Chapitre 6

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Pas d'ajouts, juste quelques retraits pour simplifier

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Résidence d’Amerius Karfekov, 13h06, 20 nafonard de l'an 1900

Le fiacre se gara devant un muret de pierres grises. La mousse avait poussé entre les blocs que les branches d’un large saule pleureur venaient caresser.

Amerius et Rosalie franchirent le portail à la serrure rouillée avant de s’engager dans une courte allée de dalles, pendant que Bartold s’en allait au bar du coin. L’herbe sombre qui entourait la propriété dégageait une odeur de brins fraîchement coupés, malgré la neige. Près du saule pleureur, se trouvait une petite marre gelée entourée de roseaux.

Au bout de l’allée, une simple maison de bois sombre d’un étage. Des demeures typiques des débuts de la capitale, avec ses toits pointus et ses fenêtres resserrées.

Le duo gravit les marches du patio où des plantes en pots pendaient des arches de bois. Dans un coin, un rocking-chair taché d’humidité servait de table pour un autre, laissé vide.

Les rumeurs sur Amerius Karfekov disaient donc vrai. Malgré sa richesse l’homme vivait modestement. Il ne devait même pas avoir d’employés, mis à part la femme de ménage qu’il avait une fois mentionnée. Rosalie savait aussi que son patron n’avait ni femme ni enfants. Dans ce contexte, posséder une immense demeure n’avait pas d’intérêt.

Rosalie était satisfaite de travailler pour un homme qui ne se souciait pas de faire mieux que les autres, mais juste de faire au mieux pour lui, selon ses envies.

Amerius la précéda dans la maison. Leurs manteaux et écharpes déposés dans l’entrée étriquée, Rosalie découvrit la petite pièce de vie, réchauffée par une imposante cheminée. Elle avança ses mains gelées devant le feu. Derrière elle, un sofa et un fauteuil présentaient leurs dos aux fenêtres de la pièce. Face à l’arche délimitant l’entrée, un escalier, et plus loin, une autre ouverture menait vers ce que Rosalie supposa être la salle à manger. La cuisine devait être au même endroit, car une odeur de légumes grillés flottait dans l’air.

– Installez-vous, fit Amerius. Thé ou café ?

– Thé, s’il vous plaît.

Il disparut dans l’autre pièce, les mains libres de sa canne restée dans le vestibule.

Rosalie fit le tour de la pièce, encore trop préoccupée pour s’asseoir. Léni l’avait précédée, s’amusant à grimper sur l’empilement de bûches à côté de l’âtre. Il n’y avait cependant pas grand-chose pour tromper son esprit.

En-dehors d’un buffet où trônaient quelques photos encadrées, la pièce ne comportait pas de décoration. Peut-être Amerius avait-il un bureau à l’étage, que Rosalie imagina rempli de notes de recherches en magie industrielle, de jouets ratés et entassés. Mais rien d’autre. Amerius ne devait vivre que pour son travail. Il était déjà là quand Rosalie arrivait le matin et se trouvait toujours derrière son bureau quand elle s’en allait le soir. À sa place, elle en ferait sûrement de même. Ses propres jours de repos rimaient avec magazines et ouvrages de sciences, ses seules concessions étant ses sorties avec Mona.

Rosalie s’approcha des clichés. Les deux premiers représentaient des paysages qu’elle ne connaissait pas, peut-être pris lors de déplacements pour le travail. La dernière devait être plus personnelle. Au centre, un jeune garçon d’environ treize ans prenait la pose, assis en tailleur sur un canapé, le regard levé vers l’objectif.

Rosalie y reconnut une parfaite version miniature d’Amerius. Les mêmes cheveux d’un châtain presque brun, plus sombre que celui de Rosalie, lissés en arrière. Ils entouraient un visage à l’expression neutre, bien que réhaussée d’un éclat paisible dans le regard. Sur le fauteuil voisin, une jeune fille du même âge était plongée dans un livre, ses yeux recouvert par ses ondulations d’une couleur indéfinie par la lumière.

Rosalie s’interrogea sur cette fille. Du peu qu’elle apercevait de son visage, elle ne lui ressemblait pas.

– J’ai été adopté, si telle est la question que vous vous posez.

Rosalie sursauta. Malgré le plancher daté, Amerius ne le faisait pas grincer sous ses pas. Le mage déposa un plateau sur la table basse, face à la cheminée.

