Estelle Lasnet
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Œuvres
Sa voisine ne lui dit plus bonjour. Voilà maintenant des semaines que cela dure. George habite un immeuble sans prétention haut de trois étages, dans une ville proprette sans rythme. La soixantaine passée, il s’ennuie – mais il ne faut pas y trouver là un lien de cause à effet. Voyez-vous, George s’est toujours ennuyé dans la vie. Fils unique de parents fonctionnaires, il ne garde pas un souvenir fantaisiste de son enfance. Ni sportif, ni artiste, ni littéraire, il ne s’investissait dans rien, attendant que le temps passe. Qu’est-ce qu’il était long, ce temps. Il avait bien fait quelques connaissances à l’école, mais son humeur toujours égale, neutre, et son absence d’intérêt pour les choses de la vie n’en avaient jamais fait des amis. Plus tard, il avait choisi de s’orienter vers la comptabilité, car c’était la seule formation professionnelle proposée par son lycée et donc un choix naturel pour quelqu’un qui n’était mû par aucune passion ni ambition. Après deux ans d’études, il avait trouvé sans difficulté un poste dans une entreprise de taille moyenne dans la ville voisine et y encastra sa carrière. Il avait acheté tout aussi rapidement son premier – et unique – appartement, meublé avec mauvais goût au gré d’opportunités brocantées. Avachis sur son canapé en cuir marron, George avait parfois songé à se marier pour occuper le temps si lent, mais l’élan ne lui était jamais parvenu. Ses collègues, plus par courtoisie professionnelle que sympathie, lui avait bien offert ce poisson rouge lors de son départ à la retraite, mais George n’avait pas pris la peine de lui trouver un nom. Tout comme lui, il se contentait de tourner en rond.
Mais revenons-en à cette voisine. Elle avait emménagé dans l’appartement sur le palier d’en face voilà trois semaines, ou peut-être davantage ; à force de regarder le temps passer George en perdait le fil. Il ne savait pas lui donner un âge – sans doute assez proche de lui – ni dire si c’était une belle femme, il n’avait pas de point de comparaison, mais elle s’était montrée tout de suite très courtoise à son égard. Le jour de son emménagement, aidée de deux jeunes gens, elle l’avait abordé avec spontanéité sur le palier, alors qu’il revenait du marché, comme tous les jeudis à onze heures trente. Cela l’avait fortement surpris – et vous commencez à comprendre que George n’est pas un homme que l’on surprend facilement – il était resté perplexe avant de retourner se réfugier dans son appartement apathique. Le surlendemain, il l’avait croisée une nouvelle fois au niveau des boîtes aux lettres, et elle avait insisté pour le saluer d’un sourire aimable. La même chose se produisit lundi, le jour où George se rend à la boulangerie, et mercredi, le jour où il descend ses poubelles. Bien que cette manie – et ce sourire permanent – au départ agaçaient George, il finit par se résoudre à intégrer cette salutation comme partie de sa routine quotidienne, et parvint à l’ignorer pleinement. George pu reprendre sa vie moyenne sans plus de surprises… jusqu’à ce qu’arriva mardi.
C’était le premier mardi du mois, George s’en souvenait, car c’était toujours le premier mardi du mois que le journal de la ville était distribué. Normalement, il vérifiait sa boîte aux lettres le samedi, mais il faisait toujours une exception ces premiers mardis. Il se trouvait donc dans l’entrée quand sa voisine fit son apparition, en provenance de l’extérieur, peut-être achetait-elle son pain le mardi, il n’y avait jamais prêté attention. Alors que son oreille distraite attendait la salutation d’usage, elle le dépassa rapidement et s’engouffra dans l’ascenseur, sans mot dire. George mit un temps à réaliser ce qu’il venait de se produire. Elle ne lui avait pas dit bonjour. Ou avait-il été un peu trop distrait ? Ou était-elle pressée ? Après tout, elle n’avait même pas pris le temps de s’arrêter pour récupérer son exemplaire du journal. Mais est-ce bien une excuse pour déranger toutes les routines mises en place ? L’esprit de George tournait en rond tandis qu’il attendait l’ascenseur – qu’elle lui avait soustrait soit dit au passage, mais il ne pouvait se concentrer sur qu’une seule chose à la fois. Il regagna le territoire neutre et régulier de son appartement, où il retrouva son canapé affaissé et la petite commode défraîchie qui portait le bocal à poisson. Celui-ci tournait toujours dans le même sens. George s’en trouva tranquillisé.
