Chapitre 1 *

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Rues d’Annatapolis, 7h23, 25 albazière de l’an 1900.

De loin, l'affiche ressemblait à la silhouette fléchie d'un vieillard. Placardée la vieille, les mains curieuses et avides en avaient déjà décollé les bords.

Rosalie traversa la rue pour la regarder de plus près. Elle souleva le papier glacé imbibé de colle, dévoilant les imposantes réclames qu'elle s'était imaginé trouver.

« L'événement du siècle ! »

« Une Révolution qui changera la face du monde ! »

La Cie-Ordalie ne mettait rien de moins que la Lune elle-même en vente.

Rosalie releva la tête vers le ciel, mais l'astre avait déjà été repoussé par le soleil.

La Lune vendue au plus offrant.

Les magiteriens devaient déjà hurler au blasphème, furieux que la royauté les ait trahis au nom de progrès.

Même Rosalie se sentait mal à l'aise avec cette idée, l'espace d'un bref instant. Elle avait certes quitté les magiteriens, mais des années de croyances et d'éducation ne pouvaient s'effacer ainsi.

Il lui arrivait encore de lever le nez vers la nuit à la recherche de soutien.

Rosalie retira ses doigts comme si le papier l'avait brûlé. L'affiche retomba, tel un pétale de fleur.

Quelque chose se mit soudain à remuer avec fureur dans la capuche de son imperméable.

Avec une grimace, Rosalie tendit la main vers le vêtement, avant de la refermer sur un petit corps métallique. Elle le déposa sur son épaule, et l'automate s'empressa de refermer ses bras fins comme des tiges sur le col de sa robe.

– Léni. Qu'est-ce qui te prend ?

Il désigna l'affiche de sa main – une boule d'acier poli –, puis leva ses deux bras au-dessus de son corps, qu'il pencha en arrière. Enfin, il désigna Rosalie.

« T'y rendre ? »

Un langage des signes de leur cru, puisque Léni ne pouvait parler.

Il tourna vers elle sa tête de bois peinte d'un sourire écarlate, dans l'attente d'une réponse. Les deux billes de verre qui lui servaient d’yeux restaient constamment inertes, mais Rosalie connaissait tant sa création qu'elle n'avait aucun mal à imaginer des reflets d'intelligence sur la surface.

– Non. C'est trop cher.

Assister à ce morceau d'histoire lui aurait toutefois plu à Rosalie. D'un autre côté, se presser aux aurores aux guichets de vente, son corps écrasé au milieu de centaines d'autres, lui donnait mal au cœur. Elle devrait se contenter des photos des journaux.

Amerius allait peut-être s'y rendre. Les mages industriels ayant permis le voyage lunaire étaient ses anciens patrons, et il devait figurer sur la liste des invités.

Rosalie soupira, amère. En fait, elle voulait y aller, ne serait-ce que pour rencontrer les frères Zevedan et approcher leur génie.

Et si elle demandait à Amerius l'autorisation de l'accompagner ? Ce ne serait pas juste envers les autres employés de la fabrique, mais ils n'avaient pas besoin de le savoir.

Une légère pression glacée sur son cou la fit sursauter. Léni agita les bras et désigna son poignet inexistant.

« Heure. »

Rosalie jura, au mépris de son éducation bourgeoise.

Elle plaqua Léni contre son cou et fila vers la station de tramway. Elle faillit trébucher lorsque le talon de sa bottine heurta une marche du quai, mais parvint à s'engouffrer dans la rame juste avant la fermeture.

Elle se laissa tomber sur une place libre, le souffle court. Sa tête se pencha sur le côté pour venir trouver celle de Léni, toujours écrasé contre sa peau.

– Merci, lui souffla-t-elle.

Heureusement qu'il était là pour l'aider quand elle se laissait déborder. Dire que quand elle l'avait créé, il savait à peine bouger et la reconnaître.

L'équation de magie industrielle ne cessait de le faire apprendre et évoluer.

