Chapitre 19 : Le passé du Chevalier Tempête

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 Le sourire du demi-vampire contrastait avec sa présente situation. En découvrant leur associé dans cette posture, les mercenaires s’étaient immédiatement mis en position de combat. Seul Marcus, légèrement en retrait, semblait hésiter. Cette attitude, inhabituelle pour un combattant de son acabit, se justifiait par ce bref sentiment de doute qui s’était brièvement manifesté en remarquant l’éclat auburn de la chevelure rousse de l’agresseur. Soudain, un violent vertige le contraignit à poser un genou à terre.

— Marcus ? s’étonna Goran.

Ses revolvers pointés sur la menace ne trompaient personne. Habitué à agir seul, le Traqueur se retrouvait confronté à une nouvelle sorte de dilemme, qui le plongeait dans une profonde hésitation.

— À quoi jouez-vous ? s’emporta Varis. Debout !

La demi-elfe n’en menait pas large. Elle aussi était habituée à ne pas créer d’attache, à vivre et à travailler seulement pour elle. Aussi avait-elle du mal à se contenir.

Merde, voilà ce qui se passe quand on baisse sa garde, pesta-t-elle.

— Déclinez votre identité, ordonna Alistar.

Le mage était peut-être le plus posé de tous, mais il n’en restait pas moins menaçant. Des éclairs crépitaient au bout de sa canne, démontrant ses intentions belliqueuses. Son cerveau tournait à plein régime, analysant calmement le problème. La confrontation avait lieu dans une ruelle adjacente à une large avenue, le mystérieux agresseur bloquant justement ce côté. Derrière, le chemin conduisait à un véritable dédale, propice aux embuscades.

Je doute qu’elle soit seule, songea-t-il. Reculer n’est pas une option. Outre Elias, cela reviendrait à se jeter dans la gueule du loup.

— J’ai l’impression que tout le monde est un peu trop à cran. Que diriez-vous de gentiment rengainer votre arme, pour calmer les ardeurs de mes amis ? suggéra Elias.

Pour toute réponse, la pression de l’acier sur la gorge du demi-vampire s’accentua.

— Bon, j’aurais au moins essayé… Navré, chers camarades, j’aurais au moins essayé, ajouta-t-il en haussant légèrement les épaules.

— Elias, je crois parler au nom de tous en vous demandant de la fermer, soupira Alistar. Écoutez, poursuivit-il en s’adressant à l’agresseur, j’ignore ce qui vous pousse à faire, mais votre petit jeu ne trompe pas. Vous êtes seule, j’en ai la certitude.

L’aristocrate ne mentait pas. L’électricité générée au bout de canne n’était pas annonciatrice d’un sort. En tapotant subtilement le sol à plusieurs reprises, l’électrolocalisation lui avait permis de déterminer qu’aucune autre menace ne se cachait.

— J’en déduis que vous vous êtes précipité, comptant sur l’effet de surprise, poursuivit-il. Mais votre improvisation tombe à l’eau. Maintenant, le choix vous revient. Reculez, et nous ne vous poursuivrons pas. Combattez, et vous périrez.

Cette implacable constatation n’entama en rien la froide détermination de ce sombre bleu qui fixait les mercenaires. Une goutte de sueur glissa le long de l’échine d’Alistar.

À ce rythme-là, on va perdre l’autre imbécile.

Alors qu’il réfléchissait à vive allure pour essayer de trouver une solution à cette impasse, un ombre passa sous son nez.

— Marcus ?

Indifférent à toute cette scène, l’attention du moustachu était complètement accaparée par la silhouette menaçante.

— Vous… Qui êtes-vous ? demanda-t-il, encore désemparé par son précédent vertige.

À la surprise générale, la menace de la dague disparut, et la responsable dépassa son ancien otage qui demeurait immobile, figé par la perplexité. Une jeune femme, aux prémices de la vingtaine, s’arrêta à quelques pas du moustachu. Ses traits délicats contrastaient avec sa précédente résolution, et surtout avec l’arrondissement, dont elle semblait de prime abord étrangère. Néanmoins, la chevelure rousse, agencée en une coupe à la garçonne, assortie à une tenue simple, composée d’une paire de bottes, d’un pantalon en cuir mal tanné et d’une chemise décolorée, suffisait à en maintenir l’illusion.

