Chapitre 5 * (- 2)

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Des assistants surgirent de sous la scène, amenant avec eux quatre larges tableaux. Ils dévoilèrent une carte de la Lune, avec les numéros et emplacements des parcelles. Celle de sept cents hectares de la royauté se trouvait en plein milieu des autres. Elle accueillerait le palais royal et ses institutions officielles, ainsi qu’un centre de recherche appartenant au royaume et des ambassades étrangères, le tout dans une version miniature d’Annatapolis.

Les premières parcelles en vente faisaient entre un et cinq hectares. Proches de la future ville, elles se destinaient surtout aux résidences privées ou hôtelleries de luxe. Les lots s’envolèrent comme des petits pains, à des prix que Rosalie trouvait déjà vertigineux. Les chuchotements étaient allés bon train sur les identités des acheteurs. On prévoyait déjà l’édification d’un musée, d’un centre universitaire et de plusieurs complexes de loisirs.

Coincée dans son fauteuil, Rosalie ne suivit qu’à peine la vente. Censé être historique, l’évènement s’avérait lent et barbant. Elle se sentait piégée, sur son balcon depuis lequel toute la salle pouvait la voir. Il ne serait peut-être pas correct qu’elle lise ou travaille, mais d’un autre côté, elle n’avait rien demandé !

C’était la faute d’Amerius. Il lui imposait cette position, avant de la laisser seule avec ses pensées. Il ne lui parlait pas. Et il avait compté l’inviter ? Elle se demanda si cela aurait été pareil, s’il se serait tu de la même manière. Dans ce cas, à quoi bon demander sa compagnie ?

La tête douloureuse, Rosalie se permit de fermer les yeux et de se laisser aller contre le fauteuil. Elle avait juste envie d’en finir, qu’Amerius lui montre qui ou quoi il voulait soi-disant qu’elle voit et la laisse en paix !

Un instant, elle songea même à forcer le destin en activant la boîte à senteurs pour faire évacuer la salle.

Comme un miracle, un coup de marteau retentit, et le commissaire-priseur annonça une suspension d’une heure pour se restaurer. Les employés ouvrirent les portes, dévoilant les stands de restauration installés dans le couloir.

Rosalie ne toucha pas aux petits fours de sa loge. Elle voulait prendre l’air, mais ne savait même pas si elle en avait le droit. Son corps allait pour bondir de lui-même de son siège lorsqu’Amerius se pencha vers elle, une paire de lunettes transparentes en main.

– Mettez-les.

Elle faillit lui dire d’aller se faire voir, avec ses secrets et ses demi-mots, mais la curiosité l’emporta. Du bout du doigt, elle caressa l’équation sur la branche et enfila la paire.

– Vous voyez ces hommes près de la scène ? Ceux avec une broche ronde et rouge épinglée à leurs costumes.

Rosalie attendit que les verres grossissent sa vision. De petites silhouettes lointaines, les hommes devinrent aussi détaillés que si elle s’était trouvée face à eux.

– Oui. Qui sont-ils ?

– Nos ennemis.

Elle ne comprit pas le sens de sa question.

– Juste vous et moi, ou…

La réponse lui vint sans l’aide d’Amerius. Sur la broche, derrière le cercle rouge, se trouvaient de petits triangles brun sombre. La représentation du soleil et des montagnes, pour un pays qui s’imaginait parvenir à le faire se coucher chaque soir face à celles-ci.

– Ce sont les Basses-Terres.

– Oui.

Rosalie retira les lunettes, avant de les lui rendre, se retenant de les jeter sur ses genoux. Elle demandait des réponses et se retrouvait avec encore plus de questions.

– Qu’est-ce qu’ils font là ? Nous sommes pratiquement en guerre avec eux. Quel rapport avec le cambriolage ? Que veulent-ils ?

– La Lune. Ainsi que ses propriétés magiques.

Il se leva sans crier gare.

– Venez, il est temps que vous rencontriez ma…

– Non.

Ils furent tous les deux surpris par son intervention. Rosalie se reprit la première. Elle se mit debout à son tour et ferma le rideau.

– Je commence à en avoir assez ! s’agaça-t-elle. Vous me faites quoi, là ? Je suis votre collègue, pas votre domestique ! Arrêtez de me dire quoi faire et… je ne sais pas, soyez au moins poli, bon sang !

Dans le couloir, les employés durent croire à une scène de ménage, mais elle s’en foutait pas mal.

La haute silhouette mince d’Amerius sembla se tasser. Sa pomme d’Adam remua sous son visage aux traits fins, que Rosalie n’avait jamais autant regardé que maintenant. Qu’il ose lui donner encore un ordre, autrement elle lâcherait Léni dans son bureau, de quoi mettre le désordre dans son rangement si calculé.

Elle ne supportait pas que lui, plus que les autres, la malmène ainsi. Elle refusait que quoique ce soit se dégrade entre eux.

– Je suis désolé.

Des mots qui réchauffèrent le cœur de Rosalie. Ils étaient faciles à prononcer, pourtant tout le monde ne prenait pas cette peine.

Amerius n’avait lui aucun mal à admettre ses torts.

– Je ne voulais pas vous brusquer. Je m’y suis mal pris.

Il réajusta ses mains sur le pommeau de sa canne.

– Je veux juste vous aider. Pour qu’il ne vous arrive rien.

Elle le croyait. Pourquoi lui mentirait-il ?

Il ne bougea pas, attendait qu’elle fasse le premier pas. Rosalie s’avança vers lui, et il écarta le rideau pour la laisser passer. Ils furent quelques pas côte à côte dans le couloir circulaire qui entourait la salle. Par les ouvertures, Rosalie distinguait la foule qui s’agitait dans les allées des gradins, des parts de nourriture en main.

