25 - " Lobotomie d'une lionne "
Résumé des chapitres précédents – 1 à 24 :
Soupçonnant son ex mari Paul de l’avoir agressée, Diana Artz se remémore le comportement étrange de celui-ci. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme qui enquête sur la mort de Nicole Dunham. L’accompagnant, elle apprend que Nicole était jalouse de Grace Rockwell, laquelle courait après son fiancé et se fournissait en cannabis auprès de Blur. Grace assume son incartade avec Andreas, le petit ami de Nicole. Elle n’est pas au courant d’une vidéo dévoilant son homosexualité qu’aurait possédée l’étudiante assassinée. Dans la foulée, la doyenne de la fac dit s’être disputée avec Grace pendant la fête. Le gardien confirme avoir vu le scooter de Grace quitter la propriété et la doyenne la suivre dans la nuit. A propos de nuit, Paul rend visite un soir à Diana, et celle-ci se réconcilie charnellement avec lui. Olivia et Diana vont à la grotte où a été retrouvée Nicole Dunham. Le corps était disposé en fœtus dans une crevasse tapissée de pétales. Un professeur d’anthropologie leur apprend que ce genre de rite était pratiqué par les sociétés primitives de la fin de la préhistoire.
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Le lendemain matin, alors que j’étais en train de me dire que j’aurais bien aimé quand même voir un œuf de dinosaure en vrai, Olivia m’envoya un SMS. Justement je pensais à elle, - elle devait penser à moi, me figurai-je. Et aussitôt je balayai cette pensée qui, je le savais, allait en attirer d’autres, (j’ignorais lesquelles, je ne voulais pas même le savoir.) Certaines pensées piquent, comme les orties. Il ne faut pas se promener dedans.
Elle m’écrivit : Cc Diana. Impossible de mettre un pas devant l’autre aujourd’hui. Coup de barre après notre escapade d’hier. Le médecin veut que je me repose. C’est ma 1ère grossesse, manque d’expérience. Je n’ai donc rien à vous apprendre sur ma petite enquête. Dommage… Bonne journée !
Son message me laissait songeuse. Avait-elle vraiment des amis, cette femme ? Cette question me revenait sans cesse. Il est vrai qu’elle travaillait dans un univers essentiellement masculin, peu idoine pour nouer des relations amicales pouvant se prolonger hors du travail. De la savoir comme moi, isolée, tournant en rond, quasi seule après s’être échinée dans les études et les concours, me frustrait.
La visite de Nicolas fortifia ma conviction, tout en ouvrant un abîme béant sur mon avenir sentimental et mon désir d’enfant. Lui aussi avait étudié longuement, mais il ne savait guère s’y prendre pour faire évoluer notre relation dans le bon sens. Je commençai à être convaincue que plus on était éduqué, et moins on savait manier les pinces, dans l’âtre de l’amour ou sur le fourneau de l’amitié.
J’avais menti depuis le début à Olivia sur la question de Paul. Je me blâmais. Puisque j’avais cru effacer l’outrage que m’avait fait subir Paul par le frottement de Paul lui-même, mon raisonnement était d’effacer davantage encore, de nettoyer, de récurer fort dans mon cœur, afin de tout arrêter. Je me décidai à ne plus voir Paul du tout. Et peut-être devais-je renoncer à accompagner Olivia, surtout si son goût pour l’enquête mettait en danger sa grossesse. Pour m’occuper, je lus sur la préhistoire, je regardai des vidéos, et celles sur les fauves arrivaient toujours en tête. Impossible de m’en détacher, c’était idiot. Des heures entières, je suivais la traque d’un grand buffle par une meute de lionnes. Et mes clics s’enchaînaient sur d’autres victimes, sur d’autres prédateurs. Cela en devenait malsain.
La canicule s’était étiolée, et je m’attachai à nettoyer les abords de la maison. Ciel azur, volets myosotis, bassin turquoise, une orgie de bleus communiait avec mes yeux qui renvoyaient la même couleur. Olivia n’appelait pas, c’était tant mieux. Je retrouvai Nicolas le soir. Il avait insisté, et je ne savais pas dire non pour les gens pour lesquels j’avais de l’affection. Nous dînâmes dans un petit restaurant pittoresque à Pourrières, face à la Sainte Victoire, dont j’apercevais la dent crémeuse s’évaporer dans le couchant. Cézanne avait su transcender la réalité. Lui, le peintre incompris, lui avait donné un tour différent, à la montagne. Il fallait que je fasse de même avec ma vie. Ce soir-là, ma résolution fut de tenter de conserver les mêmes formes, les mêmes objets, les mêmes décors, le même compagnon, mais pour les modeler autrement, en changeant ma vision.
