Chapitre 8 : Souffrances
Pendant que Marcus se précipitait pour monter l’un des carrosses des Jaëgers, les portes de l’usine s’ouvrirent en grand. Le discours d’Aizen avait attisé des braises bien brûlantes, ravivant les flammes de la frustration. Les horreurs produites dans l’atelier étaient dans toutes les têtes, alimentant une insoutenable colère. Les Jaëgers avaient décidément rongé leur frein trop longtemps, aussi avaient-ils achevé avec beaucoup de zèle les ultimes préparatifs.
Maintenant que les transports s’engageaient en direction de la gare désaffectée, la tension commençait à lentement monter. Les esprits échauffés par la ferveur guerrière réalisaient progressivement ce qui les attendait : une bataille sanglante, où nombre d’entre eux finiraient par périr. Pourtant, quand Marcus observait les visages autour de lui, une certitude naquit au plus profond de son cœur. Malgré la peur qui les étrillait, personne ne reculerait.
Le monde ne tournait décidément pas rond pour que ces gamins soient prêts à jeter ainsi leur vie, admit-il, entre tristesse et admiration.
C’est précisément pour ça que lui non plus ne tournerait pas le dos. Le poids de l’acier dans l’iris du Négociateur faisait écho à cette conviction. Naturellement, les exactions commises par les suceurs de sang allaient être punies. Mais aujourd’hui, son combat ne serait pas motivé par la vengeance ou la haine. Il brandirait son arme, non pas pour tuer, mais pour protéger, empêcher de nouvelles tragédies. Et pour y parvenir, il aurait recours à…
— Si l’injustice est une composante à ce monde, alors je la surpasserais. Je deviendrais suffisamment fort pour ne plier devant personne, pour défendre avec fierté, le regard haut, mes convictions. Plus fort que n’importe qui, que n’importe quoi.
Une violente migraine, aussi intense que brève, électrisa son crâne. Personne ne s’était adressé à lui. Cette voix, seul lui l’avait entendue, et pour cause. Elle venait du passé. De son passé. Et c’était là ses propres mots. Confus, il se réjouissait autant d’enfin recouvrer quelques fragments de sa mémoire perdue, qu’il l’appréhendait.
Qu’importe ! L’heure n’est pas à la réflexion. Concentre-toi. Oublie-toi.
Oui, pour déployer tous ses talents, pour atteindre ses objectifs, il était impératif qu’il se calme. Inspirant lentement, les yeux clôt, son corps s’enfonçant dans la banquette. Progressivement, le claquement des roues sur le pavé, les sursauts chaotiques de l’habitacle, les regards déterminés, mais inquiets, des passagers, tout, absolument tout, disparu. L’ouïe, la vue, le toucher, un par un, ses sens se dissipèrent à mesure qu’il se repliait au plus profond de lui-même. Sa respiration s’étira, jusqu’à cesser. Ce qu’il était en train d’accomplir n’était pas une simple méditation. Il s’approchait de la non-existence, du vide absolu. Dans cet océan sombre, ce monde privé de lumière, le rien était tout, car la matière n’existait pas. Seuls ceux capables de braver cet impossible abysse pouvaient la trouver. L’habitante solitaire du néant. Né d’un son encore jamais entendu. La Mélodie.
Au bord de l’asphyxie, la paume tremblante, l’esprit de Marcus caressa du bout des doigts la faible lueur l’ayant guidé jusqu’aux portes de la mort. À peine l’effleurait-il qu’un flot chaleureux l’emporta par delà les ténèbres. Il n’avait jamais su dire précisément ce qu’elle était. Nul instrument ne pouvait produire ces « notes », si tant est qu’on puisse les appeler ainsi. L’origine même de cette force était troublante. Au début, elle semblait émaner seulement de lui. Mais, alors qu’il revenait progressivement à lui, que les odeurs chatouillaient son nez, que ses yeux percevaient les formes et couleurs, que ses mains moites ressentaient la surface froide de son pendentif qu’il serrait fort — alors, la Mélodie fut partout. Il ne se contentait pas de l’entendre : il la voyait, la ressentait, la respirait. Les autres occupants du carrosse, le bois de l’habitacle, les pavés de la rue, les artères des bâtiments que l’on distinguait à l’extérieur, même le ciel crépusculaire ; toute chose en ce monde la produisait. Et pourtant, malgré son omniprésence, elle menaçait de s’estomper au moindre relâchement. Pour maintenir le lien, ne pas perdre le fil, Marcus devait impérativement rester concentré.
— Nous y sommes presque ! cria le conducteur à ses passagers. Préparez-vous !