Mais pourtant, alors qu’il essayait en vain de feuilleter le journal communal, il ne pouvait se résoudre à oublier ce qui venait de se produire. Pourquoi ce changement de ton si soudain ? George n’aimait pas le changement. Lui qui était d’habitude si passif, il se mit à guetter les sorties de sa voisine par le judas de la porte afin de trouver une logique à son acte. Après quelques jours d’étude, prostré à sa porte, il put conclure à une première explication : cette voisine avait décidément un mode de vie erratique, ses sorties n’affichaient aucune cohérence, aucune méthode, aucune discipline ; elle achetait le pain aussi bien le jeudi que le samedi, parfois en même temps que les fruits et légumes, elle avait sorti ses poubelles le dimanche tout en revenant avec son courrier. Avec une routine si débridée, comment s’attendre à de la rigueur dans ses salutations ? Le lundi, George dû sortir pour acheter son pain. Alors qu’il faisait la queue docilement dans la boulangerie, une voix enjouée fit son entrée et salua chaleureusement le personnel. George se retourna et retrouva avec une pointe d’irritation nulle autre que sa voisine, à qui visiblement le jeudi et le samedi n’avaient pas suffi. Contrairement à la mine charmante qu’elle témoignait au reste, elle lui réserva un regard froid sans sous-titres, qui l’interpella une nouvelle fois. Il n’était pas dans la nature de George de se questionner, lui qui avait toujours mené une vie ennuyeuse, sans embûches, qui ne donnait pas matière à introspection. Pour autant, George n’était pas bête : il pouvait déceler le traitement de faveur qui lui été réservé. Lui qui avait tant l’habitude d’être ignoré, mis de côté, oublié, il se retrouvait là objet de quelque chose, bien qu’il ne puisse pas encore définir quoi. C’est tourmenté qu’il regagna son poste d’observation.
Il la vit sortir encore mardi, pour les poubelles, et jeudi, après qu’il soit rentré du marché, puis les sorties s’arrêtèrent à partir du vendredi. Au départ, George était convaincu que sa voisine s’était rendue à l’évidence de la vie débridée qu’elle menait, et qu’elle avait décidé d’y remettre un peu de sens en respectant un calendrier cadencé. Il en fut satisfait. Dimanche, la journée lui parut longue – et c’est dire pour quelqu’un comme George, pour qui toutes les journées rivalisent en monotonie – et il ne put s’empêcher de repenser à sa voisine. Pourquoi ne sortait-elle toujours pas ? Il ne savait pas identifier l’inconfort qui l’habitait, lui qui avait pris le soin de mener une vie jusque-là immune de sentiments. Était-ce de l’inquiétude ? De la solitude ? De l’ennui ? Il s’en refera à son poisson, qui ne put lui donner de réponse convenable. George dormit mal cette nuit. Le lundi, jour du pain, il sort habituellement à neuf heures. Mais ce lundi, il n’arrivait pas à se résoudre à sortir, il piétinait devant le judas, de peur de la louper ; mais en même temps chaque minute passée neuf heures l’éloignait de son programme, ce qui l’irritait. Devait-il frapper à sa porte ? Mais que pourrait-il bien dire si elle ouvrait ? George se trouvait projeté dans le jeu social sans en avoir les règles.
A treize heures, alors qu’il s’était assoupi sur son canapé après un déjeuner dépourvu de pain, il fut réveillé par un tambourinement dans le couloir. C’était l’un des jeunes gens du déménagement – une jeune femme, lui paraissait-il, mais à travers le judas déformant il ne pouvait en être sûr – venu agir à sa place. La porte de sa voisine ne répondait pas – ils se tenaient tous deux en haleine, aux aguets du moindre bruit, en miroir l’un de l’autre, l’oreille tendue, chacun derrière une porte. Deuxième tentative, deuxième silence. La jeune femme (c’était bien là une jeune femme) abandonna la première et fit volte-face, le laissant en charge de la veille avant de revenir avec le concierge et son trousseau de clés. C’est à partir de ce moment-là que tout s’accéléra. La jeune femme poussa un cri de désarroi, une ambulance se signala par des sirènes stridentes, le bébé du deuxième pleura, le caniche du premier jappa, la porte d’entrée claqua ; une véritable cacophonie pour faire oublier le silence. Sa voisine fut escortée le long du couloir, devant sa porte, sur un brancard, inerte. Puis le silence retomba aussi vite qu’il avait été brisé. George tomba dans son canapé, penaud. Même le poisson avait arrêté de tourner. Le monde était comme figé dans l’attente.
