Sa voisine ne lui dit plus bonjour...
Sa voisine ne lui dit plus bonjour. Voilà maintenant des semaines que cela dure. George habite un immeuble sans prétention haut de trois étages, dans une ville proprette sans rythme. La soixantaine passée, il s’ennuie – mais il ne faut pas y trouver là un lien de cause à effet. Voyez-vous, George s’est toujours ennuyé dans la vie. Fils unique de parents fonctionnaires, il ne garde pas un souvenir fantaisiste de son enfance. Ni sportif, ni artiste, ni littéraire, il ne s’investissait dans rien, attendant que le temps passe. Qu’est-ce qu’il était long, ce temps. Il avait bien fait quelques connaissances à l’école, mais son humeur toujours égale, neutre, et son absence d’intérêt pour les choses de la vie n’en avaient jamais fait des amis. Plus tard, il avait choisi de s’orienter vers la comptabilité, car c’était la seule formation professionnelle proposée par son lycée et donc un choix naturel pour quelqu’un qui n’était mû par aucune passion ni ambition. Après deux ans d’études, il avait trouvé sans difficulté un poste dans une entreprise de taille moyenne dans la ville voisine et y encastra sa carrière. Il avait acheté tout aussi rapidement son premier – et unique – appartement, meublé avec mauvais goût au gré d’opportunités brocantées. Avachis sur son canapé en cuir marron, George avait parfois songé à se marier pour occuper le temps si lent, mais l’élan ne lui était jamais parvenu. Ses collègues, plus par courtoisie professionnelle que sympathie, lui avait bien offert ce poisson rouge lors de son départ à la retraite, mais George n’avait pas pris la peine de lui trouver un nom. Tout comme lui, il se contentait de tourner en rond.
Mais revenons-en à cette voisine. Elle avait emménagé dans l’appartement sur le palier d’en face voilà trois semaines, ou peut-être davantage ; à force de regarder le temps passer George en perdait le fil. Il ne savait pas lui donner un âge – sans doute assez proche de lui – ni dire si c’était une belle femme, il n’avait pas de point de comparaison, mais elle s’était montrée tout de suite très courtoise à son égard. Le jour de son emménagement, aidée de deux jeunes gens, elle l’avait abordé avec spontanéité sur le palier, alors qu’il revenait du marché, comme tous les jeudis à onze heures trente. Cela l’avait fortement surpris – et vous commencez à comprendre que George n’est pas un homme que l’on surprend facilement – il était resté perplexe avant de retourner se réfugier dans son appartement apathique. Le surlendemain, il l’avait croisée une nouvelle fois au niveau des boîtes aux lettres, et elle avait insisté pour le saluer d’un sourire aimable. La même chose se produisit lundi, le jour où George se rend à la boulangerie, et mercredi, le jour où il descend ses poubelles. Bien que cette manie – et ce sourire permanent – au départ agaçaient George, il finit par se résoudre à intégrer cette salutation comme partie de sa routine quotidienne, et parvint à l’ignorer pleinement. George pu reprendre sa vie moyenne sans plus de surprises… jusqu’à ce qu’arriva mardi.
C’était le premier mardi du mois, George s’en souvenait, car c’était toujours le premier mardi du mois que le journal de la ville était distribué. Normalement, il vérifiait sa boîte aux lettres le samedi, mais il faisait toujours une exception ces premiers mardis. Il se trouvait donc dans l’entrée quand sa voisine fit son apparition, en provenance de l’extérieur, peut-être achetait-elle son pain le mardi, il n’y avait jamais prêté attention. Alors que son oreille distraite attendait la salutation d’usage, elle le dépassa rapidement et s’engouffra dans l’ascenseur, sans mot dire. George mit un temps à réaliser ce qu’il venait de se produire. Elle ne lui avait pas dit bonjour. Ou avait-il été un peu trop distrait ? Ou était-elle pressée ? Après tout, elle n’avait même pas pris le temps de s’arrêter pour récupérer son exemplaire du journal. Mais est-ce bien une excuse pour déranger toutes les routines mises en place ? L’esprit de George tournait en rond tandis qu’il attendait l’ascenseur – qu’elle lui avait soustrait soit dit au passage, mais il ne pouvait se concentrer sur qu’une seule chose à la fois. Il regagna le territoire neutre et régulier de son appartement, où il retrouva son canapé affaissé et la petite commode défraîchie qui portait le bocal à poisson. Celui-ci tournait toujours dans le même sens. George s’en trouva tranquillisé.
Mais pourtant, alors qu’il essayait en vain de feuilleter le journal communal, il ne pouvait se résoudre à oublier ce qui venait de se produire. Pourquoi ce changement de ton si soudain ? George n’aimait pas le changement. Lui qui était d’habitude si passif, il se mit à guetter les sorties de sa voisine par le judas de la porte afin de trouver une logique à son acte. Après quelques jours d’étude, prostré à sa porte, il put conclure à une première explication : cette voisine avait décidément un mode de vie erratique, ses sorties n’affichaient aucune cohérence, aucune méthode, aucune discipline ; elle achetait le pain aussi bien le jeudi que le samedi, parfois en même temps que les fruits et légumes, elle avait sorti ses poubelles le dimanche tout en revenant avec son courrier. Avec une routine si débridée, comment s’attendre à de la rigueur dans ses salutations ? Le lundi, George dû sortir pour acheter son pain. Alors qu’il faisait la queue docilement dans la boulangerie, une voix enjouée fit son entrée et salua chaleureusement le personnel. George se retourna et retrouva avec une pointe d’irritation nulle autre que sa voisine, à qui visiblement le jeudi et le samedi n’avaient pas suffi. Contrairement à la mine charmante qu’elle témoignait au reste, elle lui réserva un regard froid sans sous-titres, qui l’interpella une nouvelle fois. Il n’était pas dans la nature de George de se questionner, lui qui avait toujours mené une vie ennuyeuse, sans embûches, qui ne donnait pas matière à introspection. Pour autant, George n’était pas bête : il pouvait déceler le traitement de faveur qui lui été réservé. Lui qui avait tant l’habitude d’être ignoré, mis de côté, oublié, il se retrouvait là objet de quelque chose, bien qu’il ne puisse pas encore définir quoi. C’est tourmenté qu’il regagna son poste d’observation.
