Chapitre 7 : Le discours
Pendant que le commando accomplissait sa mission de sabotage, Marcus et Varis offrirent leur aide aux Jaëgers pour la préparation du lendemain. En qualité de simples humains, ceux-ci parvenaient à rivaliser avec les vampires grâce à un entraînement intensif, des tactiques ingénieuses et un équipement spécialisé. Le petit moustachu devait le reconnaître, rien que les préparatifs témoignaient de la qualité de ces jeunes gens, et il ne doutait pas de leur efficacité sur leur terrain. La réputation de chasseur d’élite de ce groupe n’était clairement pas usurpée, même si une chose le turlupinait. Dans l’ensemble, cette unité en particulier était sacrément jeune. Pour ne pas dire trop. La majorité oscillait autour de la vingtaine, et les plus âgés n’excédaient certainement pas les trente ans. Le contraste était d’autant plus marquant avec les reflets argentés des cheveux de Willard. Si celui-ci organisait tout ce beau monde avec l’efficacité d’un chef confirmé, il y avait dans ses attitudes et gestes quelque chose de troublant. Les interactions du meneur avec ses subordonnés renvoyaient l’image d’un père, sévère, mais aimant.
Un père qui va conduire sa famille à la guerre.
Mal à l’aise à cette pensée, Marcus s’arrêta quelques instants, troublé, mais captivé par cette scène.
— Étrange, n’est-ce pas ? Je craignais d’être le seul déstabilisé par tout ça.
Profitant de la pause du moustachu, Aizen s’était approché de lui. Outre son attitude sereine, le regard du Juste était différent de la fois précédente. Ses pupilles clairs s’étaient affûtés, rappelant l’imminence de leur mission. Marcus détourna son attention de son voisin en entendant le bruit d’une caisse s’écrasant à terre. Un garçon à peine sorti de l’adolescence s’échinait à rassembler les minutions éparpillées sur le sol. Willard s’approcha, non pas pour le gronder comme l’aurait fait un supérieur avec son subordonné, mais pour l’aider calmement.
— Qui ne trouverait pas ça bizarre ? répliqua finalement Marcus. Vous avez vu l’âge des minots. Aucun d’entre eux ne devrait se trouver ici.
Aizen dévisagea son interlocuteur avec une réelle sympathie.
— C’est votre premier contact avec des Jaëgers, je me trompe ?
— Et ?
— Rien. Simplement, vous ne diriez pas ça si vous les connaissiez.
Les paroles du Juste dansaient au son d’une douce mélancolie. Intrigué, Marcus l’interrogea du regard.
— Cette unité, comme les autres, se compose d’anciennes victimes des vampires, poursuivit-il. Certains ont perdu des proches, d’autres ont subi des atrocités physiques ou mentales. Tous ici ont des histoires tragiques en rapport avec ces monstres, qui les ont privés d’une existence normale.
Réalisant son ignorance, le moustachu demeura silencieux quelques instants.
— Certes… Cependant, quand bien même leur motivation est forte ou juste, je ne pense pas que ce soit sain. La vengeance ne devrait être un moteur pour personne, et encore moins pour la jeunesse, assura-t-il en serrant les poings.
— Contempler ces yeux, monsieur Géricault, l’invita Aizen. Contemplez-les et vous comprendrez. Toutes ces vies ont pris fin le jour où le vampirisme s’est immiscé chez elles.
Marcus déglutit en découvrant ces regards dénués d’innocence, où seule brillait une haine féroce. Surtout, il fut d’autant plus bouleversé par le vide perceptible au-delà de la colère. Sans elle, ces jeunes n’étaient rien d’autre que des coquilles vides.
— Bordel… s’insurgea doucement le moustachu.
Aizen eut un sourire conciliant pour son voisin outré.
— Vous êtes un homme bon. C’est une qualité malheureusement trop rare de nos jours. Il est naturel d’espérer un destin tout autre pour ses jeunes, admit-il. À cet âge-là, vous et moi n’étions pas obnubilés par un désir aussi macabre.
— Je l’ignore, répliqua spontanément Marcus.
— Il est vrai que cela fait longtemps, s’amusa un brin surpris son interlocuteur. Nous ne sommes plus tout jeune, vous et moi.
— Ce n’est pas ça, poursuivit le mercenaire. Je l’ignore réellement. Mon passé, ce que je suis réellement. Quelqu’un de bon ? Impossible de le dire, puisque je suis étranger à ma propre vie.