Les vérines sucré-salé étincelèrent sous le palais, tout comme la sole, véritable délice, accompagnée par un vin alsacien fruité au possible. Se remplir le ventre de bonne chère, au lieu de le remplir d’un enfant, n’était-ce pas une solution qu’adoptaient certaines trentenaires de nos jours. Ainsi que de vin et de voyages, de yogas, de projets associatifs divers, de nigauseries. J’essayai de ne pas penser à Paul, seul dans sa casemate de sauvage, ni à l’enquête d’Olivia. Ce fut difficile, parce que la coïncidence voulut qu’à la table voisine se sustentassent deux hommes et une femme qui discutaient en anglais. Or, avec Nicolas, nous surprîmes des bribes de leur conversation, et ils s’entretenaient de façon vive de la mort de Nicole Dunham. Ils avaient du reste posé dans un coin tout un barda d’appareils : il s’agissait de journalistes, ici pour faire des images. La mort de Nicole Dunham continuait de passionner et de faire grincer des dents outre Manche. Les tabloïds et Internet fourmillaient d’articles sur elle. Les experts de la gendarmerie patinaient, y lisait-on. Le capitanat de la justice sur l’enquête se faisait remarquer par sa méticulosité fastidieuse. Les recherches sur l’ADN, prioritaires, ne donnaient rien. Et pour cause, pensais-je : Paul n’était pas dans leurs bases de données.
Je convoquais dans ma mémoire tous les souvenirs agréables d’un certain passé. Plus tard, à la maison, étourdie par le vin, je me laissai faire. Ma réticence devant le désir de Nicolas n’avait pas été assez forte. La jouissance qu’il entendait me transmettre me procura des gémissements qui n’étaient pas les mêmes entre ceux qu’extrayaient ma gorge et ceux qu’expectoraient en secret mon cœur.
A l’apogée d’une si belle soirée, il me fut impossible de briser cette harmonie de façade, si je voulais modeler la vie avec la nouveauté d’un Paul Cézanne. Nicolas prenait appui sur la commode non loin du lit, et cela lui donnait de la force, sans peiner, tandis que mes jambes levées, haletants bâtons de chair, à force de saccades semblaient s’agiter de façon confuse, mais comme celles d’un pantin cassé : l’amante de Nicolas. Je mentais, je feignais, j’avais la paix. Mais il fallait s’y résoudre, je n’étais pas Cézanne. Je ne savais pas casser les lignes, transformer la lumière, détourner les couleurs, jouer sur les masses et les aplats, amener le regard où je voulais. Je n’étais pas maître des impressions, j’en étais l’esclave. Cependant, les apparences furent sauves, marquées par la suite du sceau d’une bonne bouteille de vin et d’un film entamant la nuit. Ah ! le couple, cette éphémère aptitude à la paix de l’esprit, équilibre instable, mur qu’il fallait toujours relever.
J’étais bizarre tout à coup, hasarda Nicolas en se dirigeant vers la salle de bain.
Et il avait l’air d’un dieu, dans sa nudité délassée, cependant lisse et peu douillette au fond, trop calculée, insuffisamment humaine.
– Tu trouves ?
Je me levai à mon tour, me recoiffai vaguement, n’osant lui révéler mes velléités de maternité.
Innocent et vide, il avait des attentions délicates, et à son retour, il prit soin de me caresser les cheveux, longuement. A peine ressentis-je quelques frissons. Mon esprit enrageait, tandis que ma capacité d’aimer se trouvait au point mort. Et l’amour en moi peu à peu se calcifiait, et, comme ces pierres qu’avalent les oiseaux pour digérer les aliments compliqués, tout à coup trop pointu, était en train de menacer de percer les parois de mon cœur.