— Je… cela va vous paraître étrange, mais j’ai le sentiment de vous connaître, balbutia Marcus.

Les battements de son cœur s’accéléraient à mesure qu’il la découvrait. De taille moyenne, elle avait pourtant une posture toute droite, pleine de confiance, et rappelant la dignité de son sang. L’orage assombrissant son regard s’était dissipé, révélant toute la beauté de ses yeux clairs, comme le ciel.

Des… larmes ? observa Alistar.

— Tu ne me reconnais pas ?

D’une voix tremblante, elle s’était adressée directement à Marcus. Pareille à une lance, les mots perforèrent l’âme du moustachu, dont la vision se brouilla. Pour une raison qu’il ignorait, son corps le suppliait de s’abandonner à lui-même, pour consoler celle qui le dévisageait avec une douleur terrible.

— Je… je…

Soudain, sans crier gare, la jeune femme s’élança. Les autres n’eurent pas le temps de réagir. Au moment où la dague percutait le sol, l’inconnue enlaçait, au mépris de toute prudence, le mercenaire. Les lèvres tremblantes, celui-ci ne la repoussa pas. Que ce soit à cause des sanglots déchirants, ou bien parce que son odeur lui était familière, spontanément ses propres bras se refermèrent sur elle. Toute la souffrance, tous les doutes, furent consumés dans les flammes d’une affection ardente. Ce brasier, que rien ne pouvait arrêter, enflamma tout son être, dissipant le brouillard de sa mémoire fracturé. Jaillissant des tréfonds de son esprit, des milliers d’images se succédèrent.

Marcus redécouvrit le village de son enfance, les grandes ambitions l’habitant au moment où il partit pour Paris, puis le désespoir le submergeant en découvrant l’abjecte réalité de son temps. Gangrené par la fatalité, il s’était abandonné aux larcins et autres coups foireux, vulgaire petite frappe bouffée par la violence. Mais cette existence pitoyable n’était que le prologue d’une histoire autrement plus glorieusement, initiée par une rencontre fatidique. Derrière, le flot d’images défilant s’accéléra : la découverte du monde magique, la formation comme exécutant ; les voyages au côté de son maître, les innombrables exploits, la gloire de la chevalerie ; et puis, finalement, l’instruction de la gamine, le bonheur intense qu’il en tira, cet apogée existentiel prenant brutalement fin dans un tourbillon de violence, quand, le sens de la justice de son bienfaiteur les conduisit tous et toutes en enfer.

Sonné par la conclusion, il s’extirpa de l’étreinte et tituba à reculons, à bout de souffle.

Désemparée, la jeune femme essaya de le rattraper, mais Varis s’interposa, furieuse, en la menaçant avec sa dague.

— Qu’avez-vous fait ? siffla-t-elle.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, je…

La demi-elfe se retenait depuis bien trop longtemps. Elle arma son bras, l’acier décrivant un arc de cercle. Mais à l’instant fatidique, une main bien ferme la retint.

— Arrêtez ! Arrêtez…

Surprise par le geste du moustachu, Varis s’écarta. Le mercenaire s’approcha à nouveau de la jeune femme, et, malgré les larmes, un sourire éclatant illuminait son visage. Serrant dans sa paume le pendentif l’ayant accompagné durant toutes ses années sombres, et symbolisant désormais son héritage retrouvé, ses doigts effleurèrent délicatement les initiales.

ES. Élise de la Serre.

— Vous m’avez tellement manqué, mademoiselle.

Après une longue marche, alors que l’horloge s’approchait doucement de minuit, les mercenaires, accompagnés de ladite Élise, étaient presque arrivés à destination. Malgré son envie de passer du temps avec son ancienne pupille, Marcus n’avait pas d’autres choix que de poursuivre la mission. Goran était déterminé à en découdre, et le moustachu n’avait pas à cœur d’abandonner ses camarades à un moment aussi crucial. De fait, les retrouvailles furent écourtées, ou plutôt repoussées jusqu’à la fin de leur quête. Élise se montra étonnamment compréhensive, souhaitant même les accompagner, au grand dam de Marcus, qui ne souhaitait pas l’impliquer. Néanmoins, la lumière devait au moins être faite sur la raison de sa présence dans les bas-fonds de Paris, et surtout, pour quelle raison filait-elle le groupe.