À peine cette pensée s’échappait-elle de sa bouche que Marcus réalisait, stupéfait, qu’il venait de l’énoncer.
Qu’est-ce qui te prends de parler ainsi, tout à coup, avec un inconnu ?
Secouant la tête, il mit cet instant d’égarement sur le compte de l’ambiance pesante. Ce morbide tableau de jeunes travaillant d’arrache-pied à creuser leurs propres tombes, couplées à la sympathie naturelle du Juste, l’avait conduit à s’ouvrir spontanément. Tout autant surpris que lui, son interlocuteur n’insista pas.
— Désolé, s’excusa Marcus. Je ne parle jamais de ça d’habitude, mais voir des gosses privées de leurs insouciances à du faire remonter quelques vieux sentiments perdus.
— Ne vous excusez pas quand les seuls fautifs sont moi et ma maudite maladresse, répondit le Juste en secouant la tête. J’ai involontairement employé des mots qui ont dû raviver une douloureuse cicatrice. Néanmoins, permettez-moi ceci : même privé de vos souvenirs, vous éprouvez une puissante empathie naturelle. C’est là un sentiment beau et noble, qui ne laisse planer aucun doute à ce que vous avez pu être.
— Merci, sourit Marcus. Je vous retourne le compliment.
Il tapota amicalement l’épaule du capitaine, sincèrement touché par ces quelques mots.
— Si ce n’est pas indiscret, depuis combien de temps êtes-vous amnésique ?
Le mercenaire hésita, mais sa sympathie nouvelle pour le Juste le poussa à s’ouvrir.
— Huit ans. Ma première image consciente est celle d’une rive en bord de rivière, sur laquelle je venais de m’échouer. J’étais alors incapable de bouger, paralysé par une blessure qui m’aurait été fatale sans l’intervention d’un fermier passant là.
— C’est une manière fort peu agréable pour commencer une nouvelle vie, ironisa Aizen. Avec le temps, vous n’êtes pas parvenu à recoller des morceaux ?
— Rien, pas même des bribes. Seule ma mémoire musculaire demeure intacte. Grâce à elle, j’ai pu survivre en offrant mes services, même si rien n’est vraiment facile.
— Pourtant, avec cet unique héritage, vous vous apprêtez pourrez sauver des vies, se réjouit le Juste.
Pour la première fois depuis le début de la conversation, un sourire heureux illumina le visage renfrogné du moustachu.
Bigre, il a raison. Au lieu de te lamenter, concentre-toi sur ce que tu sais faire de mieux !
— Ah ! Maintenant je trépigne d’impatience de pouvoir observer le fameux Négociateur en combat, s’enthousiasma Marcus.
— Doucement mon cher, doucement, vous savez bien que les rumeurs sont souvent exagérées !
Les deux hommes éclatèrent de rire ensemble, l’esprit léger. Quand ils reprirent leur calme, Aizen offrit sa main en signe de respect.
— Battons-nous avec vaillance demain. Pour éviter de nouvelles victimes. Pour protéger ces jeunes Jaëgers revanchards.
Marcus s’en saisit avec force, approuvant avec vigueur.
Cela faisait maintenant plus d’une heure que les saboteurs étaient censés être revenus. Face à la pression grandissante due à ce retard de mauvais augure, Willard dépêcha une seconde escouade. En attendant, Marcus ne pouvait s’empêcher de faire les cent pas. L’esprit parasité par une sombre intuition, il luttait pour ne pas agir. Dans le tumultueux orage déchirant sa raison, les visages de ses collègues déchiraient le ciel à chaque éclair.
Pour Elias, je peux encore comprendre. Cet imbécile n’est pas du genre à se presser. Mais Goran…
Le Traqueur, bien que peu loquace, s’était montré jusqu’à présent efficace et sérieux. Marcus s’en persuadait chaque seconde passée : ce retard n’avait rien d’anodin. Tout absorbé par ses propres craintes, il réalisa que Varis s’était approchée.
— Je n’aime pas ça, murmura-t-elle. Ils ont dû se faire attraper.
— Pas de conclusion hâtive. Peut-être ont-ils rencontré des difficultés inattendues durant le sabotage.
Naturellement, Varis ne se laissait pas berner par l’attitude faussement optimiste du moustachu.
— Si vous souhaitez vous montrer rassurant avec autrui, commencez donc par vous en convaincre vous-même, siffla-t-elle, l’œil sévère. Regardez plutôt autour de vous : il se peut que les choses ne soient pas comme nous les pensions.
