24 - Des outils et des pétales
CHAPITRE 24 – DES OUTILS ET DES PETALES –
Résumé des chapitres précédents – 1 à 23 :
Soupçonnant son ex mari Paul de l’avoir agressée, Diana Artz se remémore le comportement étrange de celui-ci. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme qui enquête sur la mort de Nicole Dunham. L’accompagnant, elle apprend que Nicole était jalouse de Grace Rockwell, laquelle courait après son fiancé et se fournissait en cannabis auprès d’un certain Blur. Toutes les deux interrogent Blur, qui avoue avoir fourni la doyenne du campus en drogue thérapeutique. Il raconte qu’il a été agressé par un type lui ordonnant de ne plus fournir Grace. Celle-ci assume son incartade avec Andreas, le petit ami de Nicole. Elle n’est pas au courant d’une vidéo dévoilant son homosexualité qu’aurait possédée l’étudiante assassinée. Dans la foulée, la doyenne de la fac dit s’être disputée avec Grace pendant la fête. Le gardien confirme avoir vu le scooter de Grace quitter la propriété et la doyenne la suivre dans la nuit. A propos de nuit, Paul rend visite un soir à Diana, et celle en se surprenant elle-même se réconcilie charnellement avec lui. Olivia et Diana vont à la grotte où a été retrouvée Nicole Dunham. Le corps était disposé en fœtus, bras croisés, dans une crevasse tapissée de pétales.
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A Aix, le muséum d’histoire naturelle n’était plus situé dans le magnifique hôtel particulier du centre-ville. Il fallut nous diriger au contraire jusqu’à l’entrée du parc Saint-Mitre, où les collections avaient été redéployées. Le professeur Brunettiau allait nous recevoir.
Il y avait encore des travaux à l’intérieur. Toutes les salles d’exposition n’étaient pas achevées. Beaucoup même étaient vides, ou bien avec des bâches de plastique protégeant ici et là des animaux empaillés. La salle qui s’apprêtait à recevoir les œufs de dinosaures découverts du côté de la montagne Sainte-Victoire s’annonçait superbe. Il faut dire que le site « d’Eggs-en-Provence » comme le disaient les Anglo-Saxons, était connu mondialement, tant le nombre d’œufs retrouvés s’avérait exceptionnel. Nous croisions des étudiants donnant un coup de main, ainsi que des adultes responsables du chantier.
Brunettiau était paléoanthropologue. Ce quadragénaire à la figure allongée comme un épi, affublée d’un nez proéminent, lunettes sur le front, possédait une allure qui voulait faire jeune.
– Allons dans mon bureau. Enfin ce qui me sert de bureau pour le moment. Voulez-vous boire quelque chose ?
Nous déclinâmes le café. Mais un étudiant nous proposa un excellent Rosato très frais. Olivia ne résista pas à un petit verre, et moi non plus. Ils ne s’embêtaient pas ici, cela sentait les vacances, et le travail dans la bonne humeur. « Pour goûter » précisa mon amie en songeant à sa grossesse. Puis elle évoqua la mort de Nicole Dunham, et aborda la question de la sépulture retrouvée dans la grotte. Les détails avaient de quoi laisser perplexe. La gendarme montra à l’expert une photo.
– Le corps ne pouvait pas tenir entièrement allongée dans la tombe, dit-elle. Il s’agit d’un simple trou au fond d’une grotte.
– Plutôt un abri sous roche, interrompit Brunettiau.
– Ah, si vous voulez. La victime était sur le dos, les genoux relevés pour que le corps tienne dans le trou, les mains croisées tenant chacune l’avant-bras opposé.
Je ne cessais de me représenter Nicole dans son repos ultime. Ses traits paisibles, les yeux fermés, l’ourlet de ses lèvres clairement défini, ses membres fins courant le long du corps, allongée pour l’éternité dans son lit végétal. Mi femme indienne, mi princesse Viking. Pauvre fille. Dire que je connaissais l’ignoble monstre qui avait fait ça… Mais peut-être l’avais-je attirée hier soir parce que j’entendais mettre la main sur lui ? Peut-être voulais-je créer un point de fixation ? Pour ne pas qu’il s’échappe ? En étais-tu bien sûre, Diana ? Ne deviendrais-tu pas un peu tordue toi aussi ?
– Et nous avons trouvé ces objets avec le corps. Nous voudrions en savoir plus à leur sujet…
Olivia montra une série de photos à Brunettiau. Sur la première, on apercevait en grand une forme trapézoïdale, lisse et brillante, couleur anthracite, bombée, magnifique. Le professeur reconnut dans ce que j’avais cru être un simple savon noir une hache votive. Il passa à la seconde photo et authentifia sans hésiter un poinçon en os.
– D’une époque récente, récente pour nous, les préhistoriens, car cela date du néolithique. Et cet outil sublime est une lame qui ressemble à l’industrie du Grand Pressigny, ajouta le professeur en détaillant la troisième photo, sur laquelle on apercevait un silex long et pointu, brunâtre comme de la cire, bordée d’une infinité de facettes en façon d’écailles. Même époque. C’est une véritable orgie d’artéfacts que vous me présentez là, dites-moi. Des objets de la préhistoire récente. Il faudrait que je les étudie de près pour voir si ce sont des faux, bien sûr…
Brunettiau nous indiqua que les cailloux crémeux sur le cliché suivant étaient en réalité des cauris, coquillages avec lesquels étaient confectionnés des colliers depuis la nuit des temps.
