Chapitre 2 * (- 1)

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Parc du Cygne, 17h58, 27 saturnim de l'an 1900


Deux jours plus tard, Rosalie attendait ses parents dans un parc public, à l'ombre d'un prunier en fleur. Ils se retrouvaient toujours en ville, Rosalie ne souhaitant pas que le reste de sa famille ait connaissance de son adresse – et ses parents n'étant pas censé la revoir.

Assise sur un banc, elle comblait le temps en regardant Léni s'ébattre sur le chemin de terre. Il sautait sur le dos des pigeons peu farouches, qui le dégageaient d'un coup d'aile.

Deux silhouettes bien habillées franchirent soudain une arche de topiaires, avant de se diriger vers Rosalie. Celle-ci se leva de son banc et se saisit de Léni juste à temps.

– Ma chérie !

Jasmine BasRose se précipita vers sa fille pour l'envelopper de sa petite silhouette épaisse. Sa masse de boucles de la teinte d'une châtaigne se mêla à celles à peine plus claires de Rosalie.

Cette dernière prolongea l'étreinte, savourant le parfum floral de sa mère. Une famille ne faisait pas votre avenir, mais ne plus voir ses parents tous les jours lui manquait, même au bout d'une année.

À contrecœur, Rosalie se sépara de sa mère. Léni quitta son épaule pour celle de Jasmine, qui lui offrit un bouton d'or pour l'occuper.

Les gestes tendres furent plus brefs avec son père. Pyrius Ocrepâle-BasRose retira son chapeau d'une main, et de l'autre pressa doucement sa fille contre lui. Il lui caressa l'omoplate gauche, là où une seconde tache de vin enrobait son dos.

Un geste qui apaisait Rosalie. Parfois avant de lui annoncer une mauvaise nouvelle. Elle s'écarta et prit une inspiration nerveuse.

– Pourquoi cette lettre et ce rendez-vous précipité ? demanda-t-elle sans détour.

En temps normal, ils se contactaient via une revue florale. Elle joua avec le bouton d'or que Léni lui donna pour masquer son inquiétude.

– Tout va bien ?

Ses parents échangèrent un coup d'œil hésitant. L'incertitude de Rosalie se changea aussitôt en agacement. Ce genre de regard ne la trompait pas, ses parents avaient quelque chose à lui dire, mais hésitaient.

Pyrius signa rapidement des mains.

Comme l'a dit ta mère dans la lettre...

– Astrance a accepté que tu viennes au manoir pour mon anniversaire, acheva Jasmine. Il valait mieux te le dire rapidement avant qu’elle ne change d’avis.

Elle ne parvint pas à masquer son petit sourire ravi.

Rosalie tomba de haut. Ainsi donc, elle avait bien lu. Ses parents lui demandaient de revenir au manoir pour une journée, après l'avoir aidé à le quitter.

– On peut très bien le fêter en ville tous les trois.

Sa voix trembla plus qu'elle ne l'aurait voulu. Elle préférait se retrouver enfermée dans une pièce avec mille boîtes à senteur ratées que de remettre un pied au domaine BasRose.

– Les anniversaires se fêtent à la pleine Lune suivante, et cela porte malheur de le souhaiter deux fois, se justifia sa mère d'une voix basse.

Rosalie faillit lui rétorquer que cette même Lune allait être vendue comme du bétail dans quelques mois.

Ses parents, ses propres parents, ceux-là mêmes qui avaient assisté à son humiliation.

Elle s'était promis de ne jamais remettre un pied dans un manoir magiterien et de ne plus approcher la magie de Terre, peu importe sa forme.

Trop sonnée, Rosalie ne s'entendit pas dire qu'elle acceptait et ses parents s'en aller.

Elle ne s'en rendit compte que plus tard, lorsque le bouton d'or s'échappa de ses doigts gourds pour tomber au sol. Léni le désigna pour qu'elle le ramasse, au lieu de quoi, elle marcha dessus en quittant le parc.

Le lendemain en fin de soirée, Rosalie se trouvait pourtant bien sur la banquette d'un fiacre, tassée contre la vitre, peut-être dans l'espoir d'y disparaître.

Elle ne pouvait même pas se distraire en s'occupant de Léni. Pour sa sécurité, elle avait préféré le laisser à son appartement, même s'il avait tapé du pied pour montrer son mécontentement.

