3 - L'éloignement
Résumé des chapitres précédents : Pour Diana Artz, les problèmes n’ont pas commencé avec cette intrusion d’un inconnu dans sa maison perdue en pleine garrigue non loin d’Aix. Mariée à Paul, elle a habité un joli appartement à la Défense. Paul s’est mis à changer. Les missions qu’il a effectuées pour le laboratoire Deuring, son employeur, n’ont pas suffi à cette époque à égayer la vie du couple. Son terrible accident n’a rien arrangé. Il s’est mis à passer son temps à acheter des objets hétéroclites, et à rêver de campagne. Pour lui, Diana a accepté de déménager.
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Il me semblait faire beaucoup pour lui. Autant que lui pour moi, et ses attentions n’étaient jamais mises en défaut. Je l’avais donc suivi. On emmène son baluchon, on suit son mari. J’étais une femme pondérée, sans trop d’ambition, malgré l’image que je pouvais renvoyer au travail, désastreusement zélée, et n’aspirant qu’à une vie tranquille. La gentillesse de Paul m’avait toujours encouragée à sauver notre relation coûte que coûte. Je ne fais pas partie de ces êtres éternellement insatisfaits qui, au bout de trois ans de mariage, se demandent si une vie avec quelqu’un d’autre n’aurait pas été meilleure, et rêvent à de nouvelles rencontres. Non, ma placidité jusque là m’avait permis d’être relativement sereine, comme la plupart des gens. Il faut se forcer un peu, pour rentrer dans son moule d’homme et de femme. Je ne rechignais pas.
En somme, je ne recherchais pas les histoires. Notre petite coterie d’amis formée à Paris s’étoffa à Tours. Cependant, dans ce jardin de la France qu’est la Touraine, la situation mentale de mon mari ne s’améliora pas. Au contraire. Je tenais Charles Deuring au courant de son évolution, je l’informais des agissements de Paul, des mille et un détails de sa vie quotidienne que tout le monde eût jugés anodins mais qui intéressaient toujours le patron du laboratoire parisien au plus haut degré. Il me l’avait assuré à plusieurs reprises.
Quand Paul manifesta le désir de partir pour le sud, cette fois je dis oui sans discuter, tout en lui imposant l’idée de la maison de ses parents. L’état mental de mon mari ne s’améliorait pas. Ce qu’il traversait était pour le moins diffus et ne laissait pas de me mettre mal à l’aise. J’avais l’impression d’être en présence d’un artiste qui s’ignore, d’un Van Gogh bohémiant de région en région sans jamais trouver son asile de paix. Le mas d’Aix allait nous convenir à tous les deux, j’en étais certaine. Michel Debreuil, suite à une conversation où je lui exposais le plus sincèrement du monde les troubles psychologiques de son fils, désira nous aider financièrement. Cette attention me toucha à un point que je n’aurais pu imaginer. L’amour des parents pour leur fils était à l’unisson du mien. Je mis beaucoup de chaleur et de déférence en embrassant cette année-là mon beau-père pour la nouvelle année. C’étaient de nouvelles mains se joignant aux miennes afin de m’aider dans mon labeur amoureux, dans la construction de ce château de petite fille opiniâtre à l’intérieur du cœur. Le cœur est têtu. Ce don de la maison fut un encouragement, en même temps qu’un parachèvement. Certes, la question des enfants commençait à me tarauder, mais je n’avais que trente-deux ans, et encore un peu de temps devant moi.
Paul n’avait plus toute sa personnalité depuis longtemps. Un jour, à Azay, il était parti sur les routes, comme ça, sans rien dire. S’il n’avait pas eu son portable, jamais la gendarmerie ne l’aurait retrouvé. « Mais je retournais chez moi, Diana ! m’avait-il lancé alors que les gendarmes l’encadraient. Ce n’est pas dur à comprendre, non ? » Son discours haché et incohérent, dans lequel il évoquait des étendues herbeuses, un paysage de landes et des roches moussues, et au sommet de la cloche céleste, le soleil immanent, avait déclenché ma décision définitive de nous en aller à Aix. C’était une décision cette fois sans appel. « Tu as bien fait, Diana, me dit son père au téléphone. Mon fils est fantasque et incohérent. Nous serons près de vous. Même si je sais que nous sommes en voyage tout le temps. Il y aura certainement d’autres crises, tu vas tenir le coup ? »
La façon sonore de lui répondre « oui ! » m’ébahit moi-même. Je sais que le métier d’infirmière ne m’aurait pas déplu. Un grand pan de ma personnalité verse dans l’altruisme, je crois, sans prétention aucune, et l’autre dans la normalité et la pudeur. J’avais choisi de vivre avec Paul. Oh, si cela avait été un autre homme, la vie aurait été à peu près semblable, conforme à celle de mon imagination. Une imagination sage rend bien des services. Elle vous permet de traverser l’existence de façon apaisée. Les complications, c’est nous qui en décidons le plus souvent, par ennui. Mais je vous l’ai dit, mon caractère assez doux et sage me poussait à ne pas remettre en cause mon existence aux côtés de Paul. De temps à autre, une petite voix en moi me traite d’hypocrite désormais. N’étais-je pas curieuse, dès les premières anomalies apparues dans son comportement à Paris, à la Défense, de savoir comment il allait évoluer, lui et son mal ? Une infirmière agit-elle à l’hôpital uniquement par dévouement et altruisme ? N’est-on pas tous un peu voyeurs, tels que nous sommes, puisqu’il nous a été donné des yeux à la naissance, et que voir est naturel ? Partir, nous n’avions pas le choix. De toutes les façons, c’était cela, ou bien pour Paul se retrouver à végéter dans une maison de repos en Touraine, à l’écart de toute civilisation, autrement dit chez les fous, et pour de vrai. Et d’ailleurs, lorsque Paul réalisa que nous déménagions pour le sud, il poussa un cri d’enthousiasme que je n’oublierais jamais. J’étais si heureuse pour lui, pour moi.