Elle regarda de nouveau la photo.

– « Karfekov » ne sonne pas très ordalien.

– J’ai demandé à garder le nom de ma mère. J’avais déjà huit ans le jour de mon adoption.

Une situation qui inspirait à la curiosité. Rosalie venait de faire un premier pas dans le passé d’Amerius. Elle aurait souhaité continuer, apprendre à le connaître. Ses révélations sur son second travail avaient instillé des doutes en elle. Elle pensait pouvoir lui accorder de nouveau toute sa confiance.

Il s’assit dans le fauteuil. Rosalie le rejoignit et ils s’emparèrent chacun d’une tasse fumante. Elle n’attendit pas de savoir quel goût avait le thé.

– Les Basses-Terres, donc. Quel rapport avec la formule, et donc le cambriolage ? Et qu’est-ce que vous faites pour la reine ?

D'autres questions se bousculaient dans son esprit, mais elle ne voulait pas décourager Amerius. Celui-ci secoua la tête.

– Reprenons depuis le début, voulez-vous. Revenons là où tout a commencé, aux enchères. Vous vous souvenez ?

– Les Basses-Terres, répéta-t-elle, déjà lassée. Qui veulent s’emparer de la magie lunaire grâce à la formule.

Des propriétés utilisables grâce à une formule.

– Le vol... C'est à cause d'eux ? Ils l'ont commandité ?

Amerius fronça les sourcils, sa tasse de thé à moitié levée vers ses lèvres.

– C'est une question qui me cause beaucoup de problèmes. J'ai étudié les méthodes d'espionnage des Basses-Terres, et ce qu'il s'est passé ce soir-là était bien trop grossier et hasardeux.

– Alors quoi ? Il y aurait... quelqu'un d'autre ?

– Oui. Un autre joueur dans la partie.

– La partie ?

Plus tôt, la reine avait déjà évoqué quelque chose de semblable devant Rosalie. Qu'elle n'allait pas risquer la vie d'une seule personne. Un élément, pourtant très important, n’avait pas été évoqué.

– Vous faites référence à la guerre, c’est ça ?

Amerius lui jeta approbateur, et peiné en même temps.

– J’en ai bien peur.

– La guerre.

Un mot étrange aux oreilles de Rosalie. Elle le connaissait, évidemment, mais ce continent et ses habitants n'avaient que rarement éprouvé le besoin d’entériner un conflit armé. Si toutefois des menaces devaient être formulées, ce n'était pas sans être associé à un crime grave, un déclencheur assez important.

– Mais pourquoi ?

– Et pourquoi pas ?

Rosalie regarda son patron comme s'il était fou.

– Je ne les défends pas. Je les cite. Leurs motifs sont purement narcissiques. Vous savez comment ce pays est régi. Si cloîtré et contrôlé que ses habitants savent à peine qu'il y a un monde en dehors de leurs frontières. Or, les Bas-Terriens sont encouragés à faire beaucoup d'enfants. J'imagine qu'à force, ils manquent de place et de ressources. Ajoutez à cela le fait que le fils héritier de leur dirigeant a décidé de remettre la religion au goût du jour et vous obtenez une envie urgente et massive d'extension.

– Et comme le golfe Anneau est sous l'autorité de l'Union, ils ne peuvent pas y circuler librement, ce qui les empêche de déporter une partie de leur population sur d'éventuelles autres terres.

Ses connaissances politiques devaient être correctes, puisqu'Amerius hocha la tête.

Le pourquoi était assez limpide. Mais pas le comment.

– Mais avec quoi comptent-ils vaincre l'Union ? L'ensemble de ses nations réunies quinze fois plus de soldats qu'eux.

Il y eut un silence. Amerius se passa une main sur la joue.

– Les Basses-Terres sont prêtes à violer le septième amendement de la loi régissant la magie industrielle.

Rosalie reposa prestement sa tasse car sa main tremblante ne pouvait plus la tenir.

L'émergence de la magie industrielle ne s'était pas faite sans les textes de loi allant de pair. Des textes signés par tout pays exportant ou important des objets faits de magie industrielle.

Quiconque apprenait cette discipline se devait d'abord de connaître par cœur cet amendement. Il figurait en en-tête de chaque manuel, chaque magazine, et Amerius était de ceux qui l'inscrivaient sur les contrats signés par ses clients.

