau, Fassa ? me dit-il en pointant du doigt l'éclatant soleil du matin. Tu ne veux pas qu'on monte à Hyvinkää pour skier, plutôt ?
— Ah non, Lev ! protestai-je. Je veux absolument voir ce film, ça fait plus de six mois que j'attends qu'il sorte ! Tu m'as promis !
— On peut y aller ce soir, remarqua Lev. On n’est pas obligés d'y aller là maintenant, séance tenante.
Je fis la moue.
— Mais justement, à la séance de dix heures, il n’y aura personne ! Le film est sorti hier soir et je n’ai pas pu y aller à cause du concert, mais ce soir, ce sera encore blindé ! Avec tous les gosses et les fans de Johnny Depp qui crient, on n’entendra rien du tout !
Lev soupira.
— Tes désirs sont des ordres, princesse, dit-il en me laissant passer pour que j'aille dans la voiture.
Je m'apprêtai à monter, ne pouvant plus attendre de voir Johnny Depp sous le chapeau du machiavélique Willy Wonka, lorsque j'aperçus Erik, qui rentrait probablement d'une folle nuit en club. Le nez enfoncé dans son écharpe en laine, qui était le seul vêtement d'hiver qu'il portait, il marchait d'un pas pressé vers la porte, semblant ne pas m'avoir vu. Une grosse mèche de ses cheveux couleur de blé était encore dressée sur sa tête par le gel, et il avait l'air pressé. Vu qu'il portait un simple t-shirt sans manches qui découvrait ses bras secs et nus, je comprenais sa hâte de rentrer au chaud. Néanmoins, j'avais envie d'en profiter pour lui présenter rapidement mon copain, qu'il était le seul, de tous mes amis, à ne pas connaître.
— Ah, Erik ! l'interpellai-je avec un grand signe de la main. Viens un peu par là, je voudrais te présenter Lev !
Ce dernier me faisait face, tournant le dos à mon ami. Il se retourna lentement, alors qu'Erik tournait rapidement sa tête vers nous.
Soudain, l'expression boudeuse et gentille d'Erik se transforma. Ses yeux s'agrandirent, les pupilles à l'intérieur se rétrécissant d'un seul coup, alors que sur sa bouche apparaissait un rictus de pure haine. Il fit un étonnant bond en arrière, et il se signa, attrapant la chaine autour de son cou pour en porter rapidement l’icône à ses lèvres. On aurait dit qu'il avait vu le diable.
— Par tous les démons du Nifelheim, hurla-t-il d'une voix rauque. Ulfasso Levine Tchevsky ! Je me doutais bien que même l'enfer n'avait pas voulu de toi !
Lev, qui tenait encore celui-ci dans sa main, en lâcha son téléphone, le rattrapant machinalement et de justesse du bout des doigts. Complètement dépassée par les évènements, je me haussais sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passait vraiment.
Les yeux de Lev étaient grands comme des soucoupes et il posait sur mon surprenant ami un regard absolument ahuri. Mais à la vue du jeune emo en crise qu'était Erik et de la réplique pendante et incroyable qu'il venait de lui sortir, il ne put réprimer son sourire.
— Ton ami est original, Fassa, me dit-il d'une voix très calme. C'est bien la première fois qu'on me la fait, celle-là... Est-ce que c'est l'un des syndromes développés par l'usage massif du jeu de rôle et l'écoute du métal symphonique ?
À voir la tête d'Erik, ramassé sur lui-même comme un chien prêt à bondir tout crocs dehors et son expression de haine absolue, je me doutais que c'était plus que ça. Son visage était devenu si effrayant que j'eus soudain très peur, et j'accrochais l'épaule de mon copain avec une certaine inquiétude.
— Mais qu'est-ce qui se passe ? demandai-je, espérant qu'Erik allait revenir à son état normal rapidement.
Lev, qui n'était apparemment pas trop impressionné, me jeta un coup d'œil distrait.
— Est-ce que c'est lui, le troll dont tu me parlais ? me demanda-t-il d'une voix tranquille. En effet, il m'a l'air bien agressif.
Cela mit encore plus en rage Erik, qui se mit à hurler en pointant un doigt accusateur sur nous.
— Arrête de faire l'innocent, Ulfasso ! Ne me fais pas croire que tu ne me reconnais pas ! Et tu as beau avoir coupé tes cheveux, même un aveugle te reconnaitrait ! Il suffit de se trouver en face de toi pour se sentir mal !
J'avais vu, quelques mois après son arrivée parmi nous, une plaquette de valium dépassant de la trousse de toilette d'Erik, qu'il avait un jour laissé trainer. Ce pourrait-il que ce garçon adorable et silencieux soit un dérangé mental ou un junkie ? Il avait peut-être gobé des pilules pendant sa soirée, et devait être en pleine descente. J'avais eu l'occasion à plusieurs reprises de voir Erik partir en transe véritable en boîte, sur de la hard-tech, dansant tout seul et planant totalement. Mais le fait qu'il se soit shooté en soirée n'était pas une excuse pour son comportement d'une si agressive impolitesse envers mon petit copain, que j'avais eu tant hâte de lui présenter. Si Erik se mettait la chtouille de temps en temps, cela relevait aussi de sa responsabilité de pouvoir rester sous contrôle.
— Ça suffit Erik, lui intimai-je sur un ton assez dur. Arrête d'insulter Lev, il ne t'as rien fait !
J'avais remarqué nos voisins passer la tête à la fenêtre, alertés par les hurlements rauques d'Erik à cette heure paisible de la matinée. Les passants s'étaient même arrêtés, et formaient autour de nous un attroupement murmurant et respectueux. Lev, qui avait horreur de se donner en spectacle, leur jeta un rapide coup d'œil, se repositionnant nerveusement sur ses pieds.