— Évitez de m’appeler Élise. Ici, je suis Lucia, précisa-t-elle.

Marcus acquiesça avec fierté : « — Une fausse identité, hein ? »

— Pourquoi vous cachez-vous ? intervint Elias. Et quel est votre lien avec ce gros balourd ?

Le demi-vampire contenait difficilement son excitation, posant question sur questions sans prendre le temps d’écouter les réponses. Sa nature curieuse avait trouvé là un terreau formidable, ne demandant qu’à être assouvie.

— Du calme Elias, l’enjoignit Marcus. Moi-même, ai-je encore un peu de mal à faire le tri dans tout ça. Pouvez-vous nous raconter, mademoiselle ?

— Cesse donc de me vouvoyer, bouda-t-elle. Je n’aime pas ça.

— Vos désirs sont des ordres, acquiesça-t-il, espiègles. Maintenant, je brûle de connaître ton histoire.

— Idiot, soupira-t-elle en bousculant le moustachu avant de s’adresser aux autres : je vais essayer d’être synthétique vu que vous semblez pressé. Mon vrai nom est Élise de la Serre, et je suis, à ma connaissance, l’unique survivante de la famille de la Serre.

— J’imagine que ce nom est réputé ? supposa Elias.

— Une maison noble, l’éclaira Alistar. Ils appartenaient à l’élite française, mais ont été déçus il y a huit ans de ça.

— Vous êtes… ? demanda Élise.

– Alistar Godwinson.

La suspicion ternit brièvement le ciel bleu des iris de la jeune femme, mais celle-ci jugea que, si Marcus faisait confiance à un ponte de l’Association, alors elle pouvait faire de même.

— Lord Godwinson dit vrai, reprit-elle. Mais je tiens à ajouter que tout ceci n’est que le fruit d’un complot. Toujours est-il qu’à ce moment-là, j’avais un gardien, qui agissait également comme un mentor.

— Attendez, l’interrompit l’aristocrate, le regard brillant. Marcus est donc…

— Le Chevalier Tempête, oui.

L’évocation de son surnom ne laissa personne de marbre. Dans la longue histoire de l’Association, rares étaient les exécutants dont la renommée surpassait celles de leurs maîtres. Le Chevalier Tempête appartenait à cette catégorie très spéciale, héros parmi les héros, anciennement considérés comme le plus puissant des exécutants de Paris.

Indifférent aux regards admiratifs de ses collègues, Marcus se remémorait le désarroi d’Oliver quand ils avaient croisé le fer. L’imposante fresque de ses nombreux exploits, forgée dans le creuset ardent de batailles épiques, se dessinait à mesure qu’Élise s’exprimait. Mais ce qui préoccupait son esprit était la conclusion, ses derniers instants en tant que serviteur de la Serre, avant que ses souvenirs ne s’envolent.

Son bienfaiteur, Edouard, menait depuis plusieurs années une enquête sur la catastrophe du 9e arrondissement. Poussé par son sens de la justice et sa soif de vérité, il était parvenu au terme de cette longue investigation, à découvrir le véritable responsable. Mais c’est au moment où la bête est acculée qu’elle est la plus dangereuse. Il suffit d’un faux pas, d’un simple excès de confiance du patriarche de la Serre, pour que soient retournées les accusations. En l’espace d’une nuit, la glorieuse histoire de sa Maison prit fin dans le sang, les Justes traquant impitoyablement les quelques survivants.

Hantée par ces images, la mâchoire de Marcus se contracta. Alors que tout s’effondrait, il avait combattu avec une hargne digne de sa réputation, luttant pour exfiltrer sa pupille, Élise de la Serre, dernière du nom. Sous sa lame, périrent des centaines de Justes, mais l’étau se resserrant, plusieurs Capitaines, menés par la Commandante des Justes en personne, Élisabeth Wallenstein, parvinrent à l’acculer. Dans le feu de l’action, il créa une ouverture pour sa protégée, avant de faire face, seul, à l’élite de l’Association. De tous les exploits du Chevalier Tempête, le plus remarquable demeura connu de ces seuls protagonistes. Dans une valse sanguinaire, il triompha de tous ses opposants.