Mardi, mercredi passèrent. Le couloir qui relie son appartement à celui de sa voisine affichait une mine particulièrement morne. Ou avait-il toujours eu ce ton triste ? George ne savait pas. Jeudi, alors qu’il admit de sortir pour le marché, il s’arrêta vérifier sa boîte aux lettres – c’est dire à quel point George était perturbé par les récents évènements. Il y trouva une note du président de la copropriété annonçant le triste décès de la résidente de l’appartement 3B, Mireille Tales, qui les avait quittés dans son sommeil dans la nuit du samedi au dimanche. Une messe serait tenue le lendemain, à l’église du bourg, avant de rejoindre le cimetière des lilas. George ne savait pas comment réagir à cette nouvelle. Celui-ci n’était pourtant pas le premier décès auquel il était confronté, il avait déjà perdu ses deux parents il y a quelques années de cela, mais sans en être réellement affecté – pour être affecté, il faut pouvoir se targuer d’attaches, ce que George n’avait pas. Il ne connaissait pas sa voisine, en témoigne le fait qu’il venait d’apprendre son identité, mais pourtant ce décès avait une résonnance particulière pour lui. Elle avait représenté à la fois tout et rien, une inconnue intégrée à part entière dans son quotidien, une habitude, un rituel. George aimait les rituels. Il ressentait quelque chose, comme un sentiment embryonnaire, encore à l’état de formation ; mais il n’était pas pour autant triste, non, il se contentait de ressentir, sans y mettre de mots. George ne saurait pas réellement expliquer pourquoi, mais il se rendit à la messe du lendemain, assis dans le fond, pour écouter stoïquement les chants et paroles de son entourage. Quand la cérémonie fut terminée, il rentra chez lui, satisfait de retrouver son appartement inchangé, son canapé fatigué, son poisson qui avait repris ses tours réguliers. George le regarda longuement. Il prit la décision de lui donner un nom.
La vie de George repris son cours moyen, il continua à acheter son pain le lundi, de sortir les poubelles le mercredi, de faire le marché le jeudi et de récupérer son courrier le samedi (sauf les mardis du journal communal). Il n’avait pas résolu le mystère de la voisine qui ne lui dit plus bonjour, mais il ne s’en encombra pas pour autant. L’ironie du sort lui avait toujours laissé le vendredi libre, comme un jour en attente d’une attribution spécifique. George en fit le jour du cimetière, consacré à saluer sa voisine. C’était peut-être cela qu’elle avait attendu avant tout.
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Il aimait marcher le long des quais dès l’intensité du marché matinal retombée ; ce moment où le bruit faisait place au silence, laissant un air mélancolique envelopper le dimanche. Ce jour-là cependant était différent, son introspection fut interrompue par un objet lumineux qui sortait d’un carton abandonné. Intrigué, il s’approcha ; il découvrit avec surprise un miroir à main, d’une beauté qui semblait hors-temps.
Il regarda autour de lui, le quai était tout à fait désert. Sans oser le toucher ni le soulever, il se perdit dans la contemplation de sa couleur dorée, de cette sphère parfaite que portait un manche fin boisé. Quand il se décida à le saisir, il put apprécier la délicatesse de ses traits, mais aussi son corps longiligne, en contraste parfait avec le carton qui l’abritait.
Par ce geste, il dévoila une feuille soigneusement pliée, qui s’était jusqu’alors réfugiée sous son ombre. L’encre bleue perçait le papier, dévoilant une écriture soignée, fluide, féminine ; avant même d’en avoir commencé la lecture, il eut le sentiment de pénétrer une intimité, rendant le quai inapproprié. Il protégea soigneusement le miroir à l’abri de son manteau et nicha la note dans sa poche ; et ce n’est que plus tard, à l’abri des regards et bercé par une lumière automnale qu’il se plongea enfin dans le récit, saisi d’un mélange de curiosité et d’appréhension :
A celui ou celle qui lit ces mots, au coin d’une rue, dans un café, un métro ou un bus ; à celui ou celle qui a pris le temps de s’arrêter dans sa journée, s’échappant un instant de l’engrenage de la vie ; à celui ou celle qui a trouvé ce miroir, laissez-moi vous raconter notre histoire.
