16 - Sex and drug
Résumé des chapitres précédents – 1 à 15 :
Diana Artz vit dans la psychose depuis son agression. Soupçonnant son ex mari, Paul Debreuil, elle se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme en civil, Olivia Caron, qui utilise son temps libre pour aider dans l’enquête qui vient de s’ouvrir sur la mort d’une étudiante, Nicole Dunham. Diana soupçonne dans cette affaire son ex mari, mais tente de le disculper. Puis ce dernier l’agresse une nouvelle fois. Au lieu de porter plainte, et pour se changer les idées, elle accepte la proposition d’Olivia de la suivre pour interroger de façon non officielle le fiancé de Nicole Dunham : Andreas Öpfe. L’étudiant leur révèle qu’il s’était disputé avec Nicole car celle-ci, jalouse, l’avait surpris dans les bras d’une autre étudiante, Grace Rockwell, lors d’une fête de fin d’année. Pour Nicole, c’en était trop, d’autant qu’elle avait prouvé à Andreas par une vidéo que Grace était homosexuelle et que s’intéresser à elle n’en valait pas la peine. Elle avait quitté la fête précipitamment. Les gens l’avaient vu chercher en vain son téléphone. Lors de l’interrogatoire, Andreas explique que c’est Grace, plutôt très jolie, issue d’une famille riche de Boston, qui lui courrait après, lui l’étudiant allemand, et non le contraire.
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Sous l’injonction de la gendarme, pressé de se débarrasser, l’étudiant nous raconta de façon plus ou moins crue comment ils avaient fini par coucher ensemble. Son français ne lui permettait pas toutes les finesses qu’eût exigées un tel tableau. Sa bouche débitait les mots bruts, sans nuance, comme une scie grossière. Il commença par le prodrome de ce brûlant dévergondage, les charmes étalés de Grace durant la soirée, et, dans la chambre, son effeuillage qui avait, semblait-il, pris un temps fou, délicieusement osé, posé, corsé comme un breuvage d’antan, épicé, érotique. On ne s’embarrassait pas au Moyen-Âge, et là non plus. J’en voulais à l’étudiant du Rhin, car au demeurant, malgré son affliction, il racontait avec verve et une candeur touchante. Ce moment me sembla infernal. Les bières successives nous désinhibaient tous les trois. Et puisque nous étions devant un nouveau verre, qu’Olivia et lui ergotaient par sous-entendus, je me sentis suffisamment libre et tranquille pour insister et mettre devant mes yeux les images lestes qui allaient donner consistance à ce récit. C’était comme si la voix du jeune Allemand me libérait de mes chaînes. Cette époque de sérieux, à mon tour de lui arracher ses vêtements ! Quel pied-de-nez, de la part d’une femme aux abords rigides. Que racontait-il, qu’il l’avait baisée ? Mais comment ? De quelle façon pour ce coup de Rhin ? Ah ah ah ! De quel côté ? Par quel bout ? « Arrête, Diana ! » Andreas poursuivait son récit, plus hésitant à présent, comme si avec ses mots il foulait un sol mouvant et plein de dangers, un sol qu’il ne connaissait guère encore, le sol de nos esprits de femmes.
J’imaginais Grace posée devant lui, nue dans un rai de lune, sous les combles de la demeure, tandis que la musique branchée résonnait à tous les étages. Elle était comme une sirène éperdue, avec ses hanches américaines faisant écho aux vagues de l’Atlantique, là, tout près de mes oreilles, sa peau d’un ivoire intense prenant une teinte plus éclatante encore lorsque le corps féminin s’égare sous le désir, comme ces minéraux de l’espace palpitant à la lumière terrestre.
Comment Andreas aurait-il pu résister, transi et débutant ? Un être nouveau et mystérieux s’était rapproché, l’avait subjugué, un minois ravissant, un dos pour l’atterrissage, une croupe d’enfer, large, lourde, impudique et parfaite, sublime, caressante, un peu déesse, un peu antique, aux interstices finement ourlés, tapissés d’un blond qui avait fait ses preuves, ancien et vénitien. Une onde puissante les avait transportés, irrésistible, fougueuse, véritable fournaise des sens.
Mais la pamoison n’avait pas duré. Couverts par le murmure du beat électro, abrutis de vodka, ils n’avaient pas entendu l’arrivée de Nicole dans la pièce. Une lumière crue les avait surpris, resucée des lasers tranchants : une guillotine de lumière !
– Vous connaissez la suite, je vous l’ai dit tout à l’heure…
– Oui, Nicole tenait réellement à vous…
C’était une évidence. Je saisis mon Monaco avec une certaine rage, et du reste mes voisins la remarquèrent. J’essayais de balayer les pensées douces-amères qui me venaient en pensant à Nicolas et Paul, dont les talents ondulatoires ne me convainquaient pas en comparaison, mais peut-être par ma faute. Pouvais-je être objective, après ce que j’avais vécu ?
Andreas esquissa un geste de lassitude.
– Oui, rumina-t-il, Nicole tenait réellement à moi. Elle n’admettait pas que Grace décide comme ça de me mettre le grappin dessus. Mais quand elle nous a surpris, nus comme on était, en plein action… Elle avait raison. Grace avait de mauvaises fréquentations…
– Vous ne vous souvenez toujours pas du nom de cette personne qui lui a envoyé la vidéo sur l’homosexualité de Grace et désirait les séparer d’une certaine manière ?
– Non.
