Chapitre 2 * (- 2)
Une vague de quelque chose, peut-être une forme de culpabilité, se glissa en elle. Pourquoi sa mère pensait elle l'avoir perdu ?
Rosalie était partie, mais ne se trouvait qu'à quelques kilomètres. Contrairement à certains membres de la famille, partis là d'où on ne revenait pas.
Alors que Rosalie n'était qu'une petite fille, une terrible épidémie avait touché le royaume, touchant particulièrement les magiteriens. Confiants en leur magie, ils avaient refusé toute médecine moderne, pour ce résultat. Il ne restait désormais plus que quatre BasRose, si on excluait Pyrius et sa fille.
Imbéciles, songea Rosalie.
Sur le lit, elle remua, confuse.
Alors... il s'agissait de cela ?
Le soudain excès de folie de sa mère, son besoin de retourner dans le passé d'une famille unie.
Sauf que Rosalie ne comprenait pas le lien que venait de faire sa mère entre l'épidémie et les enchères lunaires, avec sa fille au milieu.
Elle allait pour lui poser la question, quand sa mère s'arracha à son bras et se leva. Comme si de rien n'était, Jasmine lissa sa jupe, son petit sourire revenu.
– Oublie les robes. Ce n'est qu'un anniversaire.
– D'accord.
Changer de sujet, attendre que la crise soit passée.
– Maman.
Jasmine se retourna dans sa direction, sans vraiment la regarder.
– Avant le dîner... Est-ce que tu pourrais me sortir le carton avec mes anciens jouets ? Ceux que j'avais fabriqués et animés.
– Bien sûr ma chérie !
Jasmine s'accroupit simplement face au lit et releva les draps. Un raclement de parquet plus tard, une large boîte à chapeau fit son apparition.
– Je les ai changés de place, au cas où.
Une place pourtant fort peu discrète.
Jasmine souleva la boîte et la posa sur le lit.
– Tu la récupéreras en partant.
Rosalie hocha la tête, un sourire fané sur les lèvres.
Elle passa les heures suivantes en compagnie de sa mère, dans la chambre parentale. Pyrius les rejoignit assez vite, puis vint le moment où les serviteurs commencèrent à s'agiter, où les portes des chambres voisines s'ouvrirent.
Quand Rosalie se leva, son corps lui parut aussi lourd que du plomb, avec un poids supplémentaire sur sa poitrine. Son père lui proposa son bras, qu'elle accepta avec reconnaissance.
– Ça va aller, signa-t-il d'une main.
Jasmine ouvrit la marche jusqu'aux escaliers, qu'ils descendirent de front. Dans la salle à manger, les rideaux ouverts laissaient entrer la lumière argentée de la pleine Lune. Sur la longue table de bois, le couvert avait été mis pour six, dont un en bout de table. Rosalie devina sans peine à qui était destinée la place isolée. Au moins fut-elle soulagée : il n'y aurait que les BasRose.
Jasmine se dirigea spontanément vers l'imposant bouquet de fleurs sur le buffet pour le réajuster, quand un talon claqua sur le carrelage derrière Rosalie.
– Te voici donc, ma chère enfant.
La voix glacée l'atteignit comme une aiguille. Elle gonfla la poitrine et se retourna pour affronter sa grand-mère.
Celle-ci étira les lèvres en un rictus amusé, sans doute ravie de lire l'angoisse que Rosalie ne masquait sans doute pas très bien.
– Je t'aurai bien prise dans mes bras, susurra Astrance, mais tu sens un peu trop la rouille à mon goût.
Et toi la vieille flaque croupie.
Elle le pensa si fort qu'elle crut l'avoir dit. D'autant que son odeur était celle de l'avenir, là où les magiteriens n'existeraient plus d'ici quelques générations.
Sa mâchoire se contracta. L'envie de hurler après la vieille, de tirer ses longs cheveux blancs, la démangeait.
Elle ne parvint qu'à se taire. Juste pour sa mère, et peut–être parce qu'elle craignait encore un peu Astrance, bien que la matriarche ne puisse plus rien lui faire, malgré sa petite taille et son grand âge.
Satisfaite de son effet, la matriarche posa ses mains squelettiques sur le dossier de sa chaise, dans l'attente des autres convives.
Violine entra la première. À la vue de Rosalie, elle releva le menton de manière prétentieuse.
Elle ressemblait à une fouine, se dit Rosalie. Une sale petite bête désagréable et gênante.