Alors que les corps se tendaient, celui de Marcus se détendit. Il expira longuement en silence, braquant un regard lumineux droit devant lui. Les conditions optimales avaient été atteintes. Il était prêt.
Une odeur de sang. Un goût de métal. La tête comme un tambour. À mesure que les sensations revenaient, que sa conscience jaillissait, la confusion augmentait. Écrasé par le poids de son propre corps inerte, dans le vacarme silencieux de son esprit, se dessinaient les pourtours de sons, bruits, qui progressivement se précisaient. Une discussion était en cours. Quelqu’un s’exprimait, calmement. Mais ces paroles étranges, incompréhensibles, le mettaient mal à l’aise, sans qu’il ne sache pourquoi. Il s’entendit gémir, faiblement, alors que de sa bouche entrouverte s’échappait un filet de salive. Lentement, il revenait au monde, tâtonnait la réalité. Des informations décousues remontèrent jusqu’à son cerveau. Assis, les bras posés sur des accoudoirs, quelque chose l’entravait au niveau des poignets. En proie à la confusion, c’est en essayant vainement de bouger ses jambes qu’il réalisa enfin. On l’avait immobilisé, volontairement, et ce constat agit comme l’électrochoc salvateur :
Ouvre les yeux ! S’ordonna-t-il.
Au prix d’un effort surhumain, ses lourdes paupières se soulevèrent péniblement, avant de se refermer par réflexe. Ses pupilles brûlantes venaient d’essuyer la caresse infernale du soleil. Avec plus de prudence, il essaya à nouveau, laissant progressivement les rayons de lumière inonder ses yeux. La tête penchée en arrière, il observa que l’astre qu’il contemplait n’avait rien de naturel. Son regard était fixé sur une lampe pendue à un plafond métallique, tanguant à intervalle régulier. Toujours plus désorienté par la situation, il essaya de s’exprimer, mais ce qui franchit ses lèvres n’était qu’un florilège de gargouillement presque inaudible. Au prix de plusieurs convulsions, son crâne finit par basculer vers l’avant, lui permettant de confirmer les attaches de ses poignets et mollets. Son regard remonta alors jusqu’à la silhouette face à lui, et qui était installée sur une chaise en métal similaire à la sienne. En le découvrant, son nom s’imposa comme une évidence.
Elias !
Le demi-vampire semblait encore inconscient. L’appeler était vain, comme en témoignait ses précédents efforts pour communiquer, aussi chercha-t-il des réponses dans sa mémoire fragmentée. Plus tôt dans la journée, lui et ses compagnons s’étaient préparés pour quelque chose. À cette occasion, il avait…
Qu’ai-je fait ?
Agacé, il ne parvenait pas à structurer sa pensée, à recoller les morceaux. Sa concentration lacunaire était d’autant plus gênée par les hurlements à côté de lui.
Des hurlements ?
Ce fut précisément cette constatation qui permit à Goran Atski de reprendre totalement conscience. En proie à l’inquiétude, il dirigea son attention vers l’origine de tout ce raffut. L’horreur de la scène figea son sang dans ses veines. Dos à lui, une femme manipulait une longue aiguille, qu’elle enfonçait avec des gestes maîtrisés dans l’œil du pauvre Joshua. Le jeune Jaëger était suspendu au niveau des mains par des chaînes accrochées au plafond, qui l’empêchaient de se soustraire au traitement qu’on lui infligeait.
Ce n’était pas une discussion ; en prenant en compte l’état du blondinet ainsi que ses jappements décharnés, la torture devait durer un bon moment. Le corps agité de spasmes se contracta violemment quand la femme retira délicatement son instrument, qu’elle s’empressa d’essuyer avec un chiffon.
— P-P-P-Pourquoi ??!! sanglota la pauvre victime. Je… Je vous ai tout dit ! Pourquoi est ce que vous continuez !
Troublé par l’absence de doigt sur les mains de Joshua, Goran fut d’autant plus révulsé en découvrant les dents brisées du garçon. Il ne restait plus grand-chose d’indemne sur son visage tuméfié, pas plus que sur le reste du corps. Indifférente aux souffrances qu’elle provoquait, la tortionnaire déposa l’aiguille avec un soupir, sur une table où étaient posés plusieurs outils plus horribles les uns que les autres. Tous avaient vraisemblablement servi, en attestaient les traces de sang séché qui avait échappé au soin du chiffon.
— Pour tuer le temps, répondit-il en bâillant. Je me fais la main sur toi avant de passer aux suivants, quand ils seront réveillés.