Je venais de perdre une grand-mère à laquelle j’étais très attachée, mais pourtant de laquelle j’avais l’impression d’être passée à côté. J’évoluais dans un état de deuil permanent, de tristesse déchirante ; je naviguais dans une sorte de brouillard épais. Je ne parvenais pas à mettre de mots précis sur ce que je ressentais, un sentiment de vide, de manque, mais aussi de colère ; l’impression que le temps m’avait été confisqué, que je perdais un être cher sans avoir pu le valoriser pleinement.
Troublée par cette brume nostalgique, je dus pourtant m’occuper des aspects pratiques qui matérialisent le deuil, à savoir la mise en carton de la vie qu’avait menée ma grand-mère. C’est dans ces circonstances que je tombais pour la première fois sur le miroir, abandonné dans une boîte au coin de la cave. Mon rapport à lui a été immédiatement défini à la lumière du contexte dans lequel sa découverte s’inscrivait ; mon regard terni par le deuil a influencé ce que je cherchais à projeter en lui.
Ce qui me marqua en premier était ce manche anthropomorphe sur lequel était vissé une sphère de bronze, mon imagination conditionnée y projeta un corps d’homme contraint de porter ce poids si lourd : cela raisonna en moi. Inconsciemment, par jeu de transfert, je mettais des mots à ma souffrance, mon corps tout entier ressentait le poids du deuil, le poids de la tristesse, le poids de la culpabilité ; cette pesanteur que je portais et qui m’étouffait.
La seconde impression qu’il produit en moi était liée à sa fonction attendue, celle de miroir ; en me plongeant en lui, et par là en moi, je vis le reflet de quelqu’un de terne, de triste, de perdu ; un reflet que je fuyais, que je condamnais et que j’assommais de reproches. Le miroir me projetait face à moi-même, sans filtre, sans intervention extérieure ; il me plongeait dans une introspection profonde, il me livrait à la dureté de ce regard.
Au départ, sans trop savoir à quelle finalité, mais en me fiant à mon instinct et à mon rapport à ce miroir, je choisis de le garder auprès de moi, nouant ainsi un pacte dans la traversée des étapes de la vie. Il m’a ainsi accompagnée dans l’épreuve et dans le doute, face aux choix et aux changements ; m’invitant sans cesse à questionner le regard que je portais sur moi-même et sur la vie, à prendre le temps de m’arrêter, à identifier les différents poids inconscients que je portais. Avec le temps, sa présence devint plus discrète, un symbole oublié dans un coin de mon appartement, reprenant l’état banni dans lequel je l’avais trouvé.
A l’instant où j’écris ces mots, c’est à présent ma propre vie que je mets en carton, signe d’un nouveau départ ; c’est ainsi à la lumière de ce nouveau contexte que je le redécouvre. Son manche me parait plus léger, et le regard qu’il projette plus serein, confiant, le reflet d’un aboutissement. L’instinct qui m’avait portée à le garder suite à notre première rencontre me pousse aujourd’hui à le libérer afin qu’il puisse refléter un nouveau regard. Dans le monde dans lequel nous vivons, nous portons tous un poids, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre ; le poids des responsabilités, le poids de la solitude, le poids de l’âge ou encore le poids de la maladie ; poids dont nous avons besoin de nous décharger. Nous portons tous un regard sur nous-même, influencé ou emprisonné par les étapes et les épreuves de la vie ; un regard parfois bienveillant, parfois dur, parfois juste et parfois injuste.
A celui ou celle qui me lit, voilà que le miroir s’est glissé à présent sur votre chemin, comme une invitation à vous arrêter un instant et à plonger dans ce reflet qui est le vôtre ; vous mettant peut-être face à vos limites, à vos peurs ou à vos faiblesses, vous permettant peut-être d’identifier les poids dont vous avez besoin de vous décharger. Quel sera le regard que vous choisirez de porter ?
Il reposa la feuille devant lui, troublé par la beauté et la puissance de ce récit, par le poids de chaque mot. Le silence de la nuit enveloppait la pièce, participant à la charge émotionnelle de l’instant, à la relation d’intimité qui se créait. Il se sentait déstabilisé par ce miroir muet qui semblait l’attendre, le défier, l’attirer à lui par une force invisible. Malgré son appréhension, il ne pouvait résister ; il décida d’y plonger à son tour.