– Toujours en vie ? cracha Violine.
Une réplique simple et efficace, qui ne passa pas auprès de Jasmine. Elle jeta un regard noir à Violine. Celle-ci pâlit et partit se réfugier près d'Astrance.
Déjà épuisée, Rosalie se concentra sur les odeurs épicées venues des cuisines, au moment où le dernier BasRose les rejoignait – Azale, le neveu d'Astrance et père de Violine.
Rosalie vécut le repas de loin, sans parler et sans que quiconque ne s'adresse à elle, si ce n'était lorsque sa mère serrait sa main dans la sienne sous la table. Rosalie étouffait, la nourriture pourtant raffinée avait un goût de sable mouillé. Elle ne toucha même pas au vin, préférant garder toute sa tête.
Elle ne comprenait toujours pas ce qu'elle foutait là, ce qui avait pris à sa mère de la réclamer.
À chaque minute qui passait, Rosalie la détestait un peu plus.
Elle songea à simplement s'en aller, quitte à rentrer à pied en pleine nuit, quand Astrance renifla avec mépris.
Rosalie ne put s'empêcher de la regarder.
– Le repas te plaît ? La viande vient du meilleur élevage des Becaigrette, le vin des vignobles Saule-Moqueur.
Astrance posa ses coudes sur la table et tordit exagérément le cou dans sa direction. Ce faisant, elle se saisit, l'air de rien, du collier attaché autour de son cou fripé. Le pendentif rond sculpté dans la pierre représentait une pleine Lune. Un symbole porté par chaque patriarche et matriarche des huit familles depuis des générations.
Rosalie plissa le nez, irritée.
Qu'espérait Astrance en lui montrant le collier ? Lui faire regretter ce qu'elle avait perdu ? En tant qu'ainée de la génération suivante, Rosalie aurait dû hériter du statut de matriarche après sa grand-mère, puis son cousin Azale. Chose qui ne l'avait jamais intéressé, là où sa cousine Violette en était plus que ravie.
– C'est sûr qu'on ne risque pas de trouver de tels mets dans les épiceries du commun, riposta Rosalie.
Cette seule réplique acheva de la vider de sa patience. Elle profita que tout le monde se levait pour piocher dans le buffet des desserts et quitta la pièce.
L'air glacé au hall lui sembla libérateur, mais elle ne s'y attarda pas. Elle se foutait de l'honneur et de l'amour-propre qui en aurait poussé d'autres à tenir jusqu'au bout. Elle se fichait de l'avis de sa famille, elle voulait partir, elle partait.
Ses efforts avaient été plus que suffisants.
Rosalie s'agrippa à la rambarde et monta les escaliers presque en courant, jusqu'à atteindre la chambre de ses parents.
Elle enfila son manteau et se saisit de la boîte qu'elle cala sous son bras.
– Rose ?
Celle-ci se figea. Sa mère se tenait dans l'embrasure de la porte, le visage crispé de contrariété.
– Tu pars déjà ?
Les doigts de Rosalie s'enfoncèrent dans le carton.
– À ton avis ?
Mais sa mère l'ignora.
– Tu sais, ma chérie, si ça ne va pas, n'hésite pas à venir au manoir, avec ton père et moi.
Un cri muet remonta le long de sa gorge.
– Maman. C'est d'être ici, qui ne va pas.
Si elle devait se réfugier quelque part, ce serait chez Mona ou à la Bulle, dans son bureau ou celui d'Amerius.
Ça n'allait pas, quelque chose n'allait pas, sa mère n'était certainement pas aussi stupide et déconnectée de la réalité.
Et si Rosalie devait la secouer pour la ramener, elle le ferait.
– Bon sang, maman, par la Lune, dis-moi ce qui se passe qu'on en finisse !
Elle hurla si fort que sa gorge la brûla.
Dans le couloir, des semelles claquèrent contre le sol, et Rosalie ne tarda pas à apercevoir la chevelure blonde ébouriffée de son père.
Livide, il signa maladroitement à sa fille.
– Pars, ma puce. Je m'occupe de maman.
– Pas avant que j’aie le fin mot de cette histoire.
Si un de ses parents savait, l'autre aussi.
Jasmine et Pyrius se regardèrent. De confus, le visage de sa mère devint sérieux. Conscient. Elle lui fit penser à Mona.
Jasmine inspira et se tourna vers Rosalie.