Le lendemain, j’eus Joanna au téléphone. Mes quelques allusions à mon couple qui battait de l’aile la laissèrent de marbre. Ses enfants et son bonheur l’accaparaient. Bonne perdante, je lui proposai un tennis à Aix, sous les nuages, puis un sauna dans la foulée. Elle accepta, trop heureuse de se défaire un peu de sa progéniture, se délestant alors sur son mari, cette béquille moderne. En fin d’après-midi, une glace bien méritée nous attendait en ville. Joanna opta pour un banana split énorme, hérissé de cerises, et prit en photo son assiette, monstrueusement colorée, afin d’en faire profiter toutes ses amies abonnés à son téléphone. Ce pornfood indécent m’horripila.
Je pensais pouvoir m’endormir facilement ce soir-là. Ce fut impossible. A minuit, je me réfugiai devant un combat entre un rhinocéros et un hippopotame sur l’ordinateur. Je m’attendais à la victoire du rhinocéros, poids-lourd d’un gris perle charmant, bondissant et guilleret, avec des pattes en amortisseur, caparaçonné comme destrier du Moyen-âge. Je le connaissais bien, mon ami. C’était un animal cordial d’une puissance rare, phénoménale. Avec sa corne il allait foncer et crever le ballon graisseux de l’hippopotame, l’animal le plus dangereux d’Afrique, feignant et injuste, méchant et sournois, que je haïssais. Cet ennemi avait une peau foncée, épaisse et suintante, pleine de parasites. Pourtant, à ma grande stupeur, ce fut lui qui ouvrit sa mâchoire à cent quatre vingt degrés, rugit, chargea, déborda le brave rhinocéros débonnaire et encore un peu enfant, le fit tomber, le mordit sauvagement, le mit en fuite. J’avais oublié que mon rhinocéros était aveugle. Cela me mit hors de moi. N’étais-je pas aveugle à mon tour, tandis que je frémissais en songeant à Paul et à son état de nature ?
Mon intempérance m’exaspérait. Je rêvais d’escapade chez lui. J’avais soif d’envolée. Etais-je à la recherche d’une normalité nouvelle en tant que femme ? Mon différentiel intérieur était-il si grand avec les normes d’aujourd’hui ? J’étais perdue, inassouvie. Comme à un enfant à qui l’on eût donné une trop grande cuillère, chaque jour dans cette société on me mettait dans la main rien que ce qui ressemblait à du pouvoir, alors que mon désir de femme était ailleurs. L’aurore vint : mes yeux n’étaient pas fermés.
J’assistai à un lever du jour magnifique depuis la terrasse, silencieux et immaculé. Le plateau minéral s’éclairait par degrés, sous les festons roses de la fin de nuit qui le surplombaient, semblables à un rideau de scène. Le faisceau de lumière lentement transperça la surface, velouta les affleurements d’une écume dorée, poussa son éclat à travers la marqueterie de pierre et de végétation, pour enfin embraser tout le mas et venir me laver de cette nuit embarrassante et spongieuse. Et puis, tout en avalant ma tartine, avec ma tablette je tombai sur cette fameuse vidéo où une lionne léchait et défendait non pas son lionceau, mais un bébé antilope. Le frêle herbivore, encore mouillé par la naissance, tremblait sur ses pattes et bêlait parmi les hautes herbes. Or un autre lion avait repéré le Bambi. Sur l’image, on voyait la brute charger dans la seconde, mais la lionne s’opposait, bondissait, saisissait le faon dans la gueule, « son » petit, et le sauvait de l’attaque. Antilope ou lionceau, qu’importe ? Elle était en mal d’amour, la lionne, elle en avait soif de son amour maternel au nom de toute l’humanité entière, que son objet fût une antilope ou un lionceau, un éléphanteau, un zèbre, un agneau. Son instinct de mère passait avant tout. « Lobotomie d’une lionne » eût pu s’intituler cette courte séquence de civilisation sauvage. Sa renommée de chasseresse se retrouvait à la poubelle, à la lionne. Elle en meuglait, elle en barrissait, elle en rugissait d’amour, la lionne. Telle était ma conclusion du matin. Il fallait tout prendre en compte dans la vie ; la logique de la vie, ce n’était pas la logique des hommes. J’avais envie de revoir Paul. Le passé me manquait. J’avais envie de protéger mon ancien mari. Je m’étais occupée de lui pendant si longtemps comme d’un enfant. Je faisais partie de la vie avant de faire partie des hommes.
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