Marcus dévisagea la demi-elfe, sidéré par ce qu’elle sous-entendait. Certes, partageait-il cette même conclusion qu’un dangereux problème était à l’origine de l’absence de Elias et Goran. Mais à aucun moment n’avait-il jugé que les Jaëgers pouvaient en être responsable.
— Vous nagez en pleine paranoïa, affirma-t-il. Quel intérêt auraient-ils à nous vendre ?
— Je l’ignore, s’agaça-t-elle en se mordillant le pouce. Mais si j’ai appris une chose durant ma trop longue existence, c’est bien que tout est envisageable, le plus absurde comme le pire.
— Je reconnais que la prudence est une grande qualité. Mais ce que vous dites là, c’est au-delà de toute raison !
Le regard vague, Varis ignora la remarque du moustachu. Son attention s’était repliée sur elle-même, s’enfonçant lentement dans un océan de réflexion et possibilité.
— Qu’est-ce que j’ai bien pu manquer… marmonna-t-elle pour elle-même.
Comme un écho à ces paroles, une soudaine agitation les détourna vers l’entrée de l’usine. Tout le monde s’y précipitait, formant un attroupement chaotique. Après un regard tacite, les deux comparses se rejoignirent le rassemblement. En jouant des coudes, ils se frayèrent un chemin jusqu’au centre, où une mauvaise surprise les attendait. À bout de souffle, peinant à tenir debout et arrachant avec avidité les gourdes qu’on leur tendait, les membres de la seconde escouade cherchaient frénétiquement des yeux un nom qui enflait dans la foule. Reflétant l’urgence de la situation, leurs pupilles s’illuminèrent en découvrant Willard qui fendait la foule.
— Écartez-vous, ÉCARTEZ-VOUS NOM DE DIEU, s’indigna-t-il.
Aizen accompagnait le vétéran, l’air grave. Du coin de l’œil, il remarqua Marcus, et les deux hommes échangèrent un regard entendu.
— Vous êtes de retour, mais je ne vois personne vous accompagnant. Expliquez-vous ! ordonna Willard.
Les trois hommes abandonnèrent simultanément leurs boissons respectifs et commencèrent à s’exprimer en même temps, rendant tout propos incompréhensible.
— Silence ! Je ne pige rien si vous parlez tous ensemble, s’agaça le chef des Jaëger. Ferdinand, faites-moi un rapport.
Le dénommé Ferdinand, un brun aux cheveux court doté d’une cicatrice qui lui barrait le nez, se redressa, le menton bien haut.
— Yes, sir! Nous étions en route pour accomplir notre mission, mais, après un jugement unanime, nous avons rebroussé chemin, car nous avons observé une chose bien plus importante.
Il avait débité toute sa phrase sans reprendre son souffle. Visiblement, ce que lui et ses collègues avaient vu les rendait fébriles.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qui est plus important maintenant que de savoir où se trouve l’équipe de sabotage ?
— Les vampires, sir. Ils plient bagage.
Le silence de l’annonce jeta une chape de plomb sur l’usine. Tout le monde, sans exception, se retrouva démuni en entendant l’information. Tous, à l’exception d’un.
— Comment ça ? s’enquit Aizen. Vous dites qu’ils quittent la ville ?
— Yes sir, acquiesça respectueusement Ferdinand. Le chemin le plus court pour se rendre sur le lieu du sabotage nous a amenés proche de la gare. Conscients de l’importance de notre mission, nous ne pouvions néanmoins ignorer le bruit qui en émanait. Après observation, nous rapportons une grande agitation, qui nous a laissé penser à une évacuation prochaine.
— Une évacuation… l’interrompit Willard qui revenait à lui. Mais pour aller où ?
Le Jaëger allait répondre, mais sa voix mourut dans sa gorge desséchée par l’effort. Levant une main en signe d’excuse, il porta la gourde à sa bouche et avala précipitamment plusieurs goulées d’eau avant de s’essuyer rapidement le coin des lèvres.
— Je l’ignore sir, dit-il. Mais nous savons comment il compte partir : ils chargeaient un train.
Les rides du front tendues, Willard observait son subordonné avec une expression surprise.
— Impossible, il n’avait pas un tel engin !
Progressivement, les chuchotements de la foule grandirent, ajoutant de la confusion à la situation. N’y tenant plus, Varis franchit en un instant les quelques mètres la séparant du chef des Jaëgers pour le saisir par le col.
— Qu’est-ce que c’est cette histoire de train ?! s’emporta-t-elle.
