Chapitre 7 * (- 1)

7 minutes de lecture

Siège de La Bulle Mécanique, 15h37, 30 nafonard de l'an 1900

Les récents évènements décidèrent enfin Rosalie à s'intéresser à son carton de jouets, pour la simple et bonne raison que c'était une occupation nouvelle et distrayante.

Elle se sentait à la fois inutile et dépassée.

C'était insupportable.

La reine lui demandait d'enquêter, à elle, mais comment ? Avec quelles méthodes, quelles ressources ?

Elle était mage industrielle, bon sang, pas enquêtrice ! Comment pouvait-elle faire, autrement qu'en attendant les ordres d'Amerius ?

Elle ne se sentait concernée que par une partie du problème, celle qui parlait d'elle-même. Celle que ses parents semblaient connaître. Rosalie aurait déjà dû se précipiter au manoir, au mépris du reste des BasRose, sauf qu'elle ne se sentait pas capable d'affronter ses parents.

Elle avait toujours estimé le manque de communication et les petites rancunes stupides, pour finalement s'en découvrir adepte.

Il faudrait pourtant qu'elle franchisse le pas. Si quelqu'un la poursuivait, traînant une odeur de bois brûlé dans son sillage, elle devait le savoir.

Fermer les yeux ne résoudrait pas la situation.

Mais en attendant, elle pouvait tout à fait les détourner.

Rosalie se leva de sa chaise pour se rendre à la réserve, où était entreposé son carton.

– Tu viens, Léni ?

Le petit automate en sauta de joie, s'entremêlant dans les fils du pendule avec lequel il jouait. Rosalie le sortit de là, non sans pester une ou deux fois.

Puis elle quitta son bureau pour celui d'Amerius, vide.

Il partait régulièrement, sans jamais fixer de date de retour, parfois longue à venir. Ce que Rosalie avait toujours pris pour des déplacements professionnels s'avérait en fait tout autre chose. Elle ignorait ce qu'il faisait exactement pour la reine, et surtout pourquoi, mais son air était parfois soucieux.

Munie d'épaisses chaussures de sécurité, Rosalie poussa l'épaisse double porte menant à l'usine. Depuis la passerelle, elle avait une vue plongeante sur le cœur de l'activité.

Les quatre lignes de production de chaîne tournaient à plein régime, découpaient, assemblaient, gravaient les équations. Les jouets sortaient alors nus de couleur et vierge d'identité. Les formules destinées à les animer vérifiées par les contrôleurs, ils étaient envoyés aux établis pour être peints.

De temps à autre, le laboratoire récupérait un des jouets pour mener des tests sur le bon déroulement des formules.

En cas d'échec, ils repartaient d'où ils étaient venus : les bureaux d'Amerius et Rosalie.

Celle-ci descendit les escaliers, baignée par les odeurs de bois découpé et de plastique fondu. Plus loin après les lignes, derrière une vitre magique faite pour isoler du bruit, le sol se tachait d'éclats de peintures et de paillettes. Les ouvriers s'occupaient de peindre de hautes maisons, qui attendaient de rejoindre leurs consœurs, achevées et alignées sur des plans de travail.

Les collègues de Rosalie ne la saluèrent pas, trop concentrés sur leur tâche.

Rosalie quitta l'atelier et tourna pour longer le laboratoire, jusqu'à une porte indiquant la réserve.

Une équation était gravée sur l'acier, et ses copies serpentaient sur la paroi rocheuse des escaliers. Rosalie les descendit en se tenant fermement à la rambarde. Les formules servaient à assécher l'air du trop-plein d'humidité, mais devenaient de moins en moins suffisantes à mesure que Rosalie s'enfonçait dans la falaise.

Au pied des marches, face à la réserve, la pierre brillait, recouverte d'un voile d'eau.

Rosalie poussa la porte de la réserve, accueillant avec gratitude l'air sec et frais qui y régnait – couplées avec un capteur d'humidité, la magie des équations suffisait à garder les créations à l'abri.

Derrière la paroi rocheuse, les falaises s'avéraient creusées de grottes et de tunnels, parfois inondés.

Si l'eau des canalisations était potable grâce à des équations, l'humidité des grottes suintait de la roche en gouttelettes rouillées.

Malgré cela, l'odeur de métal humide flottait dans l'air de la réserve, écœurant Rosalie.

Tout à cause de la Mer de Rouille, quelques kilomètres plus loin. Lors des débuts de l’ère industrielle, les fabricants s'étaient retrouvés avec davantage de métaux qu'ils n'en avaient besoin. Tout ce surplus avait fini dans un lagon en bordure de la mer. Celle-ci avait pris une teinte rouille à mesure que les déchets en étaient rongés. Un barrage avait été construit autour du lagon afin de préserver le reste de la mer de l’eau contaminée, repoussant cette dernière dans les grottes. Les déchets de métaux y étaient toujours jetés, provoquant au fil des ans l'évacuation des habitants les plus proches.

Rosalie alluma la lumière, révélant les étagères encombrées de cartons et classeurs. Elles reposaient sur un carrelage posé à la va-vite, aux coins relevés ou affaissés, aux longueurs fendues.

Un bricolage inutile et dangereux, dans lequel Rosalie et ses collègues ne cessaient de se prendre les pieds. L'aménagement datait d'avant la reprise de la fabrique par Amerius, et faute de place pour ranger leurs créations, lui et ses employés devaient se contenter de cette solution – les jambes cassées annuelles n'y avaient pas changé grand-chose.

