Chapitre 12 - 2

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Elle poussa un hurlement étouffé par l'écharpe et s'apprêta à frapper l'individu avec sa lampe, mais celui-ci lui saisit les avant-bras.

– C'est moi.

Rosalie se figea. Amerius. Si elle fut d'abord soulagée de le revoir, elle ne tarda pas à exprimer sa colère.

– Vous m'avez fait peur !

Elle se libéra sèchement et ne se retint de le gifler qu'en se souvenant qu'il était celui qui lui versait chaque mois son salaire.

– Je suis navré, je pensais avoir été entendu.

Rosalie eut du mal à ralentir sa respiration, ce qui lui provoqua une quinte de toux.

– Ça ne va pas ?

Amerius tendit une main vers elle, avant de se raviser.

– Je… je suis mal à l’aise en forêt, avoua-t-elle.

L’incertitude plia les traits d’Amerius.

– Mais vous êtes…

Il n’acheva pas sa phrase. Ce n’était pas nécessaire, Rosalie savait très bien ce qu’il sous-entendait.

« Vous êtes magiterienne. »

– Je sais, répondit-elle. Mais…

Ce fut à son tour de se taire.

– Dans ce cas, ne traînons pas, fit-il d’une voix douce. J'ai les dispositifs.

Il donna à Rosalie un jeton de métal rouge qu'elle glissa dans la poche de son pantalon.

Ils traversèrent quelques rangées d'arbres avant de déboucher subitement sur une clairière. Une haute grille de fer forgé délimitait la propriété d'Astrasel Noé. Près du portail, les deux gardes gisaient sous un abri à côté d'un brasero. Avachis l'un contre l'autre, ils semblaient dormir profondément. Amerius avait dû simplement les assommer.

Le manoir du Noé se dressait sur deux étages au milieu de la propriété. Le bois sombre et la toiture recouverte de mousse la rendaient aussi peu accueillante que la forêt.

Les deux mages remontèrent la courte allée de gravier jusqu'au porche, au-dessus duquel brillait la lanterne rouge. Ils passèrent dessous sans encombre. Amerius se servit de sa canne pour retirer les toiles d'araignées accrochées à la porte avant de tourner la poignée. Les gonds gémirent affreusement.

Si Rosalie trouvait la maison d’Amerius dépouillée, ce n’était rien comparé à celle d’Astrasel Noé. Les vastes pièces de vie ne comportaient pas de meubles, à part un fauteuil près de la cheminée et une table dans une cuisine vierge d’ustensiles. Rosalie ouvrit les placards, mais n’y trouva rien d’autre qu’un peu de vaisselle et des denrées moisies, dont les effluves lui soulevèrent l’estomac.

Amerius avait affirmé que rien n’avait été retiré du manoir. Assurément, Noé était donc encore plus dévoué à ses recherches que le dirigeant de La Bulle Mécanique. La rouille et la crasse de l’évier devaient déjà s’être installées douze ans plus tôt.

– Il n’y avait pas de domestiques ?

Amerius venait d’entrer dans la pièce.

– Non. Noé cultivait le culte du secret. C’était un paranoïaque persuadé que quiconque voulait lui voler ses inventions.

– Il aurait pu inventer de quoi nettoyer d’un claquement de doigts.

La téléportation et les bêtes artificielles, c’était bien beau, mais cela n’avait aucune utilité auprès du public. Qu’est-ce que Noé cherchait donc à accomplir ? Rien, sans doute. Ou seulement pour lui-même.

Rosalie peinait à comprendre ce style de vie. Sans parler de se noyer dans le matérialisme et le social, vivre de rien si ce n’était sa passion lui paraissait bien triste. Elle eut un rictus amer. De quel droit jugeait-elle cet homme, elle qui avait balayé les principes de vie de sa famille ? Le raisonnement était le même.

– Les pièces des étages sont vides, déclara Amerius, à l’exception d’un lit sans matelas. Nous aurons peut-être davantage de chance à l’extérieur.

Rosalie le suivit sur la terrasse au bois crevé par les ronces. Le jardin abandonné aux hautes herbes s’enfonçait jusqu’au couvert de la forêt. Elle distingua plusieurs bâtiments munis de grandes ouvertures coulissantes. Des granges, ce qui dans l’esprit d’un mage inventeur devenait de vastes espaces où mener ses expériences.