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Je me réveille dans le noir complet, engourdie, je ne parviens pas à déployer mes membres, comme prise au piège dans une boîte trop étroite. J’entends le ronronnement d’un appareil électronique, là, tout proche, mais je ne vois que le noir. Je devine des portes qui s’ouvrent et se ferment au loin, le vrombissement agressif d’un aspirateur, un bruit de chariot qui s’approche mais qui continue sa route. Le silence retombe, mes sens embrumés mais intrigués me plongent dans une introspection désagréable. Où sont mes membres ? Je me sens rigide, figée, immobilisée. Il fait toujours désespérément noir, mais je pense deviner le contour de quatre parois. Les voilà, mes membres ? Un courant d’air me parcoure, rebondissant contre mes limites, aiguisant mes repères, me confirmant la triste réalité que je m’étais imaginée : je ne suis pas prise au piège dans une boîte trop étroite, je suis la boîte. Seule cette fine cicatrice qui entaille ma paroi supérieure me permet de respirer le monde extérieur. Abandonnée à ma prison noire, je me sens comme éteinte.
Une sensation inconfortable me tire de ma léthargie. Mon dos, ou plutôt ma paroi arrière, devient pesante, trop pesante, comme lestée par un poids supplémentaire. Un déluge s’abat sur moi à grands flots, je sens le torrent d’eau me parcourir, m’infiltrer, m’inonder, puis brusquement s’arrêter. Je suis pleine. Une décharge électrique puissante me traverse, foudroyant ma torpeur, réanimant mes sens, exaltant mes sensations, éclairant brusquement mon environnement. Gorgée d’une énergie nouvelle, je me mets moi aussi à ronronner sous la chaleur réconfortante qui m’enveloppe. Je ne suis plus limitée à quatre parois, mais enrichie d’une multitude de tubes et de courants revigorants. Libérée de mon masque opaque, je m’autorise à découvrir le monde qui m’entoure.
Avachie sur une table ronde, encadrée par trois murs blancs et soutenue par un quatrième, je repose dans une pièce toute aussi carrée que moi. Une ampoule nue tombe du plafond, éclairant la pièce d’une lumière artificielle, sans chaleur, palliant comme elle peut à l’absence de fenêtre. La décoration est minimaliste, pratique plutôt que fantaisiste. La seule animation provient d’une imprimante qui crache des feuilles sans relâche dans un capharnaüm de sons électroniques, manipulée par une force hors de portée. Une plante gît dans un coin à ma droite, à côté d’un trou béant qui doit être l’entrée, ses feuilles jaunâtres trahissant sa mise à l’écart, comme une excentricité déplacée dans ce monde matériel. Sur le mur en face de moi, au-dessus de l’imprimante imperturbable, je compte six bannettes identiques, de couleur neutre, départagées uniquement par des étiquettes qui me sont rendues illisibles par la distance. Certaines se noient dans un amas d’enveloppes de toutes tailles tandis que d’autres se complaisent dans un vide révélateur, bien que j’ignore lequel de l’abondance ou du manque soit le plus estimable. Un comptoir bas longe le mur à ma gauche sur toute sa longueur, exhibant fièrement un lot ordonné de stylos, surligneurs, feutres, cahiers, post-it, trombones et agrafeuses. Multifonction, il expose également un assortiment coloré de capsules de café emballées, correspondant à autant de saveurs et d’intensités différentes, laissant une liberté de choix précieuse dans cette pièce automatisée. Des gobelets en carton standardisés attendent sagement à côté, prêts à être comblés de cette douce chaleur, complétés à souhait par des bûchettes de sucre et des coupelles de lait individuelles.
Arrivée au bout de ce monde carré, l’excitation fait place à la mélancolie, la pièce s’assombrit sous l’emprise de mes pensées, l’imprimante complice se mure elle aussi dans un silence pesant, m’abandonnant de nouveau à une introspection désagréable. Qui suis-je réellement ? Quel est mon rôle dans ce monde ? Impuissante face à mes questions existentielles, je me laisse emporter par une douce veille.
Une agitation toute proche me délivre soudain de ma léthargie. Une grande femme aux cheveux strictement attachés me fait face, munie d’une capsule grise et d’un gobelet. Après avoir déchiré sèchement l’emballage plastique enveloppant la capsule, elle l’insère dans mes entrailles par la cicatrice prévue à cet effet. Tout en plaçant le gobelet contre moi, elle pianote une instruction sur ma paroi avant, déclenchant une effervescence sans mesure. Mon dos chauffe, mes tuyaux s’animent et se gorgent de liquide noir, mon corps tout entier vibre, s’agite, se déchaîne ; comblant le gobelet de cette douce chaleur. L’arôme dévoilé est puissant, intense, corsé. Je ronronne de plaisir face à ma nouvelle identité, face à ce rôle si précieux qui m’est confié ; libérée de la mélancolie, je découvre l’euphorie. Bercée par ce nouveau sens de la vie, je m’aperçois trop tard que ma visiteuse à la longue silhouette distinguée s’éloigne déjà, sans se retourner, pressée par une horloge invisible, sans que nous ayons pu faire connaissance. Ne suis-je donc qu’éphémère ?