Olivia lui repassa les photos du corps de Nicole.
– La victime a eu le crâne lavé, le corps aussi dans une moindre mesure, baigné dans une rivière, et les muscles du cou et quelques tendons au niveau des membres sectionnés... Le légiste a noté des entailles. Cela vous inspire quelque chose ?
L’éminent préhistorien ne contint pas sa surprise. Puis il arbora une moue sceptique.
– Oui et non. Pour les muscles sectionnés et la position du corps, c’est une pratique eschatologique assez connue, que l’on retrouve chez les pré Cro-Magnon mais aussi chez les Néandertaliens, il y a cent cinquante mille ans environ. Civilisés comme vous et moi…
J’intervins :
– Je pensais que nous n’avions rien à voir avec l’homme de Neandertal ?
– Vrai et faux en même temps, dit Brunettiau en se tournant vers moi. Neandertal est une espèce différente, mais Cro-Magnon a pris du bon temps avec lui avant de rejoindre l’Europe, et nous, - du moins les Européens, - nous sommes un peu issus de lui. L’Europe à l’époque était cernée par les glaciers, et Neandertal s’est développé dans une espèce de niche, avec des caractères de résistance au froid particuliers, qui fait que son museau s’est allongé, qu’il a dû travailler avec sa bouche plus que Cro Magnon. Là-dessus, celui-ci arrive, avec une face vraiment orthognathe, différente. Ils ont coexisté, puis il y a eu croisement, - léger, - et sélection, et Neandertal a perdu. Quoiqu’il en soit, à l’époque il y a le pré-Cro-Magnon qui existe en Orient qui pratique aussi ce genre de rite eschatologique, en sectionnant les muscles. Et tous ses descendants depuis moins cent mille ans. Celui qui a fait ça n’est pas un Neandertal heureusement, conclut le professeur. Mais un assassin amateur de simulacre macabre et réussi, je dois dire.
Comme nous ne répondions rien, Brunettiau reprit :
– Donc les objets étaient dans la tombe ?
Olivia fit un simple oui. Nous nous sentions dépassés par l’érudition immense pressentie chez cet homme. Brunettiau approcha une photo près de son œil.
– Et il y avait des pétales sur le corps…
– Oui, dit Olivia intéressée, un peu partout, et sous le corps l’assassin ou les assassins ont mis du sable et des feuilles mortes.
– C’est cela. C’est une façon d’enterrer les morts chez les sociétés primitives. Je vous ai parlé du Neandertal ou du pré-Cro Magnon pour les muscles sectionnés, mais pour le reste, ce n’est pas à proprement parler un rite rare ou daté précisément dans le temps. Il y a des variantes. On a retrouvé des tombes avec des squelettes couchés en chien de fusil, ou face à la voûte de la grotte, et parfois les genoux touchent le menton. J’ai vu aussi des plaques calcaires et des omoplates de mammouth autour de certains morts, parfois de la terre ocre est collée au squelette. Le crâne du Mas d’Azil, en Ariège, avait les orbites fermées par deux plaquettes d’os taillé remplaçant les yeux, et un autre portait soixante-dix canines de cerf sous forme d’un collier. Oui, termina Brunettiau en redonnant les photos, si tout est véridique, alors c’est réussi comme mise en scène. Celui qui a fait ça s’est inspiré d’un rite qui remonte à très loin. Le fond de notre mémoire collective, quand les croyances et les dieux sont nés...
Un silence nous saisit tous les trois. A quand remontait donc la conscience, la religion, la peur du néant ?
Et puis, l’envie me pressait de leur crier : « Mais moi, je connais l’assassin ! Je sais qu’il est capable de ça ! Il est fantaisiste mais surtout fou. C’est Paul ! Paul Debreuil ! Je le connais. Je sais tout de lui. Vous devez me croire ! »
Mais rien ne sortit de ma bouche, ainsi que dans une sorte de rêve.
Plus tard, Olivia me demanda ce que je pensais de notre entrevue avec le professeur. Je n’avais pas envie de faire renaître ses soupçons à propos de Paul. J’avais encore besoin de ce dernier. Il me semblait confusément que notre histoire n’était pas terminée. La prison serait pour plus tard. C’est pourquoi je lui répondis sur le chemin du retour :
– L’assassin connaissait peut-être Nicole de près. Il a voulu maquiller son acte ignoble.
– S’il a voulu ça, avec une telle mise en scène, c’est un peu raté, non ? Il a oublié que malgré son subterfuge, les traces de viol resteraient sur la victime. Vous feriez cela pour maquiller votre crime sexuel ? Inventer une sorte de crime préhistorique ou je ne sais quoi… Un rituel d’un autre âge ?
– Peut-être est-ce un original ? Il a eu des remords et il a pensé à des obsèques dont il connaissait la forme. Ou bien il a voulu faire croire à un olibrius qui a la passion des enterrements préhistoriques. Je ne sais pas. Je ne suis pas du métier. Tout cela est juste horrible.
Je sentis poindre un malaise diffus au milieu de notre conversation. On eût dit qu’Olivia s’amusait, et moi je ruminais mon inquiétude avec tout ce que je savais sur Paul. Je me sentais devenir complice. En fait, Olivia était juste heureuse d’avoir de la compagnie pour enquêter.
Cet assassinat odieux la faisait bouillir, et elle me dit soudain, dans un claquement de langue :
– Grace Rockwell est étudiante en paléoanthropologie, vous vous rappelez ? Il faut que l’on creuse par là quand même.
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