– Répartissons-nous les granges.

– Je prends celles de gauches.

Ils se séparèrent au bout du jardin. Rosalie s’engouffra par la porte entrouverte. Découvrant un boîtier électrique, elle s’empressa de faire jouer l’un des boutons. L’ampoule qui pendait entre les poutres grésilla avant de disperser sa lumière jaune. C’était suffisant pour voir et l’absence de fenêtres empêchait quiconque de se rendre compte de l’effraction.

Longue d’une quarantaine de mètres, la grange était l’exacte opposée de la maison : surchargée, bien que rangée. Des tables et plans de travail s’alignaient au centre de la bâtisse, comme destinés à accueillir une cousinade. Chaque mur était recouvert d’étagères, encombrées de cartons et boîtes, tous étiquetés. Une vaste armoire était remplie de verrerie, voisine d’une jumelle chargée de pièces mécaniques. Dans le fond se trouvait un bureau, où trônait une machine à écrire de grande marque.

Cette vue d’ensemble en tête, Rosalie entreprit de fouiller. Elle laissa de côté le matériel pour privilégier les cahiers de notes et calculs, les classeurs de rapports et d’équations magiques.

Sauf qu’elle ne savait pas quoi chercher. Noé était lié à tout cela, mais comment ?

Rosalie repensa à sa disparition, douze ans plus tôt. Seulement deux années plus tard, des assassinats destinés à faire reculer la guerre avec les Basses-Terres commençaient. Mais comment Noé pouvait-il savoir avec exactitude que cela fonctionnerait ? Tout c’était arrêté avec son enlèvement par ses ennemis. Ou presque. Une femme était entrée en jeu, mais ses actions n’avaient rien à voir la guerre. Noé entre les mains des Basses-Terres, la formule devenait inutile, et Amerius était du côté de la Cie-Ordalie et de l’Union. Cela semblait davantage… personnel.

Mais qui était visé ? Amerius ? Sauf que la femme aurait pu s’en débarrasser lors du vol, au lieu de quoi, elle avait attendu. Elle avait attenté à la vie d’Amerius quand… Quand Rosalie s’était retrouvée mêlée à tout ça.

Elle pouffa. C’était ridicule, elle n’était que… que Rosalie. Une mage industrielle sans histoire. Pourtant… la femme n’avait pas cherché à la tuer. À aucun moment. Là où elle n’avait eu aucun état d’âme concernant Amerius.

Peut-être qu’elle se fichait de la guerre et de Noé. Ce n’était plus qu’une vendetta, menée avec les inventions de Noé.

Et la forêt dans tout ça ? Pendant des années, Rosalie avait été persuadée que sa poursuivante avait tenté de s’en prendre à elle, mais désormais, elle doutait. Après tout, cette inconnue aurait pu le faire sans difficulté, au lieu de quoi, elle avait saisi son poignet, avec fermeté, sans chercher à l’immobiliser.

« Tu dois venir avec moi. »

Rosalie frappa une étagère du plat de la main. Cela n’avait aucun sens, était complètement tarabiscoté. Et pourtant… comment expliquer autrement ces agissements contradictoires ?

Noé n’avait personne, mais Amerius et Rosalie venaient de démontrer qu’il était facile de s’introduire ici.

Elle se plongea dans les notes, laissant son instinct la guider. Elle trouva une dizaine de volumes traitant des animaux mécaniques, un sujet apparemment plaisant pour le mage, qu’elle écarta aussitôt.

Elle trouva même des essais réalisés sur des choses vivantes, des chats plus exactement. Noé leur avait greffé des organes mécaniques, prolongeant la vie des pauvres animaux bien au-delà que ce que la nature ne l’aurait souhaité.

Après une heure dans la poussière, Rosalie se sentait aussi dépouillée qu’à l’arrivée. Agacée, elle ne se donna même pas la peine de ranger et partit fouiller la seconde grange.

Elle avait à peine commencé qu’Amerius se présenta.

– Vous avez trouvé quelque chose ?

– Pas encore.

Ils s’y mirent à deux pour terminer. Ils s’installèrent face à face sur une table haute, faisant le tri parmi les boîtes.

– Vous avez connu Noé ? demanda soudain Rosalie.