L’entrée d’un second visiteur ne me laisse pas le temps de méditer sur la question. Vêtu d’un complet sombre, il marche calmement, maître de son temps, avec un air pensif, mais sans toutefois se perdre dans ses pensées. Il prend le temps d’étudier avec soin les différentes capsules avant d’en choisir une de manière délicate, c’est un homme de maîtrise. Plus petit que ma précédente rencontre, mais non moins imposant par la prestance et la confiance qu’il dégage, il se tourne vers moi, m’offrant un premier tête-à-tête précieux mais limité dans le temps. Son regard perçant, pénétrant, m’attire et me trouble à la fois ; bien qu’intriguée, je me sens à découvert. Le café distribué, il insiste pour me tenir compagnie quelques minutes supplémentaires, devinant ma solitude. Peut-il seulement me libérer de cette prison ? Je crois deviner un sourire complice sur son visage, comme s’il m’avait comprise, et pourtant il s’éloigne déjà.
Il salue ma troisième rencontre d’une poignée de mains avant de sortir de la pièce. C’est une deuxième femme, aussi grande que la première, mais bien différente. Tête baissée, perdue dans la lecture d’un document marqué confidentiel, elle avance à petit pas, absente, insensible à son environnement, presque perdue. Alors que j'ignore encore tout de l’objet de sa visite, elle s’arrête, comme si elle prenait seulement conscience de son entourage. Nos regards se croisent ; le sien est vide. Est-ce par concentration, par absorption complète dans sa tâche, ou bien dois-je y déceler une forme de panique, de détresse, de surmenage ? Une voix ferme venant de l’extérieur la rappelle brusquement à l’ordre, la presse, me l’enlève, laissant la question sans approfondissement.
J’attends, un froid humide m’enveloppe. J’attends encore, mes entrailles s’engourdissent. J’attends toujours, la veille m’emporte.
Une succession de pressions désagréables sur mon flanc me réanime. J’ai juste le temps de renouer avec le visage strict de ma première rencontre que celle-ci me balance déjà de droite à gauche, remuant mes tripes avec déchaînement sur le rythme strident de l’imprimante qui vient se joindre à la tempête. Elle me repose brutalement avec un regard noir qui traduit tout son dédain, son irritation, sa méprise pour ce que je suis. Elle arrache ses feuilles à l’imprimante et quitte la pièce avec une injure en guise d’adieu, nous laissant pour seul héritage un sentiment de dépit généralisé. C’est alors que je remarque une jeune fille que je n’avais pas vue entrer, volontairement en retrait, comme pour s’effacer ; silencieuse, comme pour ne pas se faire remarquer. Elle se montre hésitante face aux capsules, en prend une orange, une bleue, une grise, avant de renoncer complètement, piégée par le doute. Pourtant, je sens dans son regard triste une flamme qui brille encore derrière cette façade dénuée de fantaisie, une lueur d’espoir qui attend d’être ravivée. Gênée de ma curiosité, elle baisse les yeux et laisse un silence gênant s’installer entre nous avant de me quitter.
Un binôme masculin choisit alors de faire son entrée, porté par une jovialité qui ignore tout encore de l’amertume de la pièce. Ils discutent, s’animent, rient, comme immunisés contre le pessimisme ambiant ; le temps ne semble pas avoir d’emprise sur eux. Leur enthousiasme se reflète dans un choix d’arômes doux, moelleux, voluptueux ; des notes de caramel et de noisette résonnent dans mes profondeurs. Je me laisse prendre au jeu de cette chaleur envoûtante, puissante, m’abandonnant à ce liquide noir qui me pénètre, succombant tout entière à l’extase. Mes partenaires se retirent alors, sonnant la fin de l’acte, me laissant plongée dans une douce et longue béatitude qui me coupe du temps.
Lorsque j’émerge, je comprends que mon rôle est terminé ; au loin, des lumières s’éteignent, des portes se ferment, des pas se pressent. Le ballet professionnel prend fin.
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