Chapitre 13 : L'interrogatoire

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 L’aube n’était pas encore là que déjà émergeait Goran. Une fois encore, la nuit fut agitée pour le Traqueur, qui eut bien du mal à s’endormir malgré l’alcool. Les fantômes des morts et le souvenir des vivants qui les pleuraient l’avaient visité, son esprit étant encore prisonnier du champ de bataille. Les cris du jeune Joshua résonnaient encore dans son crâne, ravivant les braises de la colère à l’égard de leur prisonnière. Il ignorait cependant où elle se trouvait, et c’était peut-être pour le mieux. Dowle avait précédemment annoncé qu’il se chargerait de l’interroger, ce que n’avait pas contesté Traqueur. Quand bien même sa fureur le poussait à vouloir lui ôter la vie, l’idée de la torturer le révulsait. Assis au bord du lit, il se massa les tempes dans une vaine tentative pour soulager sa gueule de bois.

Toc-toc.

Si tôt ? Dowle en a déjà fini ?

Enfilant rapidement ses vêtements, il ouvrit la porte pour se retrouver nez à nez avec Varis.

– Bonjour. J’ai à vous parler en privé. Pouvez-vous me laisser entrer ? demanda-t-elle avec une mine sombre.

Intrigué par la relative politesse de la demi-elfe, Goran l’invita à pénétrer dans sa chambre. Celle-ci ne fit pas de manière et se dirigea prestement vers la chaise de bureau. Ce n’est qu’une fois assise, bras et jambes croisés, qu’elle ouvrit la bouche.

— Avez-vous entendu du bruit cette nuit ? demanda-t-elle.

— Comment ça ? s’étonna-t-il.

Visiblement peu satisfaite par cette réponse, les pieds de Varis tapotèrent nerveusement le sol. Un dilemme intérieur semblait se jouer en elle, intriguant d’autant plus Goran. Finalement, elle finit par relever la tête, plongeant son regard dans celui de son interlocuteur.

— Elias et Marcus étaient de sortie, révéla-t-elle.

Goran supporta l’iris vert sans répondre immédiatement, s’interrogeant sur la réaction qu’il devait avoir. D’un côté, la demi-elfe avait déjà fait preuve d’une paranoïa exagérée, couplé à une méfiance presque insultante à l’égard des Jaëgers. De l’autre, dans le contexte d’une journée éreintante marquée par une bataille difficile, s’aventurer de nuit dans les rues glacées de Paris était évidemment suspect. D’autant que l’affaire sur laquelle ils travaillaient ne cessait de se complexifier, prenant doucement les allures d’un nid de vipères.

— Avez-vous pu déterminer où ? demanda-t-il.

— Non, ils revenaient seulement. Dans tous les cas, ils faisaient tout pour ne pas se faire remarquer.

Goran réfléchit quelques instants, avant de suggérer une idée qui ne lui plaisait guère.

— Et donc, que faisons-nous ? Vous souhaitez en parler à Dowle ?

La demi-elfe se mordilla l’ongle avant de secouer la tête.

— Non. Ce serait une perte de temps et un risque supplémentaire pour nous. Après tout, une sortie nocturne peut se justifier de mille et une manières. Je pense plutôt que nous devrions plutôt garder un œil sur eux, histoire d’anticiper au mieux un potentiel problème à venir.

— Je suis d’accord, d’autant qu’on ignore encore s’ils représentent une vraie menace.

— Tout à fait. Je suis du genre méfiante, mais pas idiote. Tirer des conclusions hâtives pourrait être contre-productif.

Tout en prononçant ces mots, ses mimiques se calmèrent. La conversation avait autant rassuré la demi-elfe qu’elle n’avait amené de question pour Goran. D’un côté, celui-ci se réjouissait de la confiance que lui accordait sa collègue, de l’autre, il souffrait de douter des autres. Néanmoins, il ne plaçait pas les deux sur un même pied d’égalité. L’idée que Marcus puisse être un traître lui semblait plus improbable qu’Elias. Le moustachu paraissait être un homme droit et honnête, là où le demi-vampire excellait dans la conversation et la ruse. Une pensée pernicieuse germa dans son esprit.

Après tout, n’est-ce pas Elias qui m’a accompagné quand le sabotage a mal tourné ?

Ses sombres réflexions furent interrompues quand on toqua à nouveau à la porte. Cette fois, c’était un domestique, qui les informa que Dowle les attendait.

— Les affaires reprennent, nota Varis après le départ du messager. On agit comme d’habitude, d’accord ?

Approuvant de la tête, Goran et elle descendirent au rez-de-chaussée, où les autres patientaient déjà. Marcus et Elias les saluèrent amicalement, comme si leur virée nocturne n’avait jamais eu lieu. En revanche, Dowle les ignora, se contentant d’un geste de la main pour les inviter à le suivre. Le rythme imprimé par l’exécutant témoignait de sa contrariété, ce qui n’arrangeait pas vraiment son sens du relationnel. Il mena le groupe dans une série de couloirs, sans vérifier si la troupe parvenait à le suivre.