Rosalie ne parvenait toujours pas à croire qu'elle se rendait à son ancienne maison à la demande de ses parents.

À moins que ce ne soit pas eux qui soient venus lui parler, mais un Saule-Moqueur entouré d'un charme d'illusion ? Peut-être qu'Astrance ne vivait que pour le plaisir de torturer de nouveau sa petite fille, telle une ogresse de conte.

Rosalie secoua la tête et massa ses doigts crispés. Ce n'était pas possible. Astrance ferait tout pour l'oublier et aucun magiterien ne maîtrisait de sortilège d'illusion aussi puissant.

Rosalie n'était pas paranoïaque, mais Astrance avait réussi à la faire douter.

Le fiacre quitta les routes pavées de la ville pour s'engager sur celles plus lisses des collines. Le véhicule franchit la ligne de voie ferrée, seule touche de modernité du coin, avant de s'arrêter un quart plus tard devant les grilles du domaine BasRose.

Rosalie attendit que le conducteur lui ouvre la porte, comme une manière de refuser le premier pas.

Une fois descendue, le fiacre repartit aussitôt, la laissant seule face au fait accompli.

Le haut portail forgé dominait la vallée recouverte par Annatapolis, et la mer, ligne d'horizon bleu scintillant.

Du regard, Rosalie chercha La Bulle Mécanique, sa petite source de réconfort. Ses jouets et équations lui manquaient déjà.

Rosalie se dit soudain que quitte à être au manoir, autant que cela soit pour la fabrique – en plus de ses parents. Elle n'avait jamais récupéré ses anciennes créations de magie industrielle, cachées dans le domaine. Et elle ne désespérait pas de trouver une solution aux boîtes à senteur.

D'un pas hésitant, Rosalie franchit le portail entrouvert et remonta la longue allée ombragée de cerisiers.

Sur le perron, elle croisa le majordome, qui afficha un air surpris puis content.

– Mademoiselle Rosalie ! Cela fait plaisir de vous revoir !

Elle bredouilla une réponse aimable sans le regarder.

Face à elle, les portes du manoir étaient grandes ouvertes.

De son point de vue, il ne s'agissait pas d'une invitation, mais d'une bouche, un gouffre prêt à la dévorer.

Il n'était pas trop tard, elle pouvait encore s'enfuir en prétextant ne pas être venue à cause d'une fièvre.

Sauf que Rosalie ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle devait bien ça à sa mère.

Elle franchit le seuil et la semelle de sa bottine claqua sur le carrelage comme une sentence.

– Ma petite Rose !

Comme la veille, Jasmine l'étouffa dans ses bras. Rosalie se raidit, trop pleine d'émotions négatives pour apprécier le contact. Sa mère ne parut pas s'en rendre compte. Elle la relâcha et la contempla avec un grand sourire enfantin.

– Il n'y a que toi, moi et ton père. Le dîner est prévu au coucher du soleil, de quoi nous laisser le temps de te préparer !

– Me préparer ?

Elle avait enfilé sa plus jolie robe, d'un beau gris perle et plus maquillée qu'à l'ordinaire. Et ce n'était pas assez ?

Elle n'eut pas le temps de protester. Sa mère se saisit de sa main et l'entraîna à l'étage, puis dans sa chambre. Jasmine laissa sa fille en plan devant une fenêtre et se dirigea vers sa penderie en marmonnant à propos de tissus et de couleurs.

Rosalie la laissa faire. Elle se sentait balloter, mais savait que quand sa mère se perdait ainsi de ses pensées et ses actions, il valait mieux la laisser se calmer.

Elle se tourna vers la fenêtre et constata, avec une amertume dérangeante, que le domaine n'avait pas changé depuis son départ.

Les pierres du manoir conservaient leur teinte d'un gris sombre reflété de clair.

Il restait l'immense jardin ordonné et libre à la fois, où poussaient des centaines d'espèces de plantes. L'étang et l'immense serre de verre ouvragé se partageaient la lisière de la forêt, à l'autre bout du domaine.

La gorge de Rosalie se serra. Elle sursauta et détourna le regard de la forêt. Elle ne voulait pas penser à ce qu'il s'était passé là-bas, des années plus tôt.

Son regard s'en retourna vers les massifs de roses écarlates situés juste sous la fenêtre.

