Chapitre 15 * (- 1)

8 minutes de lecture

Manoir BasRose, 13h47, 7 albazière de l'an 1890


Debout devant le plan de travail, Rosalie attendait l’arrivée de grand-mère. Les mains jointes sur la surface de marbre poli, la jeune fille se trémoussait, mal à l’aise et effrayée.

Astrance l’avait convoqué dans le laboratoire, au sous-sol du manoir. Rosalie détestait cet endroit, dont les murs de pierre sombre lui rappelaient une cellule de prison. Des fenêtres recouvraient le haut des murs, sans parvenir à éclairer la pièce, car trop étroites. Rosalie aurait préféré la serre, vaste et lumineuse. Le laboratoire lui donnait l’impression de ne pas pouvoir s’échapper.

Les objets de rituels s’alignaient sur le plan de travail. Fleurs fraîches ou séchées, un chaudron, des fioles, le couple mortier et pilon. D’autres ingrédients attendaient dans les placards fermés de portes vitrées, proches des fioles et pots étiquetés. Des essais de magie de Terre, des expériences ou exercices réalisés par les plus jeunes de la famille.

Sur le plan de travail d’en face, la potion préparée la veille par Violine n’avait pas été rangée. Rosalie savait que sa cousine l’avait laissé là pour la narguer, et qu’Astrance ne s’y était pas opposée.

Au moins Rosalie n’userait-elle que de fleurs pour cet exercice, un soulagement.

Il était rare qu'un magiterien use de sortilèges demandant trop d'ingrédients hors de ceux prédisposés par sa famille. Seuls les Astre-en-Terre, une maisonnée magiterienne proche de la famille royale, maîtrisaient tous les arts. Rosalie devait en théorie en être capable, surtout avec des fleurs comme catalyseur de formules, mais ses lacunes restaient trop importantes.

La porte du sous-sol grinça, dévoilant la silhouette d’Astrance. Rosalie l’associait à une sorcière aux doigts crochus, une entité malfaisante, celle qui avait détruit ce qu’elle avait créé. Ses cahiers de magie industrielle, réduits en miettes puis jetés au feu, sous le regard impuissant brouillé de l’arme de la jeune fille.

Il lui semblait que ce jour-là, une partie d’elle avait aussi disparu dans les flammes.

Raison pour laquelle Rosalie avait recommencé. Des nouvelles équations noircissaient les pages d’un autre, et la convocation d’Astrance dans le laboratoire, en dehors des autres d’apprentissage, lui faisait craindre le pire. Et si elle savait ? Si Astrance connaissait l’existence du nouveau cahier et que ce rendez-vous n’était qu’un prétexte pour anéantir de nouveau Rosalie ?

Et si cela concernait Aliza et June ?

Son ventre lui faisait mal. Elle refusait de croiser le regard d’Astrance, de lui parler. Elle aurait pu se laisser mourir, sans ses amies pour l’aider.

Sa grand-mère s’approcha du plan de travail, faisant grincer le parquet vermoulu sous ses pas. Rosalie osa relever la tête. Astrance la regardait comme elle regardait les objets industriels.

L’espace d’un instant, la jeune fille s’imagina la gifler, à cause de son hypocrisie. Astrance aurait beau cracher au visage des inventeurs et des industriels, Rosalie savait qu’elle ne pourrait jamais plus se passer de l’électricité et de l’eau courante.

Elle étouffa sa rébellion silencieuse, et se tassa un peu plus sur elle-même.

– Fabrique-moi un charme d’influence, siffla Astrance. Il est temps que tu soi enfin digne de ton héritage.

Rosalie hocha la tête, les larmes aux yeux, mais soulagée. Le charme était facile à réaliser, et elle connaissait par cœur les listes d’ingrédients, les associations, les bonnes ou mauvaises influences entre eux, à défaut de parvenir à en faire un sortilège.

Elle tendit sa main recouverte par sa manche vers les bouquets de fleurs séchées. Astrance se saisit de son poignet et le plaqua contre le marbre. Rosalie hurla de douleur en même temps qu’un sanglot broya sa poitrine. Sa grand-mère agrippa le tissu de la robe de ses doigts aux ongles effilés.

– Qu’est-ce que c’est que cette tenue ? cracha-t-elle. Tu as l’air d’une paysanne !

Astrance remonta la manche de force, presque jusqu’aux épaules, avant de relâcher la jeune fille. Rosalie gémit. Les manches trop relevées lui comprimaient les bras.