Ce n’est que devant une porte, somme toute banale, qu’il s’arrêta subitement en dégainant un imposant trousseau de clés. De l’autre côté, Goran aperçut un escalier s’enfonçant dans les entrailles de la Terre. Sans plus de mots ou de gestes, Dowle s’y engouffra, accompagné par les mercenaires. Des lumières bleutées illuminèrent progressivement les marches à mesure qu’ils descendaient. Cet éclairage particulier offrait une atmosphère presque mystique à ce passage, renforcé par le silence tenace qui y régnait. Renfermé sur lui-même, Goran ne se laissa pas envoûter par cette ambiance si particulière. Derrière son habituelle façade placide, un florilège de questions chamboulait son esprit. Cependant, cette myriade de réflexions désordonnées cessa momentanément au bout du chemin. Contrastant avec la roche ambiante, l’escalier s’arrêtait brutalement face à un mur blanc parfaitement lisse, qui semblait taillé à partir d’un seul et unique bloc. Pourtant, lorsque Dowle posa sa main dessus, la pierre vibra, révélant une ouverture. Les yeux habitués à la faible luminosité des lampes magique furent subitement éblouis. Alors que les pupilles peinaient à s’adapter à ce changement, Dowle ordonna aux mercenaires d’entrer.

Goran eut le souffle coupé par le tableau qui se dessinait devant lui. Lui et ses collègues se tenaient sur le seuil d’une fascinante pièce entièrement carré, où tout était parfaitement lisse, du sol au plafond, dans un style épuré et minimaliste. Le mobilier tout à fait sommaire — quelques meubles disposés dans les coins — était en parfaite adéquation avec l’ambiance. Mais la chose la plus notable se trouvait au centre : de longs et fins bassins d’eau claire entouraient une grande chaise inamovible, qui rappelait à Goran celle à laquelle il avait été attaché. Bien que plus propre et plus simple que celle du train, sa fonction sinistre était la même, ternissant l’esthétique simple de la pièce. La prisonnière était déjà installée dessus et les taches de sang frais souillant le sol autour indiquaient clairement que l’interrogatoire avait déjà débuté. Il était cependant difficile d’identifier précisément les sévices infligés par Dowle, notamment à cause des cheveux sales qui masquaient le visage de la femme.

— Poussez-vous, grogna-t-il.

Alors que coulissait la pierre, scellant à nouveau la pièce, l’exécutant se dirigea vers la captive.

— Durant votre absence, j’ai eu le loisir de « discuter » avec la demoiselle que vous avez ramenée, annonça-t-il en agrippant la chevelure abimée.

Instinctivement, Goran ne souhaitait pas que la conversation se poursuive. Le ton dur, glacial, de Dowle, exprimait toute la colère bouillonnant en lui, et le rendait d’autant plus antipathique. Néanmoins, il en fallait plus pour perturber Elias, qui haussa les épaules avec un léger sourire en coin.

— Merveilleux ! Avez-vous appris des choses susceptibles de nous aider pour l’enquête ?

— Oui. Mais pas vraiment de sa bouche.

Sa réponse s’accompagna d’un geste sec, révélant la tête de la mage. Au milieu des nombreuses traces de tortures, un regard vitreux dénué de toute vie les fixait. Cet affligeant spectacle crispa Goran, qui serra les dents. Certes, il haïssait profondément cette monstrueuse femme, qui méritait sans le moindre doute de périr. Mais en découvrant les larmes séchées, il ne put s’empêcher d’éprouver de la pitié pour toute la souffrance qu’elle avait dû subir.

Les humains ne ressentent-ils aucune compassion pour leurs semblables ?

— Vous y êtes allé trop fort, désapprouva Varis. Vous n’imaginez pas tout le mal que nous nous sommes donné pour la récupérer. J’espère qu’au moins vous avez obtenu de précieuses informations.

— Rassurez-vous, tout ceci n’a pas été vain, réagit Dowle. Par contre, pour votre gouverne, sachez que je ne suis pas responsable de sa mort. Du moins pas directement.

— Comment ça ? intervint Marcus, les sourcils froncés.

— Ce n’est pas ma méthode qui l’a tué. J’ai une grande expérience en la matière, et je suis capable d’avoir une longue discussion sans ôter la vie.

Cette manière de s’exprimer en évitant volontairement le champ lexical de la torture agaçait Goran, qui sentait dans son crâne poindre une migraine.

— Et comment est-elle décédée alors ? railla-t-il en sortant de son mutisme.

— À cause d’un Contrat Noir.