– Certain ?
Andreas protesta. Nicole ne lui avait rien dit.
– Mais de quelles mauvaises fréquentations parlez-vous ? questionnai-je soudain, alors que ma voisine s’apprêtait à renchérir. Pardon, Olivia. Mais vous avez dit cela, Andreas ?
Nous attendîmes une réponse de l’étudiant. L’entretien s’éternisait, et j’avais envie de jouer un rôle, sur cette terrasse. Olivia l’avait bien compris.
– Je vous l’ai dit tout à l’heure, lâcha Andreas. Grace prenait du shit. Grace fréquentait des groupes de fumeurs.
– Du shit ou d’autres genres de drogue ? Cela allait jusqu’où ?
– Je ne sais pas. Il faudrait demander à des types comme Blur.
– Blur ?
– C’est un surnom. Il s’appelle Hervé Lebeaud, on dit Blur ou Hervé-le-beau. Il est plus ou moins connu et réputé sur le campus. Des fois, il est venu parler à Grace quand j’étais avec elle. Je ne voulais pas savoir ce qu’ils tramaient tous les deux. Il est un peu louche et assez lourd, ce type. Pas mon genre. Lui et Grace se côtoyaient.
– Il la fournit en cannabis, c’est bien ça ?
Le silence d’Andreas était manifestement révélateur.
– Oui, expliqua-t-il, c’est lui qui approvisionne Grace. Mais vous n’avez qu’à lui demander ! Enfin, un peu de came pour ses fêtes, de la came douce… Shit, molly… Classique quoi.
– Classique ? s’offusqua Olivia. La molly a des effets délétères, pires que le shit, je ne vous apprends rien. De l’insuffisance hépatique à la déprime et la névrose à force d’en prendre.
– Mais c’était léger, tenta de lui opposer mollement Andreas.
Moi, me dis-je, elle aurait pu m’apprendre, la gendarme. Je n’avais vu en vrai de pilules de MDMA, molly ou ectasy, ni manipulé un vaporisateur de marijuana allongée sur des tapis, les seins à l’air. Mais est-ce que ça valait le coup ?
– Çà circule dans les fêtes, reprit Andreas. Moi, je n’en causais pas avec Grace, je n’aime pas ça, je ne voulais pas tout gâcher. On comprend pourquoi elle ne rentre jamais dans son pays. Elle est plus tranquille ici. D’ailleurs elle me l’a dit, fit Andreas en s’attribuant un air narquois, dans le but de reprendre un peu d’assurance. A cause de ses penchants…
– Les Etats-Unis sont pourtant un pays de liberté, objecta Olivia.
– Sans doute. Mais il y a une certaine pression quand même, il faut choisir son camp. On est dans une communauté, pas dans une autre, d’autant que si Grace est vraiment homosexuelle… Vous savez, les Républiques trop peuplées sont des leurres, elles donnent naissance à des petits pays à l’intérieur d’elles-mêmes, qui sont parfois de véritables petites tyrannies.
L’Allemand allait rajouter quelque chose puis se ravisa. Olivia n’y avait pris garde, et j’étais lasse de mon côté à l’instar des autres. Pouvait-on terminer l’entretien ? Il devait y aller.
– Qu’en pensez-vous ? me demanda Olivia un peu plus tard, alors qu’elle venait de démarrer, il est bien, notre Allemand.
– Hum, oui, j’ai l’impression qu’il ne ferait pas de mal à une mouche. Ce n’est pas notre tueur.
– Il faut quand même se méfier, même s’il avait l’air peiné pour sa pauvre Nicole. Je vais tacher de téléphoner à cet ami de Marseille qui le connait, celui qui joue aux jeux vidéo. Histoire de recouper nos impressions.
– C’est vrai, dis-je en regardant par la vitre et en songeant à la souffrance qu’avaient exprimé les rictus de l’étudiant allemand pendant ces entretiens successifs. Victime ou coupable, c’est vraiment tout l’un ou tout l’autre.
J’étais peinée moi-même de tels états d’âme. En outre, je ne savais quelle contenance prendre durant ce retour. Je me retranchai dans mon mutisme. Olivia n’était pas encore tout à fait une amie, et elle représentait la loi. Je craignais qu’après cette entorse dans la procédure, elle ne souhaitât poursuivre ses investigations seule.
– Bon, on se reverra peut-être, finit-elle pourtant par dire lorsqu’elle me déposa devant mon auto.
A percevoir l’inflexion de sa voix, on eût dit qu’elle regrettait ne pas pouvoir me proposer plus de son côté. Me trouvait-elle méfiante ? Avais-je un air ? Pour sortir de sa solitude, il faut commencer par aller vers les autres, et en ce moment, c’était pire, je ne faisais aucun effort. Mon orgueil me forçait à rester sur mon quant-à-soi. Les derniers événements n’arrangeaient rien. L’orgueil est une bête sauvage. Il revient toujours à la charge.
– Bon, au-revoir.
– Au revoir…
– Vous pouvez m’appeler Olivia…
Elle avait dit cela sur un ton insistant et enjoué. Mon visage s’illumina. Un écho de sourire. Pour sa part, elle savait dompter sa bête sauvage.
– Entendu, dis-je. Et… Et si vous voulez, vous pouvez me tenir au courant…
Elle nota mon numéro de portable. Puis elle partit en accélérant, non sans m’avoir accordé l’une de ses œillades aussi directes qu’amicales dont elle avait le secret.
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