Les jouets, anciens comme n'ayant jamais aboutis, étaient classés par années.

Rosalie avait déposé son carton dans la section 1888, aux pieds d'un mannequin de danseuse classique à taille réelle, faite pour les ballets. Avec un plissement de sourcils, Rosalie constata qu'une goutte d'eau rouillée était tombée sur le tutu.

Elle l'épongea avec sa manche et récupéra ses jouets, avant de se diriger vers le milieu de la salle, là où un large espace laissé vacant permettait de poser ses trouvailles sur une table.

Léni en profita pour sauter de son épaule. Il courait en rond autour de la table, afin de prendre de l’élan et heurter exprès le bras de sa créatrice. Avec un soupir agacé, celle-ci l’écarta.

– Bon sang, Léni !

Fier de lui, l’automate se balança d’avant en arrière, agrippé à sa robe. Rosalie lui jeta un regard furieux. Léni était depuis quelque temps dans une phase de rébellion. Il enchaînait les bêtises et semblait prendre plaisir à la faire tourner en bourrique.

Le constatant calmé, Rosalie souleva le couvercle de la boîte, pressée par la nostalgie, qui balaya les mauvais souvenirs ramenés du manoir en même temps que la boîte. Elle esquissa un sourire. Les jouets n'avaient pas changé, comme s'ils l'avaient attendue. Sa main se saisit d'une toupie, un objet volé à Violine, et gravé pour ne jamais s'arrêter de tourner. Les symboles de l'équation étaient bancals et anguleux, signe qu'une petite main encore inexpérimentée avait manipulé le scalpel de gravure.

Rosalie reposa doucement la toupie, et se saisit d'une boîte à musique. La formule avait été inscrite sur le miroir intérieur à l'aide d'un feutre, ce qui l'avait effacée. Rosalie n'était plus capable de dire à quoi elle avait servi. Elle fouilla le reste de la boîte, rit et désespéra en découvrant les objets mal gravés ou mal fabriqués.

Elle se tut quand son regard rencontra les deux petites silhouettes en bois habillées de faux cheveux clairs, recroquevillées au fond de la boîte. Ses seules amies d'enfance, nommées d'après de grands noms de la magie industrielle.

L’espace d’un instant, elle s’en voulut de les avoir abandonnées au manoir, à la merci d’Astrance.

« Ce sont des objets ! » aurait protesté cette dernière.

« Et alors ? » aurait rétorqué Rosalie. Les plantes aussi, n’étaient que des plantes.

On ne choisissait pas qui ou quoi on appréciait.

Chez les magiteriens, on quittait rarement le domaine, et avait peu de contacts en dehors des clients. Vos frères et sœurs étaient vos amis, vos cousins vos confidents. Des amitiés presque forcées, quand elles existaient, et Rosalie n’avait su en quoi consistaient les relations humaines qu’en s’installant à la capitale.

Elle se saisit des poupées avec lenteur, de peur de les casser. Elle suivit du doigt l'équation figée dans leurs dos. Une formule semblable à celle de Léni, mais qui n'avait jamais marché, au grand désespoir de la petite Rosalie.

Replonger dans ses souvenirs lui serra le cœur. Il fallait vraiment qu'elle parle à ses parents, la seule famille qui lui restait. Elle rangea les jouets dans la boîte, un par un, sans enthousiasme retombé.

Elle la cala sous son bras et récupéra Léni, avant de quitter la réserve pour remonter jusqu'à son bureau. Un coup d'œil vers son horloge lui indiqua qu'elle pouvait contacter ses parents sans tarder. À cette heure, les domestiques BasRose effectuaient des achats. Rosalie sachant où, donner un mot à l'un d'eux serait facile.

Elle se refusait cependant à quitter la Bulle sans en avertir Amerius, quand bien même ne le lui refuserait-il pas. Comme un signe de la Lune, Rosalie l'entendit franchir la porte de son bureau.

Elle entra, pour lui découvrir l'air fatigué.

– Vous revenez d'une mission pour... elle ?

Rosalie s'efforça de rester respectueuse en mentionnant la reine.

Amerius laissa échapper un léger soupir.

– Nous rentrons tout juste d’un sommet officieux avec l’Union. D’après nos espions, les Bas-terriens auraient commencé à bâtir des armes, bien qu’ils soient ralentis par les pénuries de matériaux. Il ne fait plus le moindre doute que Noé est entre leurs mains, une intuition confirmée par le soudain renforcement de la sécurité à la prison d’État.

Rosalie hocha la tête, ne sachant quoi répondre. Elle l'aurait volontiers aidé à vider son sac en l'écoutant, mais avait une occasion à saisir.

– Je... j'aurai besoin de me rendre en ville. Ça sera l'affaire d'une ou deux heures pas plus.

Amerius hocha la tête sans en demander plus. Rosalie le remercia, puis fit demi-tour afin de s'habiller. Elle laissa Léni ici, ne voulant toujours pas le mettre en contact, près ou de loin, avec des magiteriens.

Elle décida de sortir par l'arrière de l'usine afin d'éviter les regards curieux, quand une série de cancanements la figea. Rosalie se retourna, n'osant croire sa propre ouïe.

Dodelinant en file indienne, six petites formes dodues se dirigeaient vers elle, l'air de surgir de nulle part.

Rosalie resta un instant à les fixer, abasourdie.

Bon sang. Elle venait de retrouver les canetons.

Annotations

Vous aimez lire Benebooks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0