– Rose. Est-ce que quelqu'un... t'aurait suivie, dernièrement ?
– Suivie...?
Suivie, avait dit sa mère.
Pourchassée, comprit Rosalie.
Son esprit bascula, la ramena dans un autre lieu dans un autre temps.
Pourchassée. La forêt aux odeurs de sève et de terre humide, le bruissement des feuilles agitées par le vent, le froid de la nuit et son ventre vide hurlant famine.
La main qui se refermait sur son bras.
– Pourquoi quelqu'un me suivrait-il ? demanda-t-elle sèchement.
Sa mère ne pouvait pas faire allusion à la forêt. Rosalie ne l'avait dit à personne.
– Tu es seule dans une capitale. Les dangers sont partout, expliqua son père.
Cela ne fit qu'agacer davantage sa fille. Il avait répondu au hasard, son commentaire ne voulait rien dire. Rosalie vivait en ville depuis un an, sans que personne ne trouve à y redire.
Elle les fusilla du regard, mais ils gardèrent le silence. Ils voulaient se taire ? Fort bien, Rosalie en ferait donc autant.
Elle traversa la chambre et les contourna pour se précipiter vers les escaliers. Depuis la salle à manger, Violine lui cria quelque chose, sans doute une insulte, que Rosalie ignora.
L'air frais du printemps sur le déclin la saisit à l'ouverture de la porte, ce qui ne l'empêcha pas de se diriger vers les dépendances des domestiques.
Le majordome se trouvait sur le seuil, installé dans le rockingchair fatigué. Rosalie s'approcha de lui, un peu hésitante.
– Je sais qu'il est tard, mais est–ce que vous pouvez me ramener en ville ?
Il lui sourit, comme s'il n'avait fait qu'attendre sa demande toute la soirée.
Quarante-cinq minutes plus tard, le fiacre BasRose la déposait dans la zone industrielle.
Rosalie ne voulait pas rentrer chez elle, où elle serait seule à tourner en rond et ruminer.
La Bulle Mécanique était officiellement fermée, mais Amerius travaillait tard, parfois jusqu'à minuit. Il ne lui refuserait pas l'hospitalité.
Elle entra par la porte de l'usine silencieuse et sombre. Le bruit de ses pas résonna sous le haut plafond voûté. Un bruit brut, industriel, prévisible, celui du béton et du fer qui se rencontrent. Un bruit rassurant.
Rosalie grimpa la volée de marches jusqu'à la passerelle surplombant l'usine et franchit la porte de l'administration. De la lumière éclairait le bureau ouvert d'Amerius.
Lorsqu'elle se présenta, il ne parut pas surpris.
– Vous passez une mauvaise soirée.
– C'est peu dire.
Amerius se leva et se dirigea vers un petit meuble de rangement, sa canne sculptée d'une tête de loup frappant régulièrement le sol. Il boitait légèrement, sans que Rosalie sache pourquoi.
Elle s'assit dans l'un des fauteuils face au bureau, la boîte posée à ses pieds. Un instant plus tard, il posa un chocolat chaud gorgé de lait devant elle.
Rosalie esquissa un sourire. La boisson était de la même couleur que ses yeux, et dans le même état : terne et fatigué.
Amerius se rassit. Il l'observa par dessous son haut-de-forme qui ne le quittait jamais, allongeant sa silhouette déjà haute.
– Est-ce que tout va bien ?
– Pas vraiment. Un problème magiterien.
Il n'insista pas, il devait sentir que ce n'était pas le moment. Rosalie aurait pu se confier à lui, elle le savait sans qu’il ne l’ait jamais formulé.
Il était son collègue avant d'être un employeur.
Elle but le chocolat, avant de le reposer apaisée, bercée par le grattement du stylo d'Amerius sur les feuilles. Pour la seconde fois, la fatigue lui tomba dessus.
– Je vais rentrer. Merci pour le chocolat.
Il lui proposa de l'accompagner, ce qu'elle refusa. Elle n'aurait rien d'autre à lui offrir que du silence.
Dehors, elle se retourna une dernière fois vers la Bulle.
Le cube de crépis rose collé aux contours arrondis de l'usine, elle-même prisonnière de la roche des falaises.
« Si ça ne va pas, n'hésite pas à venir au manoir, avec ton père et moi. »
Ses mains se crispèrent.
Foutaises.
Il n'y avait qu'à la fabrique que Rosalie était à sa place.
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