Prologue

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   La morose quiétude dans laquelle était plongée ordinairement la cour intérieure d’une université anglaise se trouva momentanément perturbée par le bruit d’une démarche assurée, mais pressée. Il n’était pas si tard, mais à cette période de l’année, la nuit domptait rapidement les derniers rayons du jour. Dans une pénombre presque surnaturelle, seulement percée par l’éclat d’astres lointains, deux silhouettes foulaient à vive allure le pavé du sol. Deux hommes, à l’aube de la soixantaine, aux traits durs et déterminés, mais fragilisés par une inhabituelle inquiétude. Au détour d’un couloir les entraînant dans les entrailles d’un vénérable bâtiment, l’un d’eux, légèrement en retrait, se risqua à quelques mots.

— Milord, est-ce réellement nécessaire de vous y rendre en personne ?

Il s’était exprimé avec prudence et respect, pourtant ces quelques mots laissaient entrevoir la longue relation unissant ces deux individus.

— Ce n’est pas nécessaire, mais impératif, répondit l’autre sans s’arrêter. Tu le sais bien, cela fait presque 20 ans qu’une catastrophe pareille n’avait pas eu lieu.

— Êtes-vous certains que tout ceci n’est pas exagéré ? Après tout, ce n’est pas la première fois que l’affolement gagne le Conseil.

— Cette fois-ci est différente.

La conversation en resta là. L’homme de tête intensifia sa marche, plongé dans de sombres réflexions. Oui, cette fois-ci était bien différente. C’était étrange d’être habité ainsi par une telle certitude, presque surnaturelle. Mais ce doute, cette inquiétude, n’était pas fondé sur quelques chimères. Son instinct, façonné dans le terreau infernal des luttes de pouvoir, le lui murmurait jusqu’aux tréfonds de son âme. Après tout, il n’était vraisemblablement pas le seul à être troublé. Tous les Immortels avaient répondu présents, chose rarissime. Pour la première fois depuis longtemps, l’ensemble des puissants dirigeants de l’Association, unique organe institutionnel du monde de la magie, allaient se retrouver.

Alors que les deux hommes continuaient de marcher, l’ambiance autour d’eux évolua. À la vieille pierre craquelée des murs, typique des universités médiévales, se substituait un marbre ébène si lisse reflétant l’éclairage vétuste de chandeliers suspendus. L’endroit se délestait progressivement de tout mobilier pour ne conserver qu’une splendeur chaste, presque immaculé, rappelant les parois épurées d’une mine de sel. Graduellement, les murs s’écartaient, le plafond s’éloignait, et le sol en pente douce achevait de donner cette sensation si particulière de quitter la surface pour s’enfoncer au cœur d’une cathédrale souterraine.

Les deux hommes s’arrêtèrent. Face à eux, deux immenses portes sombres les séparaient de l’antre de la politique, de l’enfer du débat. Le meneur contempla pendant quelques instants l’ouvrage, fait de bois noble et de cuivre. Plus que jamais, il percevait le poids de ses responsabilités, conséquence d’une existence de lutte. Ses efforts avaient conforté la position privilégiée de sa famille pour de nombreuses décennies. Beaucoup, alliés comme rivaux, ne doutaient pas de sa capacité à tenir encore de belles années avant de passer le flambeau. Mais personne, pas même lui, n’aurait pu imaginer qu’un dernier défi de cette ampleur se dresserait au crépuscule de sa longue carrière. Car cette ultime montagne pouvait tout aussi bien le conduire, lui et les siens, vers de nouveaux sommets, que les faire sombrer dans les abîmes de l’Histoire. Inspirant pour se donner du courage, il s’avança alors que grinçaient les lourdes portes de la destinée.

— C’est parti, James.

— Yes, my Lord.