Un amendement qui faisait l'objet d'une étroite surveillance. Il interdisait à quiconque de se servir de la magie industrielle pour commettre ou inciter à commettre un crime, de quelque nature de ce soit.

De manière générale, la loi interdisait la création d'armes. Même les gens d'armes des villes touchées par la criminalité n'en étaient pas équipés.

– Est-ce que… vous êtes une sorte d’espion ?

– Pas vraiment. Je remplis le même genre de mission, mais je suis au service de Galicie.

– De…

Est-ce qu’il venait d’appeler la reine par son prénom ?

– Et vous voici désormais mon assistante. À titre spécial.

– Maigre consolation, marmonna Rosalie. Ça ne fait que prolonger ce que nous faisons déjà cinq jours par semaine.

Elle se laissa tomber contre le dossier du canapé.

– Si les Basses-Terres ont bien volé la formule de la magie lunaire pour fabriquer des armes...

Elle n'acheva pas sa phrase. Amerius le fit pour elle.

– Nos armées ne pourront pas y faire face.

– Sauf que vous ne les pensez pas auteurs du vol. Donc, on a peut-être une chance de s'en tirer. Mais qui pourrait vouloir vous voler ? Vous le savez ?

Amerius laissa échapper un soupir.

– Non. Mais qui que ce soit, il est patient et renseigné. Protéger cette formule avant son transfert en lieu sûr était de ma responsabilité. Une responsabilité confiée par la reine.

Il avait haussé le ton. Son bras retomba sur l'accoudoir, l’aspergeant de thé. Amerius finit par remettre sèchement la tasse sur la table basse.

Rosalie aurait voulu le rassurer, mais elle ne le connaissait pas assez pour y parvenir. C'était la première fois qu'elle le voyait dans cet état. Qu'il se laissait mener par un échec.

Son service auprès de la reine lui était apparemment cher. À moins que ce ne fût une peur des conséquences ? La souveraine avait parlé de sa mainmise sur ses agents.

Rosalie se demandait quels secrets inavouables pouvait posséder Amerius Karfekov.

Une question germa dans l'esprit de Rosalie. Elle se mordit la lèvre, frustrée. Elle aurait dû se la poser bien plus tôt.

– Qui l'a inventée ? Cette équation qui permet de changer la roche lunaire en magie ?

Rosalie pouvait se vanter de savoir beaucoup de choses sur les mages industriels et leurs domaines d'activité. À sa connaissance, aucun d'eux n'aurait pu inventer cela, surtout pour qu'elle soit ensuite cachée.

Amerius la fixa longuement. Comme s'il cherchait par quel angle aborder le sujet, et jauger de la capacité de Rosalie à le croire.

– Astrasel Noé.

– Bien sûr.

Les mots s'étaient échappés de ses lèvres.

– J'en venais presque à croire qu'il... enfin...

– Qu'il n'existait pas ? Cela fait cet effet à beaucoup de gens.

Astrasel Noé. Un mélange de mystère et de fascination à lui seul. Un mage industriel de génie disparu de la circulation presque douze ans plus tôt. On le disait fasciné par les sciences marginales, allant parfois jusqu'aux limites du septième amendement. Ses apparitions publiques se faisaient rares. Il avait publié un ouvrage scientifique peu de temps avant sa disparition. Rosalie l’avait lu, mais il était si complexe et difficile à suivre qu'elle avait abandonné.

Mais comment Noé avait-il pu imaginer pareille équation presque quinze ans avant que la Lune ne soit conquise ?

– Je me demandais si Noé n'était pas otage des Basses-Terres.

Rosalie releva la tête vers Amerius. Il s’était exprimé sans la regarder, d’abord pour lui-même.

– Autrement, acquérir une partie de la Lune ne leur aurait pas été d'un grand intérêt, avec la nécessité de louer les services d'autres nations pour s'y rendre.

Rosalie soupira.

– Ça y est ? C'est terminé ? Est-ce que j'ai reçu assez d'informations pour devenir folle ?

– J'ai bien peur que non, mais je vais attendre que vous demandiez ou que la conversation s'y prête.

C'était une attention très délicate, mais elle préférait en finir.

– Comment on peut empêcher cela ? Cette guerre à venir ?