Il la vit sortir encore mardi, pour les poubelles, et jeudi, après qu’il soit rentré du marché, puis les sorties s’arrêtèrent à partir du vendredi. Au départ, George était convaincu que sa voisine s’était rendue à l’évidence de la vie débridée qu’elle menait, et qu’elle avait décidé d’y remettre un peu de sens en respectant un calendrier cadencé. Il en fut satisfait. Dimanche, la journée lui parut longue – et c’est dire pour quelqu’un comme George, pour qui toutes les journées rivalisent en monotonie – et il ne put s’empêcher de repenser à sa voisine. Pourquoi ne sortait-elle toujours pas ? Il ne savait pas identifier l’inconfort qui l’habitait, lui qui avait pris le soin de mener une vie jusque-là immune de sentiments. Était-ce de l’inquiétude ? De la solitude ? De l’ennui ? Il s’en refera à son poisson, qui ne put lui donner de réponse convenable. George dormit mal cette nuit. Le lundi, jour du pain, il sort habituellement à neuf heures. Mais ce lundi, il n’arrivait pas à se résoudre à sortir, il piétinait devant le judas, de peur de la louper ; mais en même temps chaque minute passée neuf heures l’éloignait de son programme, ce qui l’irritait. Devait-il frapper à sa porte ? Mais que pourrait-il bien dire si elle ouvrait ? George se trouvait projeté dans le jeu social sans en avoir les règles.
A treize heures, alors qu’il s’était assoupi sur son canapé après un déjeuner dépourvu de pain, il fut réveillé par un tambourinement dans le couloir. C’était l’un des jeunes gens du déménagement – une jeune femme, lui paraissait-il, mais à travers le judas déformant il ne pouvait en être sûr – venu agir à sa place. La porte de sa voisine ne répondait pas – ils se tenaient tous deux en haleine, aux aguets du moindre bruit, en miroir l’un de l’autre, l’oreille tendue, chacun derrière une porte. Deuxième tentative, deuxième silence. La jeune femme (c’était bien là une jeune femme) abandonna la première et fit volte-face, le laissant en charge de la veille avant de revenir avec le concierge et son trousseau de clés. C’est à partir de ce moment-là que tout s’accéléra. La jeune femme poussa un cri de désarroi, une ambulance se signala par des sirènes stridentes, le bébé du deuxième pleura, le caniche du premier jappa, la porte d’entrée claqua ; une véritable cacophonie pour faire oublier le silence. Sa voisine fut escortée le long du couloir, devant sa porte, sur un brancard, inerte. Puis le silence retomba aussi vite qu’il avait été brisé. George tomba dans son canapé, penaud. Même le poisson avait arrêté de tourner. Le monde était comme figé dans l’attente.
Mardi, mercredi passèrent. Le couloir qui relie son appartement à celui de sa voisine affichait une mine particulièrement morne. Ou avait-il toujours eu ce ton triste ? George ne savait pas. Jeudi, alors qu’il admit de sortir pour le marché, il s’arrêta vérifier sa boîte aux lettres – c’est dire à quel point George était perturbé par les récents évènements. Il y trouva une note du président de la copropriété annonçant le triste décès de la résidente de l’appartement 3B, Mireille Tales, qui les avait quittés dans son sommeil dans la nuit du samedi au dimanche. Une messe serait tenue le lendemain, à l’église du bourg, avant de rejoindre le cimetière des lilas. George ne savait pas comment réagir à cette nouvelle. Celui-ci n’était pourtant pas le premier décès auquel il était confronté, il avait déjà perdu ses deux parents il y a quelques années de cela, mais sans en être réellement affecté – pour être affecté, il faut pouvoir se targuer d’attaches, ce que George n’avait pas. Il ne connaissait pas sa voisine, en témoigne le fait qu’il venait d’apprendre son identité, mais pourtant ce décès avait une résonnance particulière pour lui. Elle avait représenté à la fois tout et rien, une inconnue intégrée à part entière dans son quotidien, une habitude, un rituel. George aimait les rituels. Il ressentait quelque chose, comme un sentiment embryonnaire, encore à l’état de formation ; mais il n’était pas pour autant triste, non, il se contentait de ressentir, sans y mettre de mots. George ne saurait pas réellement expliquer pourquoi, mais il se rendit à la messe du lendemain, assis dans le fond, pour écouter stoïquement les chants et paroles de son entourage. Quand la cérémonie fut terminée, il rentra chez lui, satisfait de retrouver son appartement inchangé, son canapé fatigué, son poisson qui avait repris ses tours réguliers. George le regarda longuement. Il prit la décision de lui donner un nom.
La vie de George repris son cours moyen, il continua à acheter son pain le lundi, de sortir les poubelles le mercredi, de faire le marché le jeudi et de récupérer son courrier le samedi (sauf les mardis du journal communal). Il n’avait pas résolu le mystère de la voisine qui ne lui dit plus bonjour, mais il ne s’en encombra pas pour autant. L’ironie du sort lui avait toujours laissé le vendredi libre, comme un jour en attente d’une attribution spécifique. George en fit le jour du cimetière, consacré à saluer sa voisine. C’était peut-être cela qu’elle avait attendu avant tout.
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