Le poids du regard
de Estelle Lasnet
Il aimait marcher le long des quais dès l’intensité du marché matinal retombée ; ce moment où le bruit faisait place au silence, laissant un air mélancolique envelopper le dimanche. Ce jour-là cependant était différent, son introspection fut interrompue par un objet lumineux qui sortait d’un carton abandonné. Intrigué, il s’approcha ; il découvrit avec surprise un miroir à main, d’une beauté qui semblait hors-temps.
Il regarda autour de lui, le quai était tout à fait désert. Sans oser le toucher ni le soulever, il se perdit dans la contemplation de sa couleur dorée, de cette sphère parfaite que portait un manche fin boisé. Quand il se décida à le saisir, il put apprécier la délicatesse de ses traits, mais aussi son corps longiligne, en contraste parfait avec le carton qui l’abritait.
Par ce geste, il dévoila une feuille soigneusement pliée, qui s’était jusqu’alors réfugiée sous son ombre. L’encre bleue perçait le papier, dévoilant une écriture soignée, fluide, féminine ; avant même d’en avoir commencé la lecture, il eut le sentiment de pénétrer une intimité, rendant le quai inapproprié. Il protégea soigneusement le miroir à l’abri de son manteau et nicha la note dans sa poche ; et ce n’est que plus tard, à l’abri des regards et bercé par une lumière automnale qu’il se plongea enfin dans le récit, saisi d’un mélange de curiosité et d’appréhension :
A celui ou celle qui lit ces mots, au coin d’une rue, dans un café, un métro ou un bus ; à celui ou celle qui a pris le temps de s’arrêter dans sa journée, s’échappant un instant de l’engrenage de la vie ; à celui ou celle qui a trouvé ce miroir, laissez-moi vous raconter notre histoire.
Je venais de perdre une grand-mère à laquelle j’étais très attachée, mais pourtant de laquelle j’avais l’impression d’être passée à côté. J’évoluais dans un état de deuil permanent, de tristesse déchirante ; je naviguais dans une sorte de brouillard épais. Je ne parvenais pas à mettre de mots précis sur ce que je ressentais, un sentiment de vide, de manque, mais aussi de colère ; l’impression que le temps m’avait été confisqué, que je perdais un être cher sans avoir pu le valoriser pleinement.
Troublée par cette brume nostalgique, je dus pourtant m’occuper des aspects pratiques qui matérialisent le deuil, à savoir la mise en carton de la vie qu’avait menée ma grand-mère. C’est dans ces circonstances que je tombais pour la première fois sur le miroir, abandonné dans une boîte au coin de la cave. Mon rapport à lui a été immédiatement défini à la lumière du contexte dans lequel sa découverte s’inscrivait ; mon regard terni par le deuil a influencé ce que je cherchais à projeter en lui.
Ce qui me marqua en premier était ce manche anthropomorphe sur lequel était vissé une sphère de bronze, mon imagination conditionnée y projeta un corps d’homme contraint de porter ce poids si lourd : cela raisonna en moi. Inconsciemment, par jeu de transfert, je mettais des mots à ma souffrance, mon corps tout entier ressentait le poids du deuil, le poids de la tristesse, le poids de la culpabilité ; cette pesanteur que je portais et qui m’étouffait.
La seconde impression qu’il produit en moi était liée à sa fonction attendue, celle de miroir ; en me plongeant en lui, et par là en moi, je vis le reflet de quelqu’un de terne, de triste, de perdu ; un reflet que je fuyais, que je condamnais et que j’assommais de reproches. Le miroir me projetait face à moi-même, sans filtre, sans intervention extérieure ; il me plongeait dans une introspection profonde, il me livrait à la dureté de ce regard.
Au départ, sans trop savoir à quelle finalité, mais en me fiant à mon instinct et à mon rapport à ce miroir, je choisis de le garder auprès de moi, nouant ainsi un pacte dans la traversée des étapes de la vie. Il m’a ainsi accompagnée dans l’épreuve et dans le doute, face aux choix et aux changements ; m’invitant sans cesse à questionner le regard que je portais sur moi-même et sur la vie, à prendre le temps de m’arrêter, à identifier les différents poids inconscients que je portais. Avec le temps, sa présence devint plus discrète, un symbole oublié dans un coin de mon appartement, reprenant l’état banni dans lequel je l’avais trouvé.
A l’instant où j’écris ces mots, c’est à présent ma propre vie que je mets en carton, signe d’un nouveau départ ; c’est ainsi à la lumière de ce nouveau contexte que je le redécouvre. Son manche me parait plus léger, et le regard qu’il projette plus serein, confiant, le reflet d’un aboutissement. L’instinct qui m’avait portée à le garder suite à notre première rencontre me pousse aujourd’hui à le libérer afin qu’il puisse refléter un nouveau regard. Dans le monde dans lequel nous vivons, nous portons tous un poids, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre ; le poids des responsabilités, le poids de la solitude, le poids de l’âge ou encore le poids de la maladie ; poids dont nous avons besoin de nous décharger. Nous portons tous un regard sur nous-même, influencé ou emprisonné par les étapes et les épreuves de la vie ; un regard parfois bienveillant, parfois dur, parfois juste et parfois injuste.
A celui ou celle qui me lit, voilà que le miroir s’est glissé à présent sur votre chemin, comme une invitation à vous arrêter un instant et à plonger dans ce reflet qui est le vôtre ; vous mettant peut-être face à vos limites, à vos peurs ou à vos faiblesses, vous permettant peut-être d’identifier les poids dont vous avez besoin de vous décharger. Quel sera le regard que vous choisirez de porter ?
Il reposa la feuille devant lui, troublé par la beauté et la puissance de ce récit, par le poids de chaque mot. Le silence de la nuit enveloppait la pièce, participant à la charge émotionnelle de l’instant, à la relation d’intimité qui se créait. Il se sentait déstabilisé par ce miroir muet qui semblait l’attendre, le défier, l’attirer à lui par une force invisible. Malgré son appréhension, il ne pouvait résister ; il décida d’y plonger à son tour.
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