En pleine réflexion, ses doigts effleurèrent plusieurs ustensiles, avant d’arrêter son choix sur un rasoir aux multiples lames. Le cœur de Goran se brisa devant les spasmes de terreur de Joshua.
— Tu as trop craqué vite, mon garçon. Je n’ai pas pu m’échauffer suffisamment, s’agaça-t-elle.
La fureur s’empara du Traqueur, des gouttes de sang perlant de ses poings contractés.
— ASSEZ ! tonna-t-il en s’agitant sur sa chaise.
Son hurlement résonna si fort sur les parois métalliques de la pièce qu’Elias sursauta et ouvrit des yeux vitreux. La femme, qui s’apprêtait à infliger de nouvelles horreurs, fut tout autant surprise. Maintenant bien face à elle, Goran reconnut immédiatement la cible que lui et ses collègues devaient appréhender. Celle-ci se fendit d’un sourire macabre, se réjouissant d’avoir un nouveau jouet à briser.
— Oh, il suffisait de parler du loup pour le voir finalement émerger ! ronronna-t-elle. Quelle joie de vous voir enfin éveillé, j’en avais presque terminé avec le premier, aussi tombez-vous à point nommé !
Tout en s’exprimant, elle remarque également que le troisième et dernier prisonnier émergeait également, et ses pupilles reflétèrent un sentiment qui donna la nausée à Goran. La profession voulant ça, lui-même, était coutumier de la torture. À d’extrêmes occasions avait-il été contraint de la pratiquer, mais jamais n’en avait-il tiré un quelconque plaisir. Pourtant, dans les recoins les plus sombres de ce monde, il existait des êtres abjects que cette activité ne rebutait pas, bien au contraire. Instinctivement, il comprit que cette femme en faisait partie, en témoignait la précision des sévices infligés aux corps de Joshua.
Celui-ci, au moment où sa tortionnaire s’était tournée vers Goran, avait laissé échapper un sanglot de soulagement. Son état était si pitoyable qu’il ne réalisa pas immédiatement que sa trachée venait d’être tranchée : sans même lui faire face, le rasoir avait filé sans bruit vers sa gorge. Le geste était si net, si parfait, que le sang ne gicla pas de suite, comme si la jugulaire elle-même ne s’en était pas rendu compte.
— NON !
Dévoré par la rage et l’impuissance, Goran gesticula vainement depuis sa chaise. En proie à des spasmes, Joshua leva vers lui un regard terrifié, la vie l’abandonnant à mesure que s’écoulait le précieux liquide rouge. Des mots désespérés moururent dans sa bouche, dont les lèvres se teintèrent de gris. Après une longue minute d’agonie, les yeux vitreux du blondinet se voilèrent, et ses jambes cessèrent de supporter son poids.
— MERDE !
Les traits du visage déformés par la haine, Goran dévoilait là une facette terrifiante. Pour Elias, qui venait de reprendre conscience, les émotions qui se bousculaient chez son compagnon étaient inédites. Les iris écarlates, normalement cachés derrière le verre fumé de ses lunettes, irradiaient de rage. Ses pupilles félines, attestant de l’inhumanité du Traqueur, reflétaient la volonté meurtrière qui animait la bête. Mais au lieu de la troubler, celle-ci semblait s’en amuser. Avec la démarche d’un prédateur, elle s’approcha sans crainte du fauve, effleurant délicatement ces joues du bout des ongles.
— Splendide ! Merveilleux ! Quelle superbe expression ! exulta-t-elle. Si cela peut apaiser votre peine, sachez que mon acte n’était motivé que par la charité. J’ai abrégé les souffrances d’un pauvre hère qui méritait bien de prendre du repos.
Surprenamment, Goran cessa de s’agiter, se contentant de fixer son interlocutrice. Interloquée par ce changement, la femme fronça les sourcils.
— Je vais vous massacrer.
Les mots du Traqueur, prononcé avec la lenteur du serpent, portaient la brûlure du froid. Ils furent prononcés avec une telle conviction que le temps lui-même sembla se figer. Silencieuse à l’écoute de la menace, les lèvres de la femme s’étirèrent, dévoilant un sourire éclatant.
— Ah bon ?
L’instant d’après, les entraves sautèrent violemment, et sans qu’elle ne puisse réagir, une puissante gifle déforma son visage. Tel un fétu de paille, son corps fut projeté violemment sur la paroi métallique. Malgré sa silhouette filiforme, Goran l’avait balayé d’une main, sous le regard interdit de son collègue.
— C-Comment ?! bégaya Elias.
