Métamorphose
Je me réveille dans le noir complet, engourdie, je ne parviens pas à déployer mes membres, comme prise au piège dans une boîte trop étroite. J’entends le ronronnement d’un appareil électronique, là, tout proche, mais je ne vois que le noir. Je devine des portes qui s’ouvrent et se ferment au loin, le vrombissement agressif d’un aspirateur, un bruit de chariot qui s’approche mais qui continue sa route. Le silence retombe, mes sens embrumés mais intrigués me plongent dans une introspection désagréable. Où sont mes membres ? Je me sens rigide, figée, immobilisée. Il fait toujours désespérément noir, mais je pense deviner le contour de quatre parois. Les voilà, mes membres ? Un courant d’air me parcoure, rebondissant contre mes limites, aiguisant mes repères, me confirmant la triste réalité que je m’étais imaginée : je ne suis pas prise au piège dans une boîte trop étroite, je suis la boîte. Seule cette fine cicatrice qui entaille ma paroi supérieure me permet de respirer le monde extérieur. Abandonnée à ma prison noire, je me sens comme éteinte.
Une sensation inconfortable me tire de ma léthargie. Mon dos, ou plutôt ma paroi arrière, devient pesante, trop pesante, comme lestée par un poids supplémentaire. Un déluge s’abat sur moi à grands flots, je sens le torrent d’eau me parcourir, m’infiltrer, m’inonder, puis brusquement s’arrêter. Je suis pleine. Une décharge électrique puissante me traverse, foudroyant ma torpeur, réanimant mes sens, exaltant mes sensations, éclairant brusquement mon environnement. Gorgée d’une énergie nouvelle, je me mets moi aussi à ronronner sous la chaleur réconfortante qui m’enveloppe. Je ne suis plus limitée à quatre parois, mais enrichie d’une multitude de tubes et de courants revigorants. Libérée de mon masque opaque, je m’autorise à découvrir le monde qui m’entoure.
Avachie sur une table ronde, encadrée par trois murs blancs et soutenue par un quatrième, je repose dans une pièce toute aussi carrée que moi. Une ampoule nue tombe du plafond, éclairant la pièce d’une lumière artificielle, sans chaleur, palliant comme elle peut à l’absence de fenêtre. La décoration est minimaliste, pratique plutôt que fantaisiste. La seule animation provient d’une imprimante qui crache des feuilles sans relâche dans un capharnaüm de sons électroniques, manipulée par une force hors de portée. Une plante gît dans un coin à ma droite, à côté d’un trou béant qui doit être l’entrée, ses feuilles jaunâtres trahissant sa mise à l’écart, comme une excentricité déplacée dans ce monde matériel. Sur le mur en face de moi, au-dessus de l’imprimante imperturbable, je compte six bannettes identiques, de couleur neutre, départagées uniquement par des étiquettes qui me sont rendues illisibles par la distance. Certaines se noient dans un amas d’enveloppes de toutes tailles tandis que d’autres se complaisent dans un vide révélateur, bien que j’ignore lequel de l’abondance ou du manque soit le plus estimable. Un comptoir bas longe le mur à ma gauche sur toute sa longueur, exhibant fièrement un lot ordonné de stylos, surligneurs, feutres, cahiers, post-it, trombones et agrafeuses. Multifonction, il expose également un assortiment coloré de capsules de café emballées, correspondant à autant de saveurs et d’intensités différentes, laissant une liberté de choix précieuse dans cette pièce automatisée. Des gobelets en carton standardisés attendent sagement à côté, prêts à être comblés de cette douce chaleur, complétés à souhait par des bûchettes de sucre et des coupelles de lait individuelles.
Arrivée au bout de ce monde carré, l’excitation fait place à la mélancolie, la pièce s’assombrit sous l’emprise de mes pensées, l’imprimante complice se mure elle aussi dans un silence pesant, m’abandonnant de nouveau à une introspection désagréable. Qui suis-je réellement ? Quel est mon rôle dans ce monde ? Impuissante face à mes questions existentielles, je me laisse emporter par une douce veille.