Au-delà du seuil se trouvait une salle comme il n’en existait nulle autre. Circulaire, ses dimensions gigantesques ne laissaient planer aucun doute sur son importance. L’aspect le plus notable, et le plus spectaculaire étaient sans nul doute le plafond : un dôme de verre presque transparent, qui permettait de contempler la lumière pure des amas galactiques sans le voile néfaste des activités humaines et de l’atmosphère. C’est un tableau d’une beauté sans pareille, le firmament de l’architecture magique rehaussant le pinacle de la Nature. Mais cette verrière n’était pas la seule merveille de la pièce. Comme un reflet idéalisé, une table ronde était installée en dessous, au centre de tout. Construite à partir d’un bloc de Luxapis – un minerai rarissime qui avait pour particularité de capturer la lumière pour mieux la redistribuer – elle illuminait toute la salle au travers d’un arc-en-ciel de couleur plus ou moins exotique. La voûte céleste s’y reflétait, et ses nuances étaient d’autant plus amplifiées, si bien que l’œil ne savait où se poser.

— Lord Godwinson, vous êtes le dernier.

La remarque émanait d’un des douze sièges installés autour de l’immense œuvre d’art. Lord Godwinson arrêta son regard vers celle qui s’était adressée à lui : une femme très âgée, à l’apparence décrépite, mais au regard de feu. Bien que l’envie de l’envoyer paître le brûlait, son expérience l’intima à conserver son calme.

— Mille excuses, Lady von Adamovitch, répondit-il en maintenant une posture bien droite. Une affaire pressante et inattendue m’a retenue plus longtemps que je ne l’espérais.

— Bien sûr Thomas, vous êtes bien le seul d’entre nous à être occupé ! croassa-t-elle avec un sourire mauvais.

Maudite sorcière, songea-t-il tout en se gardant de tomber dans le piège de la provocation.

Anticipant une réaction courroucée de James, son exécutant personnel, il lui ordonna d’un geste discret de ne pas s’en formaliser, avant de s’attabler tranquillement à son tour.

Les douze Immortels étant maintenant réunis, les choses sérieuses pouvaient commencer, et comme il en était la coutume, c’était au chef de la plus puissante famille de l’Association de prendre la parole en premier. Calmement, le charismatique Elviron Dragomelroy se redressa pour avoir l’attention de tout le monde.

— Mes chers collègues, aucun de vous n’ignore la raison ayant provoqué cette assemblée. Cependant, au vu de sa particularité, il me parait nécessaire de vous en rappeler les faits, ajouta-t-il en posant ses deux mains sur la table. Il y a de ça 48 heures, la Capitaine Commandante de la garde des Justes à transmis à l’Association un document de la plus haute importance, émanant du Capitaine de la huitième division. Ce rapport, préoccupant par bien des aspects, suggère que Paris serait le théâtre d’une activité transgressant nos lois les plus sacrées. Un groupe d’individus, non identifiés, mènerait des expériences avec l’ambition d’accomplir la pire des ignominies : un Rituel du Séraphin.

À l’évocation de l’objet de la réunion, l’agitation gagna les rangs de l’assemblée. D’un regard ferme, mais posé, Elviron conquit à nouveau le calme, avant de poursuivre.

— Personne ici n’ignore le danger que représente l’exécution d’un tel rite. Un événement de cette ampleur ne menacerait pas seulement le secret autour du monde de la Magie ; il ébranlerait les fondements mêmes de la civilisation humaine. Cependant, s’il était nécessaire d’en rappeler la gravité, il est tout aussi important de mentionner que ces informations sont à prendre aux conditionnels. Le rapport n’apporte aucune certitude, tout au plus des hypothèses. C’est donc à nous, représentant des mages, qu’incombe la responsabilité d’en juger la crédibilité. Ce qui m’amène, chers collègues, à l’objet de cette réunion : Quel doit être la posture de l’Association face à un tel péril ?

Il demeura silencieux quelques instants avant de s’asseoir, sonnant le lâcher des fauves. Dans une cacophonie inaudible, les langues se délièrent jusqu’à une nouvelle intervention d’Elviron.

— DU CALME ! cria-t-il. Bon sang, ayez un peu de respect pour vos positions !

Alors que le chef des Dragolmeroy fusillait l’assemblée du regard, une élégante femme, dans les prémices de la quarantaine, en profita pour se manifester.

— Honnêtement, qui, ici, croit réellement à ces sornettes ? s’insurgea-t-elle sans chercher à masquer son mépris. Vous avez tous lu le rapport n’est-ce pas ? Notez comme il est truffé d’approximation !