– Recommence et cesse de geindre.

Rosalie renifla. Elle aurait voulu appeler ses parents. Au lieu de quoi, elle se concentra sur les plantes, laissant ses connaissances couler de sa mémoire.

Elle s’empara du bouquet de fleurs et commença à les trier, éliminant celles inutiles, voire néfastes. Elle ne conserva que la lavande et les feuilles d’herbes aromatiques, pour écarter vivement les roses. Trop fanée, la plante ferait tourner la préparation. Elle aurait pu ajouter du chrysanthème, mais en cette période de premier quartier lunaire la fleur changeait d’influence et annihilerait tout effet.

Les bons ingrédients en main, Rosalie s’éloigna de la table avec le chaudron. Elle sentait le regard d’Astrance dans son dos, enfoncé entre ses omoplates comme un poignard, au point qu’elle ne fit couler qu’un petit filet d’eau dans le chaudron, afin d’entendre Astrance s’approcher. Le récipient mit du temps à se remplir, mais au moins ne ferait-il pas d’éclaboussures, ce que sa grand-mère ne tolérait pas. Elle supporterait encore moins une quantité faussée. Trop, et la préparation serait diluée, pas assez, et la concentration aurait l’effet inverse. Mais il fallait prévoir la perte due à l’ébullition.

Déjà épuisée, Rosalie souleva avec peine le chaudron rempli, qu’elle déposa sur un brasero. Allumer le briquet lui posa des difficultés, ce qui ne fit que l’emmêler davantage, à cause de la panique qui rendait ses gestes gourds. Un râle silencieux et suppliant monta dans sa gorge. Si elle ne se dépêchait pas, Astrance allait lui crier dessus, l’humilier encore. Cela devait déjà la démanger, elle devait attendre le bon moment pour frapper. Le parquet grinça au moment où Rosalie parvint enfin à allumer le feu. D’un bond, elle rejeta le briquet dans sa boîte et s’écarta du chaudron.

La douleur dans son ventre diminua lorsqu’elle vit qu’Astrance ne venait pas. Rosalie chassa sa peur en fixant le feu qui brûlait, ses mains ramenées devant sa taille en une posture digne.

L’attente serait longue, et il faudrait veiller à ce que la chaleur ne meurt pas. En ville, on trouvait des casseroles gravées de formules pour chauffer l’eau sans source de chaleur. À défaut, le gaz aurait été une solution, mais cette modernité-là n’avait pas encore convaincu Astrance.

Ce que Rosalie pouvait la détester, la souhaitait morte. Elle ne comprenait rien à ce monde et à l’avenir ! Celui-ci était fait de magie industrielle et la jeune fille voulait en faire partie.

Elle se rendit soudain compte que bras retombaient le long de ses hanches. Avec un sursaut effrayé, Rosalie les remonta, même si elle ne pouvait empêcher ses doigts de se tordre.

Astrance cherchait le moindre faux pas, même dans les moments d’attente auxquels il fallait associer une gestuelle élégante. La préparation de sortilèges était affaire de rituel – il ne s’agirait pas de donner l’impression d’un art à la portée de tous.

Alors que les gens n’en avaient même plus besoin.

Des petites bulles éclatèrent soudain à la surface de l’eau. Rosalie s’écarta du chaudron et entreprit d’écraser fleurs et plantes dans son mortier.

Sa grand-mère se décida enfin à s’approcher. Elle se pencha exagérément au-dessus de la jeune fille, surveillant que son tour de poignet était adéquat. La vieille n’avait pas cessé de la fixer et Rosalie ne se retint de la pousser d’un coup d’épaule que par peur des conséquences.

Ses plantes suffisamment broyées, Rosalie revint surveiller son eau. Toujours pas prête. Elle fixa le chaudron, les épaules voûtées de dépit, elle qui ne désirait qu’en finir au plus vite. Une erreur qui l’empêcha de faire attention à sa grand-mère, qui lui décocha un coup de pied à l’arrière du genou.

Rosalie tomba, manquant de peu de se retenir sur les charbons ardents.

– Ta posture ! Te crois-tu en cuisine ?

Rosalie se massa l’articulation. Elle aurait voulu lui rendre son coup, se saisir de sa longue chevelure blanche, si lisse et bien coiffée, et la lui arracher de son crâne.

Elle voulait pleurer aussi, en sachant que ça ne servait à rien sinon provoquer davantage Astrance. Même ses parents ne pouvaient plus la consoler, sans empêcher le mