Chapitre 5 * (- 1)

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Appartement de Rosalie BasRose, 08h11, 20 nafonard de l'an 1900


Rosalie avait fini par laisser cette histoire en suspens. Elle avait repris le travail et Bartold était devenu une ombre silencieuse, bien qu'il faisait tourner quelques têtes intriguées lors de ses filatures avec Rosalie.

C'était donc sans se douter de son identité que Rosalie ouvrit sa porte au visiteur venu toquer sur le bois par un après-midi d'hiver, pensant avoir affaire au facteur.

À la place elle trouva Amerius, le haut-de-forme et le manteau piquetés de neige déjà en train de fondre.

– Venez avec moi, s’il vous plaît.

Prise de court, Rosalie resta figée.

– Bonjour à vous aussi.

Il lui répondit d’un vague hochement de tête. Rosalie plissa les yeux, vexée et méfiante.

– Donnez-moi un instant.

Elle lui referma la porte au nez.

Elle retira le chandail et le foulard que son appartement mal isolé l’obligeait à porter, ainsi que sa vieille robe élimée qu’elle gardait pour ses jours de repos. Le vêtement fut remplacé par un modèle en meilleur état, et ses pantoufles par des bottines fourrées. Un manteau et deux écharpes vinrent en renfort contre le froid. Le mois de danubre n’était pas encore arrivé que déjà, la neige s’invitait.

Elle récupéra une paire de gants avant d’attraper Léni au vol pour le fourrer dans son écharpe, et retrouva Amerius dans le couloir.

Il n’avait pas bougé d’un centimètre. Debout face à la porte, mains croisées sur sa canne. Même la neige sur ses vêtements ne semblait pas avoir davantage fondu.

– J’allais ajouter qu’il vous fallait prendre de quoi vous occuper.

– D’accord…

Rosalie fit de nouveau claquer la porte. De quoi s’occuper… Cela voulait dire beaucoup et rien à la fois ! À défaut, elle se saisit du livre qu’Amerius lui avait offert, puis, après un instant d’hésitation, de la boîte à senteur défaillante, ramenée chez elle pour l’étudier. Elle fourra le tout dans sa sacoche et rejoignit Amerius.

Toujours immobile.

– Vous êtes prête ?

Quant à elle toujours décontenancée, Rosalie balbutia un simple « oui ». La réponse à peine formulée, Amerius la précéda dans les escaliers. Un fiacre les attendait dans la rue, gardé par Bartold. Les deux mages industriels montés, Bartold prit les rênes et fit claquer le fouet, lançant les chevaux à pleine vitesse sur la neige.

– Sommes-nous pressés ? demanda Rosalie, que la soudaine accélération avait fait basculer sur un côté.

– Un peu.

Amerius n'avait pas vacillé. Rosalie reconnut les principales artères empruntées par le véhicule, mais très vite la vitre se couvrit d'éclaboussures de neige sale, l’empêchant de deviner leur destination. Il lui sembla reconnaître les hauts et splendides bâtiments de pierres blanches des beaux quartiers.

– Vous n’avez rien contre le théâtre ?

– Plaît-il ?

Elle soupira.

– Il va falloir perdre cette manie de passer du coq à l’âne. Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.

Il esquissa une moue contrariée et plongea sa main dans son manteau. Il en sortit une enveloppe, qu’il lui tendit. Rosalie s’en empara, résolue. Les longues explications n’avaient jamais été le fort d’Amerius. Elle souleva le rabat, découvrant deux billets de spectacles. D’abord déroutée, elle lut l’intitulé de la représentation, avant de ne comprendre que cela n’en était pas une.

Il s’agissait de place pour les enchères lunaires, qui devaient démarrer dans seulement une demi-heure.

– Qu’est-ce que… commença-t-elle d’une voix traînante.

Amerius croisa son regard.

– Je comptais vous inviter à venir avec moi, mais suite aux derniers évènements, cette sortie est devenue obligatoire.

– Comment ça ?

Elle commençait à s’agacer de ses manies.

– Je dois vous montrer quelque chose.

Après un instant que Rosalie ne sut interpréter, il ajouta :

– Et vous présenter à quelqu’un.

Le manque d’informations était toujours quelque chose d’angoissant. Mais Rosalie faisait davantage confiance à Amerius, aussi décida-t-elle de se taire et d’attendre.

Elle ne tarda pas à apercevoir la silhouette arrondie de l’amphithéâtre royal. Son dôme de verre impressionnant s’élevait à trente mètres de haut, surplombant un bâtiment bâti en cercle. D’immenses statues de femmes drapées, muses des arts, encerclaient la façade, nichées dans des alcôves.

Le fiacre contourna l’entrée de l’amphithéâtre, où les visiteurs s’amassaient par milliers jusqu’à déborder sur la route. Au travers de la cloison, Rosalie entendit Bartold jurer.

Il arrêta le véhicule quelques instants plus tard, à deux pas de la file d’attente. Amerius descendit le premier, suivi de Rosalie. Bartold les rejoignit, et ouvrit la marche jusqu’à un petit portail réservé au personnel de l’amphithéâtre. Silencieuse, Rosalie tentait de comprendre pourquoi ils ne passaient pas par l’entrée des spectateurs. Elle profita des derniers mètres pour regarder de nouveau les billets. Ils n’étaient ni numérotés, ni nominatifs. Il n’y avait que la mention « invitation ».

Par la personne que Rosalie devait rencontrer ?

Le sentier les mena quand même face aux portes de l’amphithéâtre. Une fois grimpées les cinquante marches, ils durent attendre de pouvoir passer entre les autres spectateurs.

Un flash aveugla Rosalie. Elle frotta ses yeux douloureux. À quelques pas, des journalistes mitraillaient quiconque franchissait les battants.

Soudain, une femme se détacha du groupe et au lieu d’un appareil photo, braqua un enregistreur sur un homme et sa compagne.

Rosalie reconnut l’un des ministres royaux, chargé des affaires étrangères. Il n’eut pas le temps de s’offusquer que la journaliste lui jeta sa question au visage.

– Est-il vrai que la reine met en vente des parcelles en vue de financer une guerre ?

Le ministre repoussa la journaliste sans la regarder et disparut à l’intérieur, sa femme pressée contre lui.

Comme s’il allait répondre. Ces journalistes étaient aussi tenaces que naïfs, pensa Rosalie.

Leurs questions et suppositions, parues sous la forme de gros titres aguicheurs, ne faisaient que rajouter à la méfiance collective. Les magiteriens n’en avaient pas encore terminé avec leurs pénuries forcées, et à cela venait s’ajouter une rumeur qui ne cessait d’enfler depuis deux mois. Elle serait apparemment venue d’une proche de la reine.

La Ci-Ordalie et les autres pays de l’Union seraient sur le point d’entrer en guerre contre une nation ennemie. Les Basses-Terres, dont les frontières étaient visibles depuis le rivage du quartier industriel.

On ne savait pas grand-chose de ce pays. Il était refermé sur lui-même et ne procédait qu’à de rares échanges commerciaux. Ses habitants soumis à la dictature n’avaient qu’un accès limité à l’information, et ne savaient même pas se placer sur une carte du monde.

Par le passé, les Basses-Terres avaient déjà mené des campagnes de guerre. Des conflits destinés à déstabiliser et harceler, sans jamais franchir les limites géopolitiques. Historiquement, les Basses-Terres avaient toujours été un État hostile, mais les raisons variaient beaucoup d’une version à l’autre.

Devant les portes, la journaliste fut appréhendée par les gens d’armes, qui l’escortèrent discrètement loin du public.

– Rosalie ?

Elle sursauta. Plongée dans sa rêverie, elle n’avait pas compris que les gens d’armes réclamaient de la fouiller. L'un d’eux s’étrangla en découvrant Léni, réfugié dans son cou.

La nature de l'automate expliquée, l'homme refusa qu’il entre dans l’amphithéâtre.

Léni s'énerva, agitant ses bras qui n’eurent pour effet que de brasser un misérable souffle d'air. Rosalie ne tenta pas de négocier. Elle imaginait bien pourquoi l'automate ne pouvait pas venir, et dut longuement discuter avec lui pour qu'il accepte enfin de rester avec dans le fiacre, tout cela sous les yeux médusés des gens d’armes et de Bartold. Pour finir, ce dernier récupéra l’automate et s’en fut vers son véhicule.

Amerius précéda Rosalie à l’intérieur, la guidant sans recourir à un employé. Ils dépassèrent la première porte d’entrée vers la salle principale, puis la deuxième, et la troisième. Après cela, il n’y en avait plus. Ne subsistait que l’escalier menant aux loges.

Un accès surveillé par des soldats royaux. Rosalie s’arrêta, ne souhaitant pas les importuner, prête à dire qu’ils s’étaient trompés de chemin, quand Amerius les salua d’un mouvement de tête. Il s’engagea sur la première marche, avant de se rendre compte qu’elle ne le suivait pas.

– Nous allons vraiment là-haut ? s’étonna-t-elle.

