Chapitre 11 : Les adieux
Désabusé, Goran observait la seconde abomination qui s’approchait d’une démarche pataude dans leur direction.
— Et merde, jura Elias à ses côtés.
Péniblement, les trois mercenaires se remirent en position de combat, essayant vainement de paraître impressionnants. Mais cette façade n’effraya pas la créature, bien au contraire. Le hurlement qu’elle poussa déchira les tympans, annonçant sa charge prochaine. La situation était on ne peut plus critique quand s’ouvrit la porte derrière eux.
— Bordel, c’est pas vrai ! s’alarma Varis.
Pris entre le marteau et l’enclume, tout espoir de s’en sortir venait de disparaître. Conscient de son inéluctable trépas , Goran eut une dernière pensée pour ceux qui s’étaient autrefois sacrifiés pour lui.
Maître, Moroz, j’arrive.
Préférant périr avec panache face à l’abominable géant, Goran allait s’élancer, quand une voix familière le retint.
— Et bien, quel carnage ! siffla Aizen.
Son uniforme blanc et sa longue épée étaient maculés de sang, mais son visage ne trahissait pas le moindre signe d’épuisement. En découvrant la surprise des mercenaires, qui ne s’attendaient pas à ce qu’un allié franchisse le seuil de la porte, ses lèvres s’étirèrent en un sourire rassurant.
— Ravi de vous savoir en vie, même si vous semblez en avoir pas mal bavé. Vous pouvez souffler, l’arrière est complètement sécurisé.
Il s’interposa entre la créature et eux, levant sa lame en signe de défi. Revigorés par les mots du Capitaine, les trois compères se préparèrent à l’affrontement.
— Faites attention, l’avertit Varis. Malgré son envergure, cette saloperie est vive.
Les lèvres du Négociateur s’étirèrent toujours plus. Dans l’iris de son regard d’acier, on ne percevait aucune trace de prudence, mais plutôt une confiance aussi aiguisée que sa propre arme.
— Nul besoin de vous tracasser pour moi, affirma-t-il. Il se trouve que la chasse aux monstres est l’une de mes spécialités.
Avant que la demi-elfe ne puisse répliquer, la créature rugit à nouveau en chargeant. Sans considération pour la carcasse de son homologue occis, elle bondit, brandissant ses deux poings vers les cieux. Paralysés par la fatigue et la tension, les mercenaires n’eurent pas le temps de réagir. Aizen fut le seul à pouvoir avancer, imperturbable face à l’ombre immense qui le menaçait de l’écraser.
L’acier siffla dans l’air, et l’abomination s’écrasa lourdement sur le sol de part et d’autre de l’épéiste, séparée en plusieurs morceaux nets. Impassible, le Capitaine expulsa le sang présent sur sa lame d’un geste sec, puis la rengaina aussi prestement. Derrière, les mercenaires n’en revenaient pas, eux qui avaient ardemment lutté à trois pour triompher.
— Ah… Ahah… Je devrais être impressionné ? Ben, je le suis vraiment, ricana Elias.
Ces mouvements n’avaient rien d’humain. Je comprends mieux l’optimisme de Willard malgré la présence de l’Archimage, analysa Varis.
— Voilà qui est réglé, éluda-t-il tranquillement l’intéressé. Des médecins vous attendent derrière, allez vous faire soigner. Je me charge de la vermine restante.
Sur ces mots, il tourna les talons et disparut dans l’obscurité du wagon blindé.
Les ultimes rayons du soleil illuminaient un ciel crépusculaire aux couleurs variées, allant du rouge à l’orange, en passant par un bleu tenu. Le vent soufflait doucement, ondulant à la surface de vastes prairies vertes qui s’étiraient loin dans l’horizon. Ce tableau éphémère, simple et pur, était à cet instant précis, une œuvre digne des plus grandes toiles de maître produites au cours de l’histoire. Mais il suffisait d’en détourner très légèrement le regard, pour que la magie cesse d’opérer devant les conséquences dramatiques de la sanglante bataille. Après avoir pris le contrôle de la locomotive, les Jaëgers avaient arrêté le train au beau milieu des prairies parisiennes, et dressé à proximité un camp de fortune. Des pleurs et cris de douleur émanaient de celui-ci, fruits pourris de blessures tant physiques que morales. Après l’excitation du combat, le retour à la réalité faisait craquer les nerfs des plus solides. Chacun était affligé de cicatrices, pas seulement dans la chair, mais également dans les âmes. Dans cet affrontement violent, tout le monde avait perdu quelque chose. Un bout de soi, un proche, de l’innocence.