Elle se décida à briser le silence.

– Pourquoi m'avoir mené ici ?

– La personne pour qui je travaille a longuement étudié votre cas. Vous êtes un témoin gênant, mais aussi observatrice, intelligente, et sans attaches particulières – pardon si je vous vexe – aussi a-t-elle décidé de faire de vous un atout plutôt qu'un handicap.

Rosalie pila sur le parquet, avec la sensation d’avoir été percutée par un fiacre.

– Excusez-moi ? Vous avez bien dit « témoin gênant » ?

Elle se retourna, pour réaliser qu’elle serait incapable de fuir. Des soldats se tenaient à proximité de chaque loge qu’ils avaient dépassée. Ils ne venaient quand même pas pour elle ? Ce n’était pas une embuscade, si ?

Ne soit pas ridicule. Dix combattants pour une pauvre fille comme toi. Amerius suffirait largement.

Allait-il lui faire du mal ? Elle refusait d’y croire, pas après une année passée à le côtoyer. Cet homme patient et compréhensif ne pouvait pas se changer en tortionnaire ! Pas après qu’il ait dit être désolé.

– Rosalie ?

Elle recula d’un pas, la peur au ventre. Amerius la regardait avec stupeur. Une question incongrue lui vint alors une tête, davantage digne d'une adolescente amatrice de romans que d'une adulte de la vie active.

– Vous n'allez pas... me faire disparaître ?

Amerius lui renvoya un regard de biais.

– Bien sûr que non. Vous avez une idée de la difficulté que cela représente, d’effacer l'existence de quelqu'un ?

Rosalie ferma les yeux tout en prenant une inspiration, préférant ne pas penser au fait qu'Amerius avait lui l'air parfaitement au courant.

Elle hésita, avant de le suivre. Il disait forcément la vérité. Quel serait l’intérêt de la traîner ici pour ensuite se débarrasser d’elle ? Il savait où elle vivait.

Amerius ouvrait la marche sans hésiter sur le chemin à prendre et sans escorte. Il avait ses habitudes des endroits comme celui-ci, où se côtoyaient régulièrement ministres et membres du gouvernement.

Lorsqu’ils s’arrêtèrent, ce fut devant une arche permettant de privatiser le reste du corridor. Une arche surmontée du drapeau ci-Ordalien – un aigle vu de face, volant dos à une feuille d’érable. Deux soldats au lieu d’un seul montaient la garde devant l’arche. Un accès menant à la loge royale.

À plusieurs pas de là, Rosalie aperçut les frères Zevedan, les mages industriels ayant conquis la Lune, invités de la reine Galicie VII elle-même.

Amerius avait dit qu’il lui ferait rencontrer sa supérieure. Les entrailles de Rosalie se nouèrent, puis elle eut envie de rire. Elle devait se tromper. Elle n’était pas si importante, une fille comme elle ne devait avoir aucune raison de se trouver ici. Même Astrance, pourtant matriarche magiterienne, n'avait dû rencontrer la reine qu’une fois, pour symboliser son statut de cheffe de famille. Lors de cette occasion, le souverain recevait le nouveau patriarche ou matriarche, pour le féliciter et renouveler symboliquement l'alliance entre magiteriens et royauté.

Rosalie ne rêvait pas de faste ou d'or à profusion. Quand bien même les rapports entre peuple et royauté étaient très bons, on enseignait aux Ci-Ordaliens que la famille royale était à part. Jamais au-dessus. Juste à part.

Amerius entra pourtant bien dans la loge, toujours en saluant les gardes, qui ne lui demandèrent rien. Cette fois, Rosalie ne se laissa pas distancer.

Le salon royal était décoré de tons pourpres rehaussés de doré. Un luxe discret et simple, sans ostentation, à l’image des souverains Cie-Ordaliens.

Les frères Zevedan saluèrent aussitôt Amerius, autrefois leur employé. Il leur présenta Rosalie, qui leur serra la main, machinalement. Ils parlèrent, elle répondit, sans savoir quoi.

Elle rêvait depuis longtemps de les rencontrer, et s’avérait pourtant incapable de parler, trop préoccupée par l’ombre qu’elle apercevait derrière les portes de verre menant au balcon.

Elle réalisa que sa chance était passée lorsqu’Amerius la frôla pour se saisir de la poignée dorée.

Assise sur un large fauteuil, une silhouette leur tournait le dos. Rosalie ne voyait d’elle que sa main pâle tenant une coupe de champagne, face au rideau fermé.

– Amerius. Viens.

Rosalie n’avait jamais entendu la voix de la reine autrement qu’à la radio. Dans la réalité, elle était bien plus grave et profonde. Autoritaire aussi, sans avoir besoin de l’élever. Un timbre qui lui rappela Amerius. Celui-ci contourna le fauteuil pour s’installer sur une simple banquette rembourrée, à la gauche de la souveraine.

D’un coup d’œil où brillait une lueur que Rosalie jugea encourageante, Amerius lui désigna la place à côté de lui, la plus proche de la reine.

Le corps noué d’appréhension, Rosalie s’approcha, distinguant les cheveux d’un auburn sombre étalés sur le dossier, puis glissant sur son buste. Même sans le faste, même sans les robes brodées d'or ou d'argent ou les bijoux précieux, elle l’aurait reconnue.

Les yeux, c'était quelque chose qui ne trompait pas. Bleu clair parcouru d'ambre. Le maintien également. Assuré, autoritaire, confiant, pour une femme d'à peine trente ans. Royal.

Rosalie se trouvait face à la plus grande autorité de ce pays.

Galicie VII de Cie-Ordalie.

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