– Pas vraiment. Je côtoyais souvent le roi et par extension, ses invités. Les rumeurs allaient bon train sur Noé. Je lui ai même parlé, l’une des rares fois où il a accepté de se montrer, à l’époque où il supportait encore la présence de ses semblables.

– Comment était-il ?

Cela l’aiderait peut-être à y voir plus clair.

– Je n’ai qu’un vague souvenir. Il était très passionné, c’est d’ailleurs grâce à lui que j’ai commencé à m’intéresser à la magie industrielle. On disait de lui beaucoup de choses. Qu’il était dérangé, égocentrique, obsédé et il y avait sans doute un peu de vrai là-dedans. Mais je crois que pour rien au monde, il n’aurait abandonné la vie qu’il menait. Certes, ses rapports avec la couronne se dégradaient, à cause de la nature de ses recherches, mais jamais il ne serait parti pour les réaliser ailleurs contrairement à ce que certains prétendaient, car aucune autre nation n’aurait pu lui offrir ce qu’il possédait. Parce que la magie fonctionne moins en-dehors de nos frontières.

– Vous le croyez complice des assassinats de ces dernières années ?

Ceux des industriels ayant vendus des marchandises aux Basses-Terres.

Rosalie pensait qu’Amerius allait lui demander le pourquoi de cette question, au lieu de quoi, elle le vit réfléchir.

– Je ne sais pas. Peut-être. En termes de moyens, avec ses inventions, ce serait envisageable, mais pas en termes de caractère. Y aurait-il eu la guerre devant sa porte qu’il n’aurait pas levé les yeux de son travail.

– Quel âge aviez-vous lors de votre rencontre ?

Elle était curieuse de connaître le jeune Amerius.

– C’était il y a vingt ans. J’en avais donc huit. Je venais d’être adopté.

– Vingt a…

Rosalie releva la tête, confuse.

– Mais… vous n’avez même pas trente ans ?

Amerius était aussi étonné qu’elle.

– Je fais donc si vieux ?

Il sembla vexé.

– Non ! Non, mais… avoir une société aussi importante à votre âge c’est…

– Suspect ?

– J’allais dire peu courant !

Elle comprit à son sourire en coin qu’il se moquait d’elle.

– Je dois reconnaître que Galicie et son père m’ont aidé en me donnant de l’argent.

– Mais sans votre génie ça n’aurait pas changé grand-chose, ajouta-t-elle tout bas.

La Bulle Mécanique avait trois ans d’existence, Amerius l’avait donc fondée alors qu’il n’avait que quelques années de plus que Rosalie, soit vingt-cinq ans. Elle avait pour projet de diriger un jour sa propre société, mais n’espérait pas avoir le niveau nécessaire avant quinze années de plus. D’autant que maîtriser les formules ne suffisait pas, il fallait aussi gérer l’entreprise et ses employés.

– C’est gentil.

Rosalie sursauta en comprenant qu’il l’avait entendue. Elle se racla la gorge et changea de sujet.

– Est-ce que Noé avait des rapports avec les magiteriens ?

– Il était sans aucun doute la dernière personne qu’ils auraient aimé voir. Pourquoi ?

– Je ne sais pas, je…

Je ne suis pas étrangère à tout ça.

Le mystère de son agression dans la forêt était cependant toujours sans réponse.

Rosalie en eut soudain assez de trier les papiers. Elle se laissa tomber du tabouret et se mit à arpenter la pièce, sous le regard interrogateur d’Amerius. Cette grange possédait une cheminée. Rosalie fit glisser son doigt sur la pierre sculptée de fleurs entourant le foyer. Elle retraça les pétales d’une tulipe, redéfinie la forme effacée d’une feuille de fougère. Les dessins se réunissaient pour former une rosace d’épines, juste au centre de l’habillage. La cheminée n’avait pas dû servir souvent, car le foyer était parfaitement propre, si l’on exceptait la poussière des ans. Rosalie posa son pouce sur la rosace, admirant les détails de la sculpture.

Soudain, le dessin s’enfonça dans la pierre. Rosalie recula, stupéfaite, au moment où résonnait un grondement d’engrenages. La cheminée se mit à pivoter, s’ouvrant telle une antique porte. Rosalie entendit Amerius bondir de son tabouret pour la rejoindre.

La cheminée acheva de pivoter et le silence revint dans la grange. Une bouche d’obscurité s’ouvrait devant eux, desservie par des marches.

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