— Je.. Je l’ignore, répliqua le pauvre homme.
Malgré son air penaud prouvant de toute évidence sa bonne foi, la demi-elfe n’en démordait pas. Marcus se précipita pour calmer sa collègue, mais fut pris de court par Aizen. Celui-ci s’interposa avec véhémence, avant de faire face aux Jaëgers.
— SILENCE !
La puissance de la voix du Juste, concentré dans un seul et unique mot, imposa immédiatement le calme. Toute l’attention se porta sur lui. Sans s’en émouvoir, il se retourna vers la demi-elfe.
— Gardez votre sang-froid. Je suis ici depuis plus longtemps que vous, et je peux attester de la véracité des propos de Willard. Il n’y avait aucun train jusqu’à aujourd’hui.
Précédemment intimidé par l’injonction précédente comme le reste de la foule, Varis eut un sursaut d’orgueil et supporta les pupilles acérés de son interlocuteur.
— Et d’où sort-il alors ?
— Je l’ignore. Nous l’ignorons.
Malgré le calme de la réponse, personne ne pouvait ignorer la colère sourde qui grondait chez le Capitaine. Varis elle-même perdit pendant un instant sa prestance, ébranlée par cette imposante présence.
— Mais là n’est pas question, repris le Négociateur en haussant la voix pour que tous puissent l’entendre. Oui, le moment n’est pas à la réflexion, messieurs, mesdames. Toutes ses interrogations, toutes ses questions, nous nous les poserons plus tard. Ce que nous allons faire, maintenant, c’est agir. Accomplir ce pour quoi nous nous préparons depuis longtemps.
En quelques mots, l’usine se retrouva captivée par cet homme qui avait connu maintes situations périlleuses. Ses iris perçants, brillants d’une lueur de défi, s’attardèrent sur chaque visage face à lui. En croisant celles de Marcus, celles-ci marquèrent un arrêt, illuminant l’âme du moustachu.
— Oui, il ne fait maintenant aucun doute que notre ennemi a compris notre intention, reprit-il. Mais que fait-il au lieu de préparer sa défense ? Il tourne les talons. Et ce n’est pas à cause d’une lâcheté instinctive, non. C’est le fruit d’un constat simple. Celui de son infériorité, de son incapacité à gagner. Devant pareille évidence, le choix est donc d’autant plus clair pour nous. Nous allons les écraser, aujourd’hui même.
Des remous agitèrent la foule à mesure que s’accéléraient les battements de cœur. Chacun prenait maintenant conscience que l’heure pourpre était proche.
— Je vous le demande, ici et maintenant, non pas en tant que Juste, mais comme un frère d’armes. Allons-nous laisser partir ses criminels ? s’écria le capitaine.
En réponse, plusieurs voix contestataires s’élevèrent. Les esprits défaitistes commençaient à s’échauffer.
— Exactement ! s’emporta brutalement Aizen. Jamais nous ne saurons tolérer cette couardise ! Ils doivent payer, pour les vies qu’ils ont prises ! Ils doivent mourir, pour les futurs qu’ils briseront !
— Ouais !
— On va se les faire !
Les paroles du Négociateur venaient de restaurer la confiance chez les Jaëgers. Sur les visages, la détermination supplantait l’incompréhension. Willard, le regard enflammé, haranguait le capitaine au côté de ses hommes. Même Varis, malgré tout ses précédentes suspicions, ne pouvait réprimer ses hochements de tête.
Incroyable…
Admiratif, Marcus souriait à vives dents devant toute cette effervescence. Chaque cellule de son corps hurlait en cœur avec les autres, à mesure que les âmes se consumaient dans la fureur. Alors que les bras se tendaient, que les mains se fermaient comme pour former un signe de ralliement à ces propos, Aizen, après avoir fait le tour du cercle, se mit au centre de la foule, et leva rageusement son poing.
— Oui ! exulta-t-il, l’heure n’est plus aux discussions, à la préparation. Le moment n’est pas aux interrogations, aux inquiétudes. Aujourd’hui est un jour de larme, de sang, de combat ! Et nous allons triompher, pour que demain soit fait de sourire, de joie, d’espoir. Cessons de nous cacher mes frères, mes sœurs. Hurler votre colère ! Nous allons vaincre, pour notre fierté de Justes, de Jaëgers, d’Humains ! À mort !!
Les individualités disparurent au profit du groupe. Comme un seul être, la foule s’éleva, laissant rugir sa rage.
— À mort !
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