Elle allait répliquer qu’ils n’étaient pas des invités de marque, avant de se souvenir que les billets dans sa main prétendaient le contraire. L’un des soldats royaux esquissa un discret sourire compatissant, comme s’il savait ce qu’elle ignorait. Les soldats qui connaissaient Amerius.

Rosalie qui ne le connaissait pas tant que ça.

Le constater la peina, d’une manière qu’elle n’aurait su décrire. Elle le respectait et il leur arrivait parfois de réfléchir longuement à un problème rencontré avec les équations, mais en dehors de cela, Amerius ne s’exprimait que rarement. Rosalie ne savait pas grand-chose de lui, là où il avait connaissance de quelques pans de sa vie à elle. Une situation frustrante. Elle voulait apprendre à le connaître, pour lui rendre ce qu’il lui donnait.

Elle le suivit dans l’escalier.

Les épais murs recouverts de papier peint étouffaient le vacarme de la foule. Au sommet des marches, une hôtesse les accompagna jusqu’à une petite loge, pour l’instant isolée de la salle des ventes par un rideau fermé.

Elle se demanda s’il n’y avait pas eu une erreur, mais Amerius s’assit. Ses mains étaient croisées sur le pommeau de sa canne, posée devant lui.

Rosalie se sentit comme un signe mal placé dans une équation magique.

Elle observa le balcon, son rideau fait d’une belle étoffe brodée, son sol au parquet luisant, ses sièges rembourrés devant lesquels attendait un plateau garni de petits fours.

Ce genre de privilèges était celui des hautes classes sociales, auxquelles Rosalie n’appartenait plus. Elle portait une robe et un manteau quelconques, là où eux possédaient des toilettes valant plusieurs années de son salaire, pourtant généreux.

Amerius avait dit qu’il avait voulu l’inviter, dès le départ.

Avait-il prévu que cela se passe ainsi ou auraient-ils dû se trouver dans les gradins ?

D’une main, elle pressa le dossier du siège. Après un instant d’hésitation, elle s’assit.

Dans la salle, un gong résonna neuf fois, annonçant le début des enchères. Devant Rosalie, le rideau s’ouvrit. Le balcon surplombait les gradins et la scène circulaire qui trônait au centre. Les plus proches spectateurs appartenaient aux pays invités et aux riches entreprises.

Cette vente était l’occasion pour la Cie-Ordalie d’établir des contrats commerciaux. La magie industrielle était son fleuron, sauf qu’il était impossible de s’en servir.

Plus on s’éloignait des frontières Cie-Ordaliennes, moins la magie fonctionnait, phénomène inexplicable.

Le commissaire-priseur tapota sur la sphère qui servait à amplifier sa voix pour réclamer le silence. Il faisait face à l’entrée principale de la salle, au-dessus de laquelle se trouvait le balcon réservé à la famille royale. Les rideaux étaient tirés, mais il n’était pas impossible que la reine Galicie VII y soit déjà accompagnée de son père Arnan XI, qui avait abdiqué six ans plus tôt, trop affaibli par l’épidémie pour continuer à régner. Son cerveau avait été touché par la maladie, le privant à jamais de parole et d’une importante partie de sa motricité. La reine avait même sans doute été présente dès l’aube pour superviser les derniers préparatifs et donner les dernières consignes. Si elle était connue pour posséder un caractère froid et distant, elle était aussi très impliquée dans la vie de la capitale et du reste du pays.

Dans la salle, le silence se fit. Le commissaire-priseur rappela à chacun l’importance historique de l’événement auquel ils allaient assister, ainsi que les règles du déroulement. Les appareils photo des journalistes crépitaient, et les enregistreurs avalaient des mètres de bandes, immortalisant l’homme en pleine explication des règles des enchères.

Il était prévu que la face cachée de l’astre soit laissée sauvage. Quant à l’autre partie, elle était bien trop vaste pour être vendue en intégralité ici même. Le reste des terres serait colonisé, viabilisé puis vendu au fil des décennies – voire des siècles.

Le commissaire acheva son discours par des remerciements officiels à la reine et aux frères Zevedan. Il ponctua sa déclaration d’un geste vers le balcon royal, ce qui eut pour effet de faire tourner les têtes des vingt mille spectateurs.

Les rideaux avaient été ouverts, dévoilant Galicie VII et les frères, invités à siéger près d’eux. La reine parut un instant contrariée d’avoir été dévoilée, mais son expression neutre revenue consentit à se lever et à adresser à son tour quelques mots de gratitude, ajoutant qu’elle ferait une déclaration à la fin des enchères.

Elle se rassit et le commissaire frappa son pupitre de son marteau.

Les ventes commençaient officiellement.

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