Imperturbable, l’exécutant enfonça sa main dans la bouche de la défunte pour en saisir la langue, révélant un tatouage à l’encre noire en forme de pentacle.

— Putain de merde, jura Marcus.

Goran partageait l’indignation de son collègue. Lui avait toujours refusé d’en signer un, un luxe accordé par sa réputation qui lui permettait de ne pas se soucier pour trouver du travail. En effet, bien qu’interdit par l’Association, l’emploi de cette malédiction demeurait très répandu dans la profession, et bon nombre de mercenaires n’avaient pas d’autre choix que de s’y soumettre.

— D’accord, et qu’est-ce qui a déclenché la malédiction ? demanda Varis, imperturbable.

— Un classique : le nom de l’employeur. Bien évidemment, elle est morte sans avoir le temps de révéler quoi que ce soit.

— Je ne vois pas en quoi cette donnée est déterminante, soupira Elias. En faite, j’ai surtout l’impression que nous sommes à nouveau dans une impasse.

Dowle eut un sourire sans émotion.

— Pourtant, je ne vous ai pas menti : grâce à cette dame, nous tenons le coupable.

Loin de se démonter face aux réactions circonspectes des mercenaires, l’exécutant poursuivit sur sa lancée.

— Avant d’en arriver à la fatidique question, j’avais déjà obtenu d’elle son propre nom : Anne Ulyr. J’ai alors fait jouer mes réseaux pour essayer d’en apprendre plus à partir de ça. L’une de mes sources, probablement la plus fiable, m’a apporté des informations capitales.

— Qu’avez-vous découvert ? demanda Varis.

— Rien de moins que son employeur actuel.

Cette fois l’excitation s’empara de tout le monde.

— J’ai du mal à y croire, admit Varis.

— Ne vous souciez pas d’elle, messire, et dites-nous plutôt qui est cette personne ! s’exclama Elias.

— Rien de moins que l’un des douze Immortels : Victor Broglie.

L’annonce de ce nom provoqua autant de stupeur qu’il éclairait de points. Pour les plus lucides s’assemblaient les pièces d’un vaste puzzle : l’enquête sabotée des Justes et des Braves, l’association sur un pied d’égalité entre humains et vampires, et surtout, pourquoi toute cette histoire se déroulait au sein de la Ville lumière. Seul un ponte de l’Association, français qui plus est, pouvait avoir autant d’influence et de pouvoir pour mettre en place un tel plan.

Discrètement, le poing de Goran se contracta. D’une part, il s’approchait doucement de la liberté promise ; d’autre part, il connaissait maintenant l’identité du salaud qui expérimentait sur des gamins.

Justice sera bientôt faite.

— Bien, maintenant que le calme est revenu, je vais m’efforcer de répondre à vos interrogations, reprit Dowle. Déjà, gardez en tête que Victor Broglie ne reste qu’un suspect, et que nous ne disposons pas de charge concrète l’incriminant.

— Pourtant, avec le cadavre de cette femme… commença Marcus.

— Insuffisant, l’interrompit Varis. Il peut très bien nier tout contact récent avec elle.

— Tout à fait, obtempéra l’exécutant. C’est pour cela que votre travail est loin d’être terminé. Maintenant, il vous faut trouver des preuves solides sur le rituel du Séraphin, en les connectant à notre suspect.

Les mercenaires acquiescèrent sous le regard sévère de Dowle.

— Pour autant, sachez que vous ne partez pas totalement de zéro, poursuivit l’exécutant. Dorénavant, votre zone de recherche sera restreinte au 21e arrondissement. Ma source m’a indiqué que la demoiselle y aurait été aperçue à plusieurs reprises ces derniers mois.

— Vous placez beaucoup de confiance dans cette personne, constata Varis.

— C’est justifié, et vous aurez l’occasion de comprendre pourquoi tout à l’heure, puisqu’elle souhaite vous rencontrer avant votre départ.

— Je pensais que vous vouliez conserver un anonymat maximum sur les gens collaborant avec vous, lui rappela Marcus.

— C’est toujours le cas, mais c’est une demande personnelle de sa part. Elle a insisté pour vous rencontrer, et nous n’avons pas pu lui refuser cette faveur.

— Peut-être pouvons-nous connaître son nom alors ? demanda Elias.

— Non, cela ne rentre pas dans mes prérogatives, c’est à elle seule de vous révéler son identité. C’est également la condition de Monsieur lui-même.

L’évocation de Lord Godwinson suffit pour interrompre l’interrogatoire. Dowle en profita pour sortir depuis son veston une montre à gousset.

— Maintenant que tout est dit, sachez que vous partez dans deux heures. D’ici là, quartier libre.

En sortant de la pièce, les mercenaires croisèrent des domestiques recouverts de la tête aux pieds dans de longues blouses blanches. Le nettoyage pouvait commencer.

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