— Lady Archibald a raison, renchérit un petit homme bedonnant. Au-delà du fait qu’aucune piste concrète n’est suggérée, l’incapable responsable de ce torchon refuse de livrer ses sources. J’ai bien l’impression que toute cette farce n’est que l’excès de zèle d’un ambitieux, soucieux de se faire remarquer pour les prochaines élections aux postes de Capitaine Commandant des Justes.

Cette dernière pique embrasa à nouveau les échanges, qu’Elviron eut du mal à contenir. Néanmoins, Lord Godwinson nota que ce dernier n’était pas hostile aux propos accusateurs de son collègue bedonnant. À mesure que la tension grandissait, il devint clair aux yeux du patriarche des Godwinson que peu d’entre eux prenaient véritablement cette menace au sérieux. La convocation du capitaine de la huitième division n’améliora pas les choses. Malgré le ton alarmiste du militaire, les Immortels le traitèrent pour la plupart avec un dédain à peine voilé. À son départ, Elviron se redressa.

— Maintenant que tout le monde a pu préciser son opinion, l’heure est au vote. Qui pour le classement de cette affaire ?

Une à une, toutes les mains se levèrent. Les doigts crispés, Thomas ne parvenait pas à se résoudre aussi facilement. Contrairement aux autres, l’absence d’information le troublait. Cela pouvait signifier que rien de dangereux ne se profilait à l’horizon. Mais cela pouvait tout autant prouver l’inverse. Un groupe suffisamment préparé, et capable de ne laisser presque rien filtrer. Voilà bien la seule manière d’accomplir un Rituel du Séraphin. Pour autant, en l’état, il lui était impossible de faire valoir ce point de vue. Salir son image revenait à salir celle des Godwinson, aussi s’apprêtait-il, fatalement, à rejoindre le consensus.

— Tout ceci est ridicule, intervint-on.

Au milieu des regards surpris et courroucé, celui qui s’était exprimé avec assurance et mépris se redressa. Thomas Godwinson, lui, observa avec un espoir renouvelé ce jeune lion.

Confortablement installé dans un fauteuil de velours, les yeux clos, Thomas Godwinson se remémorait le tournant de la réunion, et ce qui en avait suivi. Un premier pas avait été fait dans le sens de la prudence, conformément à ses ambitions. In extremis, lui et son surprenant allié avaient obtenu qu’une division de Juste soit dépêchée pour enquêter sur place.

Assurément, c’était une première victoire. Mais en bon renard de la politique, il n’ignorait pas que c’était insuffisant. Ces collègues désavoués essayeront sans doute de saboter les résultats d’une telle investigation. Que ce soit par scepticisme, ou pour le faire chuter lui et son clan, beaucoup avaient intérêt à ce que cette mission soit un échec.

Fermant les yeux, l’insidieuse pensée qui ne cessait de le hanter depuis sa première lecture du rapport émergea à nouveau.

L’ennemi a peut-être déjà infiltré nos rangs.

Toc ! Toc !

Ces réflexions furent troublées par le retour de James. L’exécutant arrivait avec les bras chargés du thé favori de Thomas, qu’on s’empressa de lui servir. Humant le doux parfum de ce nectar, le vieil homme échappa l’espace d’un instant à toutes considérations matérielles et politiques. Cependant, la réalité le rattrapa presque immédiatement par l’intermédiaire de son fidèle serviteur.

My Lord, voici les documents.

Après une courte gorgée qui le remit d’aplomb, Thomas Godwinson commença à les éplucher, scrupuleusement. Très concentré, il ne percevait que vaguement les explications de James.

— Comme vous le souhaitez, j’ai recherché dans la base de données de l’Association les mercenaires n’ayant que peu de lien avec les autres Immortels. Les profils sont suffisamment variés pour que vous puissiez choisir ceux que vous jugez les plus efficaces.

Tout en hochant la tête, Thomas commençait déjà par se faire une petite idée de la composition à venir de son groupe. Ce n’était là qu’une précaution supplémentaire, dans le cas où se confirmeraient ses craintes d’ingérence. Si un tel dénouement se concrétisait, alors ce serait à lui de jouer son va-tout. Qui sait, peut-être pourrait-il obtenir bien plus dans ce cas de figure ?

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