Le tramway la déposa à l'autre bout de la capitale, dans le quartier industriel. Ici, les usines étaient construites à flanc des falaises qui entouraient Annatapolis, voire intégrées à la pierre.

Rosalie remonta le quartier jusqu'à apercevoir la façade rose pâle de La Bulle Mécanique, petit bourgeon écrasé par l'ombre de la roche. D'une poussée de main, Rosalie ouvrit les portes en verre gravées de deux bulles en forme de rouages, avant de se figer face à l'accueil. Une odeur immonde, mélange de mélasse et de pot-pourri, venait de lui gifler les narines.

– Qu'est-ce que c'est que cette odeur ? gémit-elle.

– Ta dernière création.

Anne, la secrétaire, surgit de derrière son bureau laqué pour ressembler à un emballage de bonbon.

– Les boîtes se sont mises à sentir très fortement toute la nuit. Il a fallu évacuer l'usine.

Rosalie se pinça l'arrête droite du nez, là où se trouvait sa tache de vin, écaille pourpre sur la neige claire.

Pas seulement pour atténuer l'odeur, elle était dépitée que cela ait dégénéré. Les boîtes à senteur devaient amuser les enfants, pas leur brûler les narines. Pendant trois semaines, Rosalie n'avait eu de cesse de modifier et associer les équations magiques. Ce premier test aurait déjà dû être concluant.

Quel signe avait-elle inversé ? Quelle formule ne se trouvait pas à la bonne place dans l'équation ?

Sur son épaule, Léni battait mollement des jambes, indifférent.

– Les canetons en ont profité pour s'échapper, ajouta Anne. Si tu les vois, Amerius a ordonné de les laisser en liberté.

– Le labo n'est donc pas fichu de fermer ses armoires à clé ?

Elle s'en voulut de se défouler ainsi sur ses collègues, mais l'échec des boîtes à senteur l'avait franchement énervé.

Anne lui tendit gentiment un mouchoir imbibé d'huile essentielle, que Rosalie accepta avec gratitude. Elle le plaqua sur son nez et sa tache de vin, puis emprunta les escaliers. Sur son passage, les veilleuses en forme de lucioles s'illuminèrent, mais la douce lueur blanche ne parvint à la calmer. À l'étage supérieur, les portes grandes ouvertes de l'usine lui affichèrent son erreur en pleine figure : ses collègues se tenaient tous au-dessus de leurs établis ou machines avec un tissu enroulé autour de la figure. Les immenses fenêtres, elles aussi ouvertes, ne ventilaient pas assez pour assainir l'air.

Dépitée, Rosalie s'éloigna pour se rendre jusqu'au bureau d'Amerius.

Lui qui ne fermait jamais sa porte avait fait une exception.

– Désolée pour l'odeur.

Son patron le regarda par-dessus son large bureau en demi-lune. Il n’y avait pas l’ombre du moindre agacement dans son regard couleur de feuille morte.

– Nous savions que le problème serait complexe. Recréer un goût ou une odeur est une chose qui effraie les mages industriels.

– Je sais, mais là, est-ce qu'on ne frôle pas le risque sanitaire ?

Elle rit jaune, pauvre tentative d'humour pour atténuer son agacement.

– Nous avons vu pire. Avez-vous croisé les canetons ?

Habituée aux brusques changements de sujet d'Amerius, Rosalie ne cilla même pas.

– Non, pourquoi ?

– Je suis curieux de voir jusqu'où ils peuvent aller.

– La mer n'est qu'à un kilomètre. On va vite les retrouver sur le rivage, rouillés par le sel.

L'équation qui les animait visant à les faire se comporter comme de vrais animaux, ils passaient leur temps à s'échapper à la recherche de points d'eau où barboter.

– Dans ce cas, inutile de les chercher, conclut Amerius. J'ai récupéré les boîtes à senteur, je vous laisse chercher la faille.

– La ? Vous êtes gentil, ironisa-t-elle.

– Je sais, mais inutile de vous enfoncer. D'autant que j'ai vérifié les formules avant le test.