Néanmoins, même Marcus ne pouvait espérer vaincre la fine fleur de la garde sans en payer le prix. Couvert de blessures, luttant pour ne pas sombrer dans l’inconscience, il avait longuement erré dans les rues de la capitale, avant de perdre définitivement pied avec la réalité au contact de l’eau froide.

Suis-je tombé seul d’un pont ? Ou bien…

Alors que ces compagnons s’imprégnaient de l’épique toile tissée par Élise, une horrible certitude plantait ses griffes dans la psyché du moustachu. Dans les rares zones encore ombragées de sa mémoire, il avait la sensation qu’une information capitale s’y terrait.

— Élise, peux-tu me rappeler qui était le suspect que poursuivait ton père, avant sa chute ? demanda-t-il.

— Tu ne t’en souviens pas ? s’étonna-t-elle. Pourtant, c’est à toi qu’il confiait tout en premier.

— J’ai son nom sur le bout de la langue, mais quelque chose m’empêche de mettre la main dessus…

Malgré l’attitude compréhensive de la jeune femme, les mots sonnèrent comme la foudre.

— Père était convaincu que Benoît Montmorency était le responsable. Mais il avait sous-estimé l’implication de son fils aîné, Philippe…

Le reste de la phrase mourut dans sa bouche lorsqu’elle réalisa que les mercenaires l’observaient, abasourdi par la révélation. Surprise par ces réactions, elle chercha une explication du côté de son mentor, mais une lueur inquiétante obscurcissait ses yeux fixés au sol.

Espèce d’imbécile ! pesta Marcus.

Tout lui revenait à présent. Édouard n’avait jamais adhéré à la version officielle, présentant Benoît Montmorency comme le tragique héros de la catastrophe du 9e arrondissement, scellant la menace au prix de sa vie. Au terme de ses recherches, le patriarche de la Serre avait estimé avoir accumulé suffisamment de preuves pour coincer le jeune chef des Montmorency, Philippe, alors tout juste auréolé du titre d’Immortel. Néanmoins, malgré la solidité de son dossier, l’accusateur ne trouva pas grâce aux yeux du tribunal, et, progressivement abandonné par ses soutiens, finit même par être traduit en justice. Le respectable homme, accablé par tous, à qui l’on refusa la moindre plaidoirie, fut condamné et exécuté sommairement. À cette pensée, la colère du moustachu s’intensifia. Il comprenait maintenant pourquoi le nom de Philippe, ainsi que sa rencontre avec, l’avait profondément perturbé.

Dire que sous un visage amical, ce serpent s’est joué de moi !

Subitement, les violentes émotions du moustachu s’estompèrent. Un calme terrible s’empara de son être, alors que des sueurs froides coulaient le long de son échine. Il réalisait, tardivement, que si cet homme lui était familier, c’est parce qu’ils se connaissaient. Tous deux s’étaient déjà croisés à l’occasion de dîners mondains, où il avait escorté Édouard.

Pourquoi diable a-t-il été si calme en m’apercevant, moi qui ne devrais être qu’un fantôme de son passé ?

— Marcus ? s’inquiéta Goran.

Alors que le reste du groupe encerclait Elise, la noyant sous une pluie de questions, le Traqueur, légèrement en retrait, découvrait le teint blême de son camarade. Indifférent, celui-ci ne le remarqua pas. Le dernier barrage, l’ultime entrave à sa pleine mémoire, venait de sauter, libérant un torrent gelé sur les plaines spirituelles. Oui, ce n’était pas sa propre maladresse qui l’avait précipité dans les flots tumultueux de la Seine. Quelqu’un était responsable de ça, le dernier obstacle qui s’était dressé entre lui et Élise.

— Aizen… souffla-t-il.

Lui aussi connaissait son identité. Lui aussi avait échangé avec lui. Mais dans ce cas précis, le comportement si empathique du Capitaine était d’autant plus troublant. Le Négociateur n’était pas un simple acteur, mais le responsable direct de sa perte de mémoire. Un début de migraine saisit le moustachu sous le poids des questions qui assaillaient son esprit.

Pourquoi, pourquoi ont-ils agi ainsi avec moi ? Je n’ai pas suffisamment changé pour qu’ils ne me reconnaissent pas !

Telle une sombre étoile, une pensée nouvelle traversa son esprit, accentuant son teint livide.

— Est-ce que ça va ?