Chez les familles magiteriennes, il n'était pas question d'objets transformés pour pratiquer la magie. On utilisait la nature et ses ressources pour élaborer charmes, potions et sortilèges. Autrefois, en tant qu'élite alliée de la royauté et inaccessible, au seul prétexte que la Lune serait tombée du ciel pour leur offrir sa magie.

Aujourd'hui, il n'en restait que des traditions poussiéreuses, et du commerce.

– Qu'est-ce que tu penses de la verte ?

Arrachée à ses pensées, Rosalie sursauta. Sa mère s'était presque jetée devant elle pour lui présenter une robe couleur de pomme.

– Je ne sais pas, répondit-elle.

Une manière de refuser. Sa préférence allait aux tons de roses et de violets, parfois de gris, et Jasmine le savait.

Elle persista pourtant à plaquer la robe sur le corps de sa fille pour évaluer sa silhouette. Indignée, Rosalie faillit la repousser, mais sa mère était déjà partie. Les mains plongées dans la penderie, elle en tira d'autres étoffes, en babillant et jacassant.

– Et celle-là ? Le bleu te va si bien !

– Ou la rouge ? Mais il faudrait refaire ton maquillage.

– Il faudra aussi se préoccuper des chaussures.

Rosalie la regardait, figée de stupeur et prête à exploser contre sa mère qui essayait de l'habiller comme une fillette ! Ou une poupée. Une image qui acheva de la rendre furieuse.

Elle fabriquait les jouets, elle n'en était pas un !

Qu’attendait-elle donc pour tourner les talons, récupérer ses anciennes affaires et partir !

Tout ça ne rimait à rien, si ce n'était une vaste blague.

Par quel moyen Jasmine avait-elle pu convaincre sa mère d'accepter la visite de Rosalie ? Il n'y avait que le chantage ou les menaces.

Et surtout, comment avait-elle pu se persuader qu'il s'agissait d'une bonne idée ?

Jamais Rosalie n'avait vu sa mère aussi égoïste, aussi peu à l'écoute et insouciante.

Qu'elle allait la forcer à se retrouver au milieu des BasRose au grand complet et peut être d'autres membres des familles magiteriennes – les Ocrepâle, avec qui elle partageait son sang, mais n'avait rien à dire, les Becaigrette ou Landepluie, fades et ennuyeux, les prétentieux Vole-Poussière, et qui savait-elle d'autre !

Rosalie s'imagina fuir, mais prisonnières du manoir entouré de hautes grilles, la forêt était sa seule échappatoire. Sa simple évocation lui arracha un frisson, à l'idée que ce qu'il s'y était passé se reproduise.

Ses parents l'avaient toujours fait passer avant eux, allant jusqu'à se faire parfois complices de sa passion secrète pour la magie industrielle.

Ils avaient assisté aux brimades, aux humiliations, atténués ses punitions, pour finalement l'aider à s'enfuir.

Jamais Jasmine ne lui aurait demandé de revenir en connaissant l'ampleur de son traumatisme.

Il y avait forcément autre chose. Qu’avaient-ils à lui dire qu'ils ne pouvaient formuler ailleurs qu'au manoir ?

– Maman, qu'est-ce qui se passe ?

– Mais rien !

Jasmine se retourna aussi vivement que si on l'avait giflée.

– J'avais envie de te revoir, de replonger un peu dans le passé. Avec cette histoire d'enchères lunaire, les familles sont presque en guerre contre la reine, c'en est épuisant !

Sous le ton faussement dramatique, Rosalie décela celui nerveux. Les mains de sa mère se saisirent autour d'un fil dénudé d'une robe, et tirèrent, cassant la couture.

– On critique plus qu'on ne travaille, pour ne plus vendre parce que les patriarches et matriarches ont ordonné des pénuries ! cria-t-elle.

Elle jeta la robe sur le parquet.

– Tout part à vau-l'eau ! Plus personne ne s'étend et je... je...

Jasmine se pencha en avant, une main sur la poitrine. Rosalie se précipita vers elle, affolée par son comportement.

D'une main enroulée autour de ses épaules, elle la fit asseoir sur le lit, en murmurant des mots destinés à les apaiser toutes les deux.

Sa mère ne pleurait pas, mais son souffle était saccadé.

– J'ai déjà perdu la moitié de ma famille, je ne veux pas ajouter ma fille !

Un silence pesant tomba sur Rosalie.

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