À l’ombre d’un chêne, au sommet d’une petite colline herbeuse, Elias observait avec ennui les nuages paresseux qui émaillaient le ciel. Il n’accordait guère d’attention à l’agitation en contrebas. Au sein de leur petit groupe, il était celui qui s’en était le mieux sorti, n’écopant que de modestes éraflures, aussi était-il de garde. Leur prisonnière, toujours dans les vapes, était solidement attachée au tronc. Il fut tiré de sa torpeur naissante par ses murmures, réalisant qu’elle s’exprimait dans son sommeil. Alors qu’il s’assurait que ses paupières demeuraient bien closes, Varis le rejoignit.
— Debout, on bouge, ordonna-t-elle sans préambule.
— Comment ça, chère amie ? bailla-t-il. Les Jaëgers ne semblent pas encore prêts à se déplacer.
— Ce n’est plus notre souci. Maintenant que les vampires ont été exterminés, ils n’ont plus de raison de retourner sur Paris.
— Oh. C’est donc là que nos routes se séparent. Dommage, je commençais à apprécier cette nouvelle compagnie… Mais du coup, comment rentre-t-on ?
— Willard nous laisse un de leurs véhicules. Si on part maintenant, on peut arriver avant que le soleil ne soit couché.
Cette remarque fit sourire Elias, qui se réjouissait de ne pas passer la nuit à la belle étoile. Les événements de la journée avaient été éreintants, et la perspective de retrouver le confort de leur hôtel lui apportait une joie profonde. Ignorant le soulagement de son acolyte, la demi-elfe s’approcha de la prisonnière pour défaire ses liens, en s’assurant au préalable qu’elle était encore inconsciente.
— Pas d’inquiétude, l’informa Elias en l’observant prendre cette précaution. Vu ce que lui a infligé notre grande perche, je ne pense pas qu’elle ouvrira les yeux avant un moment. Ça m’étonne presque qu’elle y ait survécu !
— À ce sujet, Goran m’a raconté les maigres souvenirs dont il disposait avant son réveil dans le train. Est-ce que, par hasard vous en sauriez plus ?
— J’en doute ! Je me remémore vaguement notre arrivée sur le lieu de sabotage, mais au-delà, c’est le noir. Je pense qu’on a été embusqué à ce moment-là, mais il m’est impossible de confirmer cette idée.
— Au moins, l’essentiel est là, souffla la demi-elfe. Notre cible a été capturée, c’est tout ce qui compte.
Installant leur prisonnière sur son épaule, Elias suivit Varis jusqu’au camp des Jaëgers. Dedans planait une atmosphère lourde, morbide, les expressions des chasseurs reflétant des sentiments éloignés de toute réjouissance. Le tribut à payer pour obtenir la victoire était difficile à digérer, et personne n’avait à cœur de célébrer ce qui n’était qu’un massacre. Pendant qu’ils progressaient entre les toiles de tente, un bras saisit celui d’Elias. Celle qui venait de l’alpaguer était une jeune femme, dont le visage était barré par une cicatrice toute fraîche. Les traits de son visage étaient déchirés par une expression douloureuse, mais aucune larme ne mouillait son regard. On pouvait deviner dans le timbre de sa voix fluette qu’elle luttait pour ne pas s’effondrer.
— Vous ! Vous étiez avec Joshua n’est-ce pas ?
L’évocation de ce nom fit remonter des souvenirs déplaisants. Malgré tout, Elias conserva une façade avenante et pleine de compassion.
— Tout à fait, acquiesça-t-il avec douceur. C’était un bon gars, plein de courage.
— Je ne crois pas non… réfuta-t-elle en baissant la tête. Je le connaissais bien, cet idiot, et ce n’est pas la bravoure qui l’étouffait… C’était plutôt quelqu’un de simple et doux, qui n’avait rien à faire dans ce bourbier…
Un hoquet d’émotion ponctua la fin de sa phrase, trahissant ses efforts qu’elle déployait pour ne pas craquer. Après quelques instants silencieux, Varis s’interposa entre les deux.
— Mon camarade et moi partageons votre douleur, et nous sommes sincèrement navrés pour cette déchirante perte. Elias, on bouge, ajouta-t-elle en attrapant son collègue.