Sa voix tremblota.

Amerius la fixa étrangement.

– Allez-y. Je ne suis plus à une révélation près.

– Cette mission n'est pas de notre ressort, avoua-t-il avec une étincelle amusée dans le regard. Mais l'un des moyens est de mettre les Basses-Terres en pénurie de ressources. Ils importent tout ce qui n'est pas alimentaire et sans assez de matériel, ils n'iront pas bien loin dans la création de leurs armes. D'autant que le destin semble être de notre côté.

– Comment ça ?

– Ces dix dernières années, des entreprises de toutes sortes ont soudainement périclité, parfois à cause de la mort brutale de leur propriétaire. Presque à chaque fois, les Basses-Terres se sont retrouvées en défaut, car elles étaient des clients importants de ces sociétés.

» Nous avions laissé cela de côté, mais le vol de la formule juste au moment où les Basses-Terres en auraient besoin est une coïncidence bien trop importante.

– Mais s'ils ont Noé comme otage, pourquoi ce quelqu'un l'aurait dérobé ? Les Basses-Terres n'ont qu'à faire avouer leur prisonnier.

– Cette personne ne le savait peut-être pas.

– Mais...

Rosalie s'interrompit. Elle se courba en avant, mains sur les tempes. Une migraine pulsait dans son crâne depuis de longues minutes, mais elle l'avait ignoré par soif de connaître chaque morceau de cette histoire invraisemblable, pourtant à l'origine de sa douleur.

Une guerre imminente, une magie interdite, un mage industriel aussi fou que disparu et un allié fantôme.

Et il y avait cette odeur, qui revenait, la harcelait, la poursuivait dans ses rêves, où elle courrait dans une forêt sombre.

Dire que ce matin même, sa seule préoccupation avait été de choisir des boucles d'oreilles en or ou en argent en songeant que sa situation ne pouvait pas être pire.

L'argent l'avait remporté. C'était plus joli avec sa robe couleur prune.

– Rosalie ?

Amerius s'était tourné vers elle, le buste redressé.

– Pardon, j'ai besoin de...

Elle se leva, mais ses jambes cédèrent sous elle. Elle s'épargna une chute en se rattrapant au canapé.

Amerius se précipita vers elle avant de l'aider à s'appuyer contre le meuble. Rosalie glissa ses jambes soudain affaiblies sous la table.

Son corps était pris de tremblements et sa tête n'était plus seulement douloureuse, mais lourde.

– Je suis désolé. C'est de ma faute, je vous ai presque enlevé à l'heure du déjeuner avant de vous faire subir tout ça.

– Non, c'est...

Elle avait voulu dire qu'il n'était pas responsable, mais formuler une phrase lui était pénible. Elle ferma les yeux et attendit.

Elle entendit Amerius se lever puis quitter la pièce. Quelque chose grimpa sur les jambes de Rosalie, qui reconnut Léni.

Amerius revint et s'assit à ses côtés.

– Mangez.

Rosalie rouvrit les yeux sur une assiette de fromage et charcuterie. Elle mordit dans un gros morceau de pain qui l'accompagnait. L’assiette se vida très vite.

Tandis que son corps se remettait, elle s'efforça de ne plus penser à tout ça, mais le visage de Galicie VII s'imposa, avec les conversations qui suivirent.

Amerius posa l'assiette sur la table. Il demeura à ses côtés, sans doute pour l'épauler si besoin. Rosalie imposa le silence, qu’il respecta pour soulager sa migraine.

Dans quoi avait-elle mis les pieds ? Elle peinait à croire qu’on la pense capable de supporter cette situation. Elle aurait préféré être cataloguée d’incapable si cela permettait qu’on la laisse en paix.

Quoique, se dit-elle avec amertume. J’ai toujours détesté passer pour une idiote.

– Qu'est-ce qui est de notre ressort ? demanda-t-elle soudain.

– Pardon ?

– Tout à l'heure, vous avez dit qu'empêcher la guerre n'était pas de notre ressort. Alors qu'est-ce qui l'est ?

– Trouver l'auteur du vol.

Rosalie hocha la tête. Après un instant, elle prit une décision :

– Amerius ?

– Oui ?

– Je veux une augmentation.

Pour la première fois, elle l'entendit rire.

– C'est d'accord.

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