Hagard, Marcus réalisa qu’Élise venait de poser une main pleine de sollicitude sur son épaule. Les yeux clairs le dévisageaient intensément, tracassé par la pâleur inhabituelle de son visage.

— Oui, oui, rien de bien grave, acquiesça-t-il avec un faible sourire. Dis-moi plutôt, peux-tu nous dire pourquoi tu semblais nous suivre ?

Tout en posant sa question, il gardait pour lui l’hypothèse qui venait de germer dans son esprit. En parler maintenant impliquerait sa pupille dans l’affaire du Séraphin, ce qu’il ne souhaitait pas. Il fit de son mieux pour soutenir le regard suspicieux de la jeune femme, qui finit par abdiquer.

— Quand je me suis retrouvée séparée de toi, j’ai essayé de sortir de la ville, expliqua-t-elle. Malheureusement, toute échappatoire était bloquée, et j’ai donc dû faire un choix pour échapper à la mort.

— Descendre dans le 21e, compléta Alistar. Mais comment avez-vous réussi à survivre jusqu’ici ? Il me paraît hautement improbable qu’une jeune dame qui n’a connu que les salons feutrés de la haute société soit capable de se débrouiller ici-bas.

— Vous ne m’en pensez pas capable, car je suis une femme ?

Pris de court par la moue agacée de son interlocutrice, la façade impeccable de l’aristocrate se fissura pour le plus grand plaisir de tout le monde.

— Non, loin de moi l’idée de…

Le rire cristallin d’Élise interrompit les justifications balbutiantes d’Alistar.

— Pardonnez mon sarcasme, vous avez tout à fait raison, s’amusa-t-elle. Un sombre destin m’attendait ici-bas, si cette personne ne m’avait pas sauvée. Inutile de vous la présenter, vous la connaissez déjà. Après tout, vous avez déjà visité son arène.

L’inquiétude saisit les mercenaires, mais ce sentiment fut balayé d’un revers de main par la jeune femme.

— Rassurez-vous, soupira-t-elle. Je ne vous demanderai pas où vous avez obtenu votre information, et n’en ferai pas part à Dorothée. C’est l’une des conditions qui vous a été imposée, n’est-ce pas ?

Ses interlocuteurs se contentèrent d’acquiescer modestement pour confirmer ses dires.

— Je comprends mieux pourquoi tu tiens tant à nous suivre, réalisa Marcus. Tu t’identifies aux enfants disparus.

— Même si nos origines sociales sont différentes, personne ne peut mieux comprendre ce qu’ils traversent que moi. Et puis, depuis qu’elle m’a pris sous son aile, la famille de Dorothée est devenue la mienne. Mikhael et Gabriel… Je suis leur gardienne et enseignante, comme tu l’as été pour moi, Marcus.

Nul mot ne pouvait exprimer l’intense fierté qui réchauffa l’âme du moustachu. Parmi tous les enfants de la Serre, Élise avait été sa favorite, celle dont il eut la charge et qu’il avait chérie comme sa propre fille. Savoir qu’elle se trouvait maintenant dans ce même rôle de professeur lui procurait un sentiment de joie et d’accomplissement hors normes. L’iris brillant de ses yeux perturba la jeune femme aux pommettes rougissantes.

— Ai-je dit quelque chose d’intrigant ? demanda-t-elle.

– Absolument pas. Je suis juste heureux de voir le chemin que tu as parcouru. J’aurais tant aimé qu’Édouard puisse également assister à cette scène, ou au moins quelqu’un de ta famille, ajouta-t-il en baissant la voix.

— Les morts ne sont pas là pour nous entraver dans le passé, mais pour nous pousser vers l’avenir, affirma-t-elle. De toute manière, ma famille n’a pas complètement disparu. Un membre très important se trouve présentement devant moi. Bon, reprenons la route, il se fait tard et je ne souhaite pas vous retarder plus encore.

Alors que tout le monde lui emboîtait le pas, seul Marcus demeura quelques instants sur place. D’un revers de la main, il essuyait l’humidité qui commençait à troubler son regard. Toutes les tensions nées des découvertes sur Aizen et Philippe s’étaient estompées. Son cœur, fort d’une résolution nouvelle, était gonflé de courage et de volonté. Ce n’était pas au nom de sa dette éternelle envers Édouard qu’il protégerait Élise de tous les périls. Une raison était-elle seulement nécessaire pour un père ?

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