Cependant, la jeune femme n’en avait pas terminé. Elle s’agrippa désespérément à la manche du demi-vampire, le regard brillant.
— Attendez ! J’ai besoin de savoir ! (elle prit quelques instants pour trouver le courage de poser sa question) Dans ses derniers instants, comment… comment était-il ? Soyez honnête, je vous en prie !
Passablement ennuyé, Elias s’apprêtait à lui mentir, lui dire combien Joshua avait été héroïque face à la mort, rendant son dernier souffle sans avoir tremblé. Mais pour une raison qu’il ignorait, les mots qui sortirent de sa bouche furent tout autre.
— Je n’ai vu que la toute fin, car je suis resté longtemps inconscient. Mais je peux affirmer qu’il a incroyablement souffert, et qu’il a probablement regretté, durant chaque seconde de son calvaire, sa décision d’entrer chez les Jaëgers.
Choquée par la violence du propos, la jeune femme ne put réprimer ses émotions. Son masque se fissura, et son corps l’abandonnant, elle tomba à genoux, un torrent de larmes noyant son visage juvénile, ses cris déchirants s’ajoutant à la mélodie ambiante. Elias posa sur elle un inhabituel regard empathique, avant de s’en détourner.
— Allons-y, dit-il à une Varis.
La demi-elfe ne réagit pas immédiatement, trop troublé par ce qui venait de se dérouler devant ses yeux. Secouant la tête, elle rattrapa le demi-vampire en quelques foulées.
— Je ne suis pas sentimentaliste, mais vos propos étaient odieux, déclara-t-elle en regardant droit devant elle.
Malgré la violence de la remarque, Elias ne s’en offusqua pas, se contentant de hausser ses épaules.
— Peut-être, mais c’était nécessaire, répliqua-t-il. Pour moi, ceux qui bercent les gens dans de douces illusions sont bien plus abjects. Par ailleurs, cette vérité-là mérite d’être connue, car il n’existe nulle gloire dans le sacrifice de soi.
Le mépris de Varis changea en étonnement, puis en fatigue.
— C’est une opinion que je partage. Il semblerait que je me sois trop ramollie, ajouta-t-elle à voix basse.
Ils n’échangèrent plus la moindre durant la suite du trajet. C’est en silence qu’ils arrivèrent en périphérie du camp, là où étaient rassemblés les carrosses. Willard et Aizen discutaient avec un Goran étonnamment loquace, pendant que Marcus conversait de son côté avec un groupe de Jaëgers plus âgés. En découvrant Elias et Varis, les échanges s’interrompirent, et chacun sut que l’heure des adieux approchait.
Pendant qu’Elias installait la prisonnière sur la banquette arrière, il assista à la franche accolade entre Marcus et un grand rouquin.
— Prenez soin de vous, déclara le moustachu.
— Vous aussi, mon ami.
Lorsqu’Elias revint, Willard en profita pour serrer la main des mercenaires.
— Les mots ne suffisent pas à exprimer ma gratitude à votre égard. Mais vous êtes pressé, aussi vais-je vous épargner un long discours. Du fond du cœur, merci.
Le Négociateur l’imita, saluant avec beaucoup de chaleur ces alliés de circonstances.
— Quoique soit votre mission, je ne doute pas qu’elle serve l’intérêt général. Aussi permettez-moi de vous adresser tous mes vœux de réussite.
Le capitaine avait gagné le respect de chacun des mercenaires, que ce soit par ses compétences ou sa morale. En observant les faciès de ses associés, Elias ne put réfréner un modeste sourire.
Amusant. Très amusant.
Quand le carrosse s’immobilisa devant l’hôtel particulier des Godwinson, l’astre lunaire s’était d’ores et déjà substitué à sa majesté solaire. Si le retour s’était révélé, de prime abord, plutôt agréable, il s’était compliqué sur la fin pour deux raisons.
Premièrement, leur prisonnière finit par émerger, et ne cessa de geindre derrière le bout de tissu qui lui couvrait la bouche. Au delà du bruit, ils durent redoubler de prudence pour s’assurer qu’elle ne puisse pas fuir. Ensuite, alors que s’estompaient les derniers rayons du soleil, à l’obscurité handicapante se rajouta le froid hivernal du mois de février.