Une agitation toute proche me délivre soudain de ma léthargie. Une grande femme aux cheveux strictement attachés me fait face, munie d’une capsule grise et d’un gobelet. Après avoir déchiré sèchement l’emballage plastique enveloppant la capsule, elle l’insère dans mes entrailles par la cicatrice prévue à cet effet. Tout en plaçant le gobelet contre moi, elle pianote une instruction sur ma paroi avant, déclenchant une effervescence sans mesure. Mon dos chauffe, mes tuyaux s’animent et se gorgent de liquide noir, mon corps tout entier vibre, s’agite, se déchaîne ; comblant le gobelet de cette douce chaleur. L’arôme dévoilé est puissant, intense, corsé. Je ronronne de plaisir face à ma nouvelle identité, face à ce rôle si précieux qui m’est confié ; libérée de la mélancolie, je découvre l’euphorie. Bercée par ce nouveau sens de la vie, je m’aperçois trop tard que ma visiteuse à la longue silhouette distinguée s’éloigne déjà, sans se retourner, pressée par une horloge invisible, sans que nous ayons pu faire connaissance. Ne suis-je donc qu’éphémère ?
L’entrée d’un second visiteur ne me laisse pas le temps de méditer sur la question. Vêtu d’un complet sombre, il marche calmement, maître de son temps, avec un air pensif, mais sans toutefois se perdre dans ses pensées. Il prend le temps d’étudier avec soin les différentes capsules avant d’en choisir une de manière délicate, c’est un homme de maîtrise. Plus petit que ma précédente rencontre, mais non moins imposant par la prestance et la confiance qu’il dégage, il se tourne vers moi, m’offrant un premier tête-à-tête précieux mais limité dans le temps. Son regard perçant, pénétrant, m’attire et me trouble à la fois ; bien qu’intriguée, je me sens à découvert. Le café distribué, il insiste pour me tenir compagnie quelques minutes supplémentaires, devinant ma solitude. Peut-il seulement me libérer de cette prison ? Je crois deviner un sourire complice sur son visage, comme s’il m’avait comprise, et pourtant il s’éloigne déjà.
Il salue ma troisième rencontre d’une poignée de mains avant de sortir de la pièce. C’est une deuxième femme, aussi grande que la première, mais bien différente. Tête baissée, perdue dans la lecture d’un document marqué confidentiel, elle avance à petit pas, absente, insensible à son environnement, presque perdue. Alors que j'ignore encore tout de l’objet de sa visite, elle s’arrête, comme si elle prenait seulement conscience de son entourage. Nos regards se croisent ; le sien est vide. Est-ce par concentration, par absorption complète dans sa tâche, ou bien dois-je y déceler une forme de panique, de détresse, de surmenage ? Une voix ferme venant de l’extérieur la rappelle brusquement à l’ordre, la presse, me l’enlève, laissant la question sans approfondissement.
J’attends, un froid humide m’enveloppe. J’attends encore, mes entrailles s’engourdissent. J’attends toujours, la veille m’emporte.
Une succession de pressions désagréables sur mon flanc me réanime. J’ai juste le temps de renouer avec le visage strict de ma première rencontre que celle-ci me balance déjà de droite à gauche, remuant mes tripes avec déchaînement sur le rythme strident de l’imprimante qui vient se joindre à la tempête. Elle me repose brutalement avec un regard noir qui traduit tout son dédain, son irritation, sa méprise pour ce que je suis. Elle arrache ses feuilles à l’imprimante et quitte la pièce avec une injure en guise d’adieu, nous laissant pour seul héritage un sentiment de dépit généralisé. C’est alors que je remarque une jeune fille que je n’avais pas vue entrer, volontairement en retrait, comme pour s’effacer ; silencieuse, comme pour ne pas se faire remarquer. Elle se montre hésitante face aux capsules, en prend une orange, une bleue, une grise, avant de renoncer complètement, piégée par le doute. Pourtant, je sens dans son regard triste une flamme qui brille encore derrière cette façade dénuée de fantaisie, une lueur d’espoir qui attend d’être ravivée. Gênée de ma curiosité, elle baisse les yeux et laisse un silence gênant s’installer entre nous avant de me quitter.
Un binôme masculin choisit alors de faire son entrée, porté par une jovialité qui ignore tout encore de l’amertume de la pièce. Ils discutent, s’animent, rient, comme immunisés contre le pessimisme ambiant ; le temps ne semble pas avoir d’emprise sur eux. Leur enthousiasme se reflète dans un choix d’arômes doux, moelleux, voluptueux ; des notes de caramel et de noisette résonnent dans mes profondeurs. Je me laisse prendre au jeu de cette chaleur envoûtante, puissante, m’abandonnant à ce liquide noir qui me pénètre, succombant tout entière à l’extase. Mes partenaires se retirent alors, sonnant la fin de l’acte, me laissant plongée dans une douce et longue béatitude qui me coupe du temps.
Lorsque j’émerge, je comprends que mon rôle est terminé ; au loin, des lumières s’éteignent, des portes se ferment, des pas se pressent. Le ballet professionnel prend fin.
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