Indifférent à l’étonnement du demi-vampire, Goran se dirigea calmement vers l’objet de sa haine. Encore consciente, la femme peinait à se redresser, trébuchant piteusement après s’être appuyé au mur, avant d’être subitement relevé. Le Traqueur venait de l’attraper par le col, la soulevant sans effort. Là où sa main avait frappé, la peau avait comme fondu, creusant un large trou sur l’intérieur de la bouche. Une seconde claque, sur l’autre joue, réveilla suffisamment la femme pour qu’elle ressente finalement la douleur. Une expression de panique et de souffrance déforma son faciès, ses entrailles délivrant un cri terrifiant. Celui-ci se trouva interrompu par la large paume du Traqueur, qui commença à lentement comprimer les os de la mâchoire. Seul le bruit des muscles broyés perturbait le silence nouvellement né.
— Goran ? Goran ? Vous n’avez pas oublié la raison première de notre participation à cette opération j’espère ? demanda Elias.
L’intéressé n’eut aucune réaction : son être tout entier était consacré à l’anéantissement de la personne face à lui.
— Votre colère est légitime, mais vous devez vous calmez, insista le demi-vampire. N’oubliez pas, nous avons besoin d’elle, vivante. Soyez sûr que justice sera rendue une fois qu’elle ne nous sera plus utile.
Soudain, l’une des mains de la mage, qui se cramponnait au bras de son agresseur, se tendit vers lui et un minuscule rayon de lumière traversa l’intérieur étroit de la pièce. Sur le mur opposé, le métal avait fondu, formant un minuscule trou parfaitement cylindrique. Si le sort avait touché, nul doute qu’il aurait tué le Traqueur. Mais Goran s’était assuré qu’aucun angle ne pouvait l’atteindre. D’un mouvement parfaitement contrôlé, il saisit le bras de la femme, la forçant à pivoter avant de la plaquer au sol en posant son pied sur le dos. L’exécution était parfaite, attestant du contrôle du mercenaire malgré la colère.
— Ok ! Ok ! Ok ! s’enthousiasma Elias. Je n’ai jamais douté de…
Clac.
Le bruit d’un os qui se brise l’interrompit. D’un geste sec, Goran venait de tirer sur le bras.
— Misère… soupira Elias.
Indifférent aux hurlements de douleur de sa victime, Goran se pencha vers elle.
— Ce n’est pas terminé. Dorénavant, vous n’êtes qu’un cadavre en sursis, murmura-t-il à l’oreille.
Sans plus de politesse, il projeta sa botte sur la tête de la femme, ramenant le silence dans la salle.
— Est-elle… ? hésita Elias.
— Inconsciente.
Expirant longuement, le Traqueur luttait pour ne pas céder à ses pulsions. Ces tentatives de contrôle de soi refrénaient péniblement les tremblements de colère qui secouaient tout son corps.
— Dites, sans vouloir vous commander, pourriez-vous me libérer ? Ah, et au passage, m’expliquer comment vous vous y êtes prit ?
Le Traqueur avisa son collègue d’un air morose, avant de s’exécuter. Tout en s’affairant, il présenta sa paume sanguinolente.
– Mon sang. Je vous ai déjà expliqué ses propriétés corrosives.
Au contact de l’hémoglobine infernal, la retenue métallique se mit à doucement fondre, jusqu’à ce que le demi-vampire puisse s’extirper de lui-même.
— J’ai gigoté dans tous les sens pour en faire couler jusqu’à mes mollets, poursuivit-il.
— Vraiment ? Vous êtes meilleur acteur que vous ne le laissez paraître ! s’écria Elias en souriant.
— Mes sentiments étaient réels.
— Oh…
Elias maintenant libre, Goran se redressa et analysa plus calmement l’espace autour de lui. La pièce, entièrement faite d’un métal rouillé du sol au plafond, avait une forme rectangulaire. Il n’y avait pas d’autre mobilier que les deux chaises de fer, fixé à même le sol, et la table où reposaient les instruments de torture. L’accès à l’extérieur se faisait par l’intermédiaire de portes blindées situées de part et d’autre. Dépourvue de fenêtres, l’unique source de lumière provenait de la lampe au plafond qui ne cessait de s’agiter régulièrement, intriguant Goran. Pris d’une inspiration, il s’approcha du minuscule trou causé par le rayon magique. Sans même y jeter un œil, le bruit familier qui s’en échappait confirma sa précédente impression.
— Merde… murmura-t-il pour lui-même.
En l’entendant jurer, Elias se retourna vers lui.
— Que se passe-t-il ? Vous avez découvert quelque chose ?
Goran expira, avant de plonger son regard dans celui de son collègue.
– Oui. Je pense que nous sommes dans un train.
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