C’est donc avec un certain soulagement qu’ils franchirent les impressionnantes portes donnant sur le vaste hall de l’hôtel. Ils furent immédiatement reçus par des domestiques, qui s’occupèrent de récupérer la prisonnière avant que l’un d’entre eux ne les conduise jusqu’à un petit salon où les attendait Dowle. Celui-ci, assis sur un canapé en velours, lissait un journal dont il ne leva pas la tête quand arrivèrent les mercenaires. Les secondes s’écoulèrent, érodant leur patience, jusqu’à ce que Marcus s’avance. Mais alors que s’ouvrait sa bouche, Dowle reposa le papier à côté de lui, braquant ses yeux de rapaces sur le groupe.
— Je veux un résumé simple et concis, énoncé par un seul d’entre vous. Ensuite, si quelqu’un a quelque chose à ajouter, qu’il le fasse sans fioritures.
Le poing serré de colère, Marcus fit un pas en avant supplémentaire quand Varis s’interposa. Repoussant fermement le moustachu, elle croisa ses bras dans son dos et synthétisa d’une voix les événements de la journée. Dowle ne l’interrompit pas une fois, se contentant de prendre des notes dans un carnet.
— Fort bien, acquiesça-t-il au terme du récit. Maintenant j’aimerais entendre Goran ou Elias, pour compléter les différents points de vue.
Fidèle à lui-même, Elias s’imposa au grand dam de ses camarades. Peu avare en détail malgré les consignes de Dowle, son compte rendu s’étira longuement, et des soupirs de soulagement ponctuèrent sa conclusion.
— Bon, nous en avons presque terminé, souffla Dowle. Il ne manque plus que vous, Marcus.
— Moi ? s’étonna le moustachu.
— Oui, vous. Vous vous êtes retrouvé séparé de Varis durant l’assaut. J’aimerais entendre votre point de vue sur celui-ci.
— Je ne pense pas que ce soit très intéressant…
— Ça, c’est à moi d’en juger, s’impatienta Dowle. Maintenant, faite vite, je crois que tout le monde a envie de prendre du repos.
L’hésitation du moustachu agaça autant qu’elle intrigua. Sous pression, celui-ci n’eut d’autre choix que d’abdiquer.
— Et bien, je suis monté par hasard avec une escouade de vétéran, qui était chargé de prendre le contrôle de la locomotive. Le souci, c’est qu’un foutu mage nous gênait, donc j’ai pris la décision de passer par les toits pour le prendre par surprise. Naturellement, le bougre n’était pas seul, Victor Mireland se trouvait également dedans, accompagné de son escorte.
— Et Oliver Manson ?
— Pas là, sans doute était-il parti de son côté. En tout cas, personne ne s’est plaint de son absence, ironisa le moustachu.
— J’imagine, acquiesça Dowle, pensif. Néanmoins, j’aurais bien aimé en apprendre plus sur ses motivations…
L’exécutant réfléchit pendant quelques instants, avant de refermer son carnet et de se lever pour ouvrir la porte.
— J’en ai fini avec vous, allez prendre du repos. Vous êtes libre jusqu’à ce que nous ayons du nouveau. Oh, j’allais oublier : bon travail.
Il avait prononcé ces derniers mots avec une indifférence flagrante, comme un simple geste de politesse. Cependant, les mercenaires étaient trop exténués pour rétorquer quoi que ce soit, et surtout, trop heureux d’en avoir terminé. Sans se préoccuper du destin de la prisonnière, ils regagnèrent, en silence, leur chambre respectifs.
Tous les occupants de l’hôtel étaient plongés dans un profond sommeil, à l’exception notable des gardiens nocturnes qui arpentaient encore les couloirs. Pour eux, le repos ne viendra qu’à l’aube. Mais pour ce soir, ils n’étaient pas les seuls à être éveillés. Le bruit étouffé d’une porte que l’on referme ne fut perçu par aucun d’entre eux, l’ombre se faufilant dans les ténèbres avait bien étudié les rondes. Sans hésitation, elle esquiva les différents obstacles sur sa route, jusqu’à enfin se trouver dehors. Une glaciale brise vint écorcher son visage masqué. Sortir de nuit, en plein hiver, n’avait rien d’une promenade agréable. Mais il en fallait plus pour la décourager. Alors qu’elle s’élançait en direction de son objectif, elle ignorait qu’on venait de la prendre en filature.
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