Rosalie traîna des pieds jusqu'à son bureau, en enfilade après celui d'Amerius. La pièce possédait sa propre porte vers l'extérieur, laissée ouverte. Les boîtes incriminantes reposaient dans un cercle d'équations de confinement tracé à même le métal du palier.

La formule empêchait celles des boîtes de s'activer, mais Rosalie ne se faisait pas d'illusions : dès qu'elle les sortirait de là, la puanteur reviendrait.

Elle s'accroupit et appuya le mouchoir à s'en étouffer, puis tendit une main fébrile à travers le cercle.

Prenant cela pour un jeu, Léni grimpa sur sa tête et vint se loger dans son chignon de boucles châtain sombre.

Du bout des doigts, Rosalie se saisit de la boîte en plastique jaune.

Dès qu'il quitta le cercle, la magie reflua comme une vague. Le mouchoir retint le hurlement de Rosalie, qui manqua lâcher la boîte.

L'odeur de moisi sentie à son arrivée n'avait rien à voir avec la réalité. On était davantage sur des entrailles du poisson, du genre mort depuis longtemps.

Son dégoût surmonté, et curieuse de savoir quel parfum avait dérivé ainsi, Rosalie regarda l'étiquette de couvercle. Elle faillit s'étrangler.

Banane. À quel moment un fruit aussi reconnaissable et inodore pouvait-il sentir ainsi ?

Ou comment transformer un jouet éducatif en arme chimique.

Un sourire ironique étira les lèvres de Rosalie. Même ainsi, pour rien au monde elle n'aurait échangé sa place. Assistante de formulation, à seulement vingt-deux ans et avec aucune autre expérience que celles pratiquées dans le secret de sa chambre, elle n'aurait pu rêver mieux.

La Bulle Mécanique, l'entreprise d'Amerius Karfekov était un joyau de la magie industrielle. En trois ans, l'ancien employé des géniaux frères Zevedan avait su s'imposer dans la cour des grands grâce à ses jouets animés d'équations magiques. En étant âgé d'à peine quelques années de plus que Rosalie.

Elle l'avait rencontré par hasard lors d'une soirée où elle s'était introduite clandestinement, en ayant déjà des vues sur son entreprise.

Créer des amis faits d'imagination, de magie et de broc avait été un exutoire pour Rosalie.

Avec la magie industrielle, il n’y avait que les équations, les formules, évidentes, mathématiques en somme, fonctionnelles et précises, tout le temps, gravées sur de la matière modifiée produite à une échelle massive. Composer avec la pluie et le beau temps s’avérait inutile.

Ainsi, du courrier pouvait voler seul jusqu’à son destinataire, un automate s’animer à l’image de Léni, des lampadaires s’illuminer seuls au coucher du soleil. À peine un échantillon des possibilités offertes par la magie industrielle, présentes et futures. En cent-trois ans, la discipline était passée de marginale à trésor national.

Tout le contraire de son héritage familial, qui jugeait la diffusion de magie dans des objets transformés sale et dégradant, comme de la souillure.

Une souillure, une traînée qui se donne aux objets.

Les mots employés par sa grand-mère, juste avant que Rosalie ne s’enfuie. Un an après, le souvenir restait. Il était prévu qu'elle s'en aille sitôt sa majorité atteinte, mais pas qu'une partie de sa famille ne l'humilie publiquement pour se venger.

Sa main trembla à l'évocation du souvenir, de sa honte et de sa peur.

Il fallait qu'elle arrête d'y penser.

C'était terminé. Elle se trouvait là, à La Bulle Mécanique, à respirer l'air fétide d'une boîte à senteur ratée.

Les deux situations lui donnaient l'impression de s'étouffer, mais la seconde était désormais sa réalité, au point d’en être formidable.

Rosalie se releva, déterminée à se plonger dans son travail pour ne pas se laisser submerger.