Mais apparemment, c'était trop demander à Erik de se calmer. Il répliqua immédiatement, la voix partant en crescendo grondant.
— Il ne s'appelle pas Lev, mais Ulfasso Levine Tchevsky ! C'est un psychopathe dangereux, et il ne pourra jamais payer assez pour tout ce qu'il a fait ! Il a déjà commencé à t'influencer, Fassa ! Ne reste pas près de lui !
Et sur ces propos hallucinants, il m'attrapa par le bras avec une force extraordinaire, me poussant derrière lui. Lev tiqua, ayant un rapide pas en avant par réflexe, mais il eut l'intelligence de se reprendre immédiatement. Apparemment, il n'en était pas à sa première rencontre avec un forcené.
Je décidai de prendre les choses en main. Devant moi, Erik respirait bruyamment. Il fallait absolument qu'il prenne son atarax et aille dormir avant que les témoins de sa crise n'appellent la police.
— Écoute Lev, je suis vraiment, vraiment, désolée pour cette scène, dis-je à mon copain qui vissait un regard prudent sur nous. Mais apparemment, Erik est en train de péter un plomb. Je vais remonter avec lui, et l'emmener voir un médecin.
— Ce n'est pas grave, répondit Lev d'une voix très calme, on se verra plus tard. Mais tu es sûre que ça va ? C'est la première fois qu'il fait ça ? Je veux dire, si tu as besoin de moi pour quoi que ce soit… Il vaudrait mieux appeler l'hôpital psychiatrique, il peut s'avérer dangereux.
J'étais reconnaissante de la patience et de la sollicitude de Lev, qui venait tout de même de perdre la face devant tout le monde. Mais je pensais être capable de régler le problème seule. Apparemment, le seul fait de voir Lev mettait Erik dans tous ses états, il valait donc mieux le soustraire au plus vite de sa vue. Et puis, j'avais quelques questions à poser à ce dernier, une fois qu'il serait calmé.
Erik jeta un rapide coup d'œil aux alentours, et ayant constaté que tout le monde le regardait comme un dingue, il eut la présence d'esprit de faire amende honorable.
— Je vous présente mes excuses, dit-il en baissant légèrement la tête. Je vous ai pris pour quelqu'un d'autre. Je vous promets que cela ne se reproduira plus.
Lev sourit. Il avait compris que mon ami n'était pas dangereux pour moi, et qu'il était finalement raisonnable.
— Accepté, répondit-il.
Je soufflai. Pendant un très court instant, j'avais craint qu'ils ne se battent. Et même si Lev dépassait d'une bonne tête le mignon petit Erik et faisait le double de sa largeur d'épaules, j'étais quasiment sûre que dans son état actuel, ce dernier aurait littéralement rétamé mon pacifique et flegmatique compagnon. Les junkies en crise se révèlent toujours d'une force aussi insoupçonnée qu'irréelle, et à voir ses mâchoires serrées, ses muscles bandés et ses pupilles rétrécies, c'était précisément l'état dans lequel se trouvait Erik à présent.
Ce dernier fit un signe de la main las à mon copain, puis il se retourna, un air triste s'affichant sur son visage normalement mélancolique. La tête basse, il franchit le portail de l'immeuble lentement, puis, s'arrêtant devant l'escalier qui menait à notre appartement, il se retourna.
— Je ne suis pas fou, vous savez, dit-il alors, l'œil étonnamment brillant. Je dis la vérité.
À voir l'expression sur le visage de Lev, on pouvait aisément deviner son doute face à cette affirmation.
Erik lui jeta un dernier regard, puis il partit soudain comme une flèche, et remonta les escaliers quatre à quatre.
Soufflant un grand coup, je me précipitais vers Lev.
— Je suis désolée, mon chéri ! m'excusai-je, consternée. C'est la première fois que je vois Erik comme ça. Il est tellement gentil d'habitude, si mignon, et adorable...
Puis, j'ajoutais dans son oreille, pour que personne n'entende :
— Je crois qu'il a pris des ecstas, cette nuit.
Lev acquiesça en silence.
— Je vois.
Une voix s'éleva :
— Ça va, mademoiselle ? Vous voulez qu'on appelle la police ?
C'était ma voisine, madame Türunen, une matrone qui nous prenait pour des sauvages parce qu'on écoutait du métal.
Lev se tourna vers elle.
— Tout va bien madame, lui lança-t-il de sa voix rassurante. Pas la peine de vous inquiéter.
A la vue de mon copain, posé et très classe, elle eut un léger sourire. Lev faisait toujours cet effet-là aux gens...sauf à Erik, apparemment.
— Bon, très bien, alors, fit cette affreuse bonne femme en refermant sa fenêtre. Si vous avez un problème, n'hésitez pas à sonner, hein !
— Merci, répondit Lev à ma place, mais ce ne sera pas nécessaire, je crois. Bonne journée, madame.
Les passants chuchotaient entre eux.
— Vous êtes sûr que ça va aller ? demanda soudain un homme d'une quarantaine d'années en fronçant les sourcils. Ce jeune punk drogué habite chez vous, non ?
À ma grande stupéfaction, Lev s'avança vers le groupe de badauds d'un pas martial, entamant une discussion avec eux. Ces de-quoi-je-me-mêle l'écoutèrent avec attention, buvant ses paroles et le regardant comme si le premier ministre en personne était venu leur faire un discours. Il me jeta un rapide coup d'œil, me faisant un signe de la main qui m'autorisait à quitter les lieux, et sans demander mon reste je filais en haut à mon tour pour constater les dégâts.
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