A Aix, les parents de Paul ne nous furent jamais d’un bon secours, mais Michel Debreuil m’avait prévenue à demi-mots. Nous avoir offert la maison et de l’argent était suffisant à ses yeux. C’est ce qu’on nomme « l’amour matériel ». Lui et la mère de Paul, leur retraite venue, ne restaient pas en place. Je me retrouvai toute seule pour gérer le cas de mon mari.
Etonnamment, - et alors que je m’y attendais en aucune façon, - Paul me trompa à cette époque, quelques mois après notre installation. Cela se passa rien qu’une fois, et je crus d’abord que je pourrais passer l’éponge. D’autant que j’appris quelques temps plus tard que l’amante de Paul n’était autre que la femme du paysagiste venu faire des aménagements chez nous. Elle était réputée dans les patelins à la ronde pour être une femme facile, et Paul n’était pas le premier à se faire sauter dessus par ce genre d’allumeuse. Je crois que je lui en voulus surtout parce que, d’une certaine manière, il avait beau avoir des soucis mentaux qui nous rendaient la vie problématique, il avait été comme les autres, il avait cédé lamentablement à la tentation, et ses prédilections à donner des coups de rein – quand bien même eussent-ils été que mécaniques - me le rendaient soudain bien triste et ordinaire.
En matière de sexe, j’étais modérément demandeuse, peut-être était-ce une erreur ? Ma nature est ainsi, je vous le dis, je vous le répète. Une nature féminine normale, de bonne volonté, sentimentale, très sensible, émoustillée rarement, juste quand il le faut, par exemple pour parachever une journée de bonheur en compagnie de son mari au lit. Disons que je n’étais pas contre. Mais il est vrai qu’à l’époque de notre arrivée dans le mas d’Aix, vu la passivité, voire l’amollissement de Paul en apparence, et mon entêtement à trouver du travail, nous n’avions plus beaucoup de ces instants sensuels. La tromperie de Paul me plongea dans des abimes de perplexité. Je sentis le détachement poindre. Paul était de son côté toujours aussi lunaire et de plus en plus indifférent à la vie des gens autour de lui. Me tromper était peut-être une autre manifestation de sa folie montante. J’étais comme un alpiniste imprudent dont la main s’accroche à une paroi glacée et qu’il sent bien qu’elle va lâcher sa prise, contre sa volonté. Cette main a beau lui appartenir, cette main, il a beau la commander, maintenant qu’il est suspendu à la paroi, il a l’impression qu’elle n’a jamais été aussi éloignée de lui. Elle ne lui appartient plus. Son corps l’abandonne, et sa tête aussi. Pour ma part, je cessai d’en vouloir à Paul, qu’il s’avérât volage ou non. Cela m’étonnait à peine. Il s’éloignait, c’était tout. Mais donc, l’aimais-je encore ? Rien que de me poser la question commença de m’irriter au plus haut point. J’entrevis une réalité bien sombre. Non pas que j’étais une femme totalement idiote et candide et lui un homme rêveur et absolument insatisfait, mais nous nous étions trompés mutuellement. Ce fut à mon tour de connaître le creux de la vague. Et quand je dis « trompés », ce fut dans les deux sens du mot, car je cédai aussi. Une cocotte enfiévrée l’avait assujetti, j’en fis de même, avec un homme. Puisque Paul Debreuil n’était peut-être pas le meilleur choix pour moi, il fallait que Diana Artz ne fût pas le meilleur choix pour lui. Querelle dérisoire, vaniteuse vengeance. Je m’égarai. A la fin, après ma première coucherie hors de la maison, je n’étais plus guère étonnée, à peine attristée. Ces fredaines sont si banales. Le divorce est une péripétie de moyenne importance. Je trompai donc Paul avec un collègue de mon nouveau travail, (j’étais alors sous-directrice dans une administration d’Aix), un certain Nicolas. Pour avoir ensuite l’idée de concevoir un enfant, tout cela n’est pas facile, admettez-le. Ce projet continuait pourtant sa gestation en moi. Tous, avant d’être une graine, ne sommes-nous pas une idée ? Oui, chaque homme et chaque femme sont une idée. Nous continuâmes de coucher ensemble, Paul et moi, mais cela ne venait pas. Aucun enfant en vue, pas de ventre arrondi, rien comme grossesse. Paul parlait encore de vouloir partir.
Un jour, je finis par lâcher. Nos infidélités mutuelles furent consignées promptement par le juge, et le divorce prononcé.
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