Elle jeta la boîte sur son bureau et alluma sa lampe en pied. D'un geste, elle retira la couche de plastique à l'intérieur du jouet, dévoilant la formule de senteur entortillée comme un serpent.

Lors des phases de test, ces équations restaient écrites de manière universelle. Plus tard, Amerius les récrirait à sa manière, avec sa signature – un moyen pour les mages industriels de ne pas se faire voler leurs formules.

Un claquement de langue agacé échappa à Rosalie. D'après son expertise, la magie ne suivait pas l'ordre des équations, elle s'emballait et partait dans tous les sens. La fragrance désirée se déformait, remplaçant la banane par les viscères de poisson.

Son premier réflexe fut de rompre la formule pour épargner son nez en souffrance. Elle passa un long moment à la décortiquer, jusqu'à épuiser son stylo sur son cahier de brouillon.

Au bout d'un moment, un petit claquement lui indiqua que Léni avait sauté de sa tête. Il se promena sur le bureau, jusqu'à plonger sans prévenir dans la boîte.

Rosalie poussa un petit cri agacé.

– Bon sang, Léni !

L'automate se releva en titubant. Il leva ses bras tendus et joints au-dessus de sa tête, de même qu'il colla ses jambes l'une contre l'autre. L'ensemble évoqua une aiguille.

« Mona. »

Rosalie tourna le regard vers l'horloge à coucou. Midi douze. Elle repoussa sa chaise, attrapa Léni et traversa le bureau d'Amerius.

– Bon appétit, lança-t-il sans lever les yeux de sa feuille.

Elle ne l'entendit même pas, mais se rendit compte qu'elle avait oublié son manteau. Tant pis, elle s'en passerait, Mona l'attendait et Rosalie ne supportait pas d'être en retard.

Elle dévala les escaliers et traversa le hall vide.

Haletante, elle fouilla les alentours de regard. Dans la lumière brillante du soleil, Rosalie faillit ne pas voir son amie. Sa silhouette couleur de porcelaine se confondait avec la façade blanche de l’autre côté de la rue. À son approche, le regard bleu délavé de Mona s'éclaira.

– J'ai cru que tu m'avais oublié, ma chère.

– Je me suis laissée déborder, s'excusa Rosalie.

Sur son épaule, Léni se pencha pour se saisir d'une mèche blonde de Mona, qui le salua en frôlant son sourire du bout du doigt.

– Tu es trop passionnée, comme d’habitude. Je te comprends.

Rosalie le savait. Ce qui les rapprochait chaque jour un peu plus avec Mona, c'étaient leurs obsessions, la première pour la magie industrielle, la seconde envers sa propre apparence et ses manières.

– On y va ?

Poussée par la faim qui venait de faire gronder son ventre, Rosalie ouvrit la marche, mais Mona ne la suivit pas. Son nez poudré se plissa de dégoût.

– Qu'est-ce que c'est que cette odeur ?

Rosalie retint une grimace similaire. Sa robe, ses cheveux, sa peau, tout devait empester. Son amie risquait de trouver cela fort peu délicat. Rosalie esquissa une fausse moue indifférente.

– C'est l'usine voisine. Un problème d'égout.

– Je vois. J’ai failli penser qu’il s’agissait de senteurs magiques gâchées.

Le discret sourire de Mona fit comprendre à Rosalie qu'elle acceptait son mensonge. Évidemment, qu'avait-elle cru ? Elles se connaissaient par cœur, et Mona ferait toujours une exception au tableau parfait et délicat de sa vie aux maladresses de Rosalie.

Celle-ci cessa de se préoccuper de son état, parce qu'elle le pouvait et ne voulait pas gâcher un déjeuner avec sa meilleure amie pour une histoire de relent. Avec un peu de chance, l'air marin se chargerait de le dissiper.

Rosalie avait besoin de se changer les idées, de parler, de rien et de... la lettre de sa mère. Une missive relue plusieurs fois, sans qu’elle ne sache quoi en penser.

Mona saurait.

Rosalie n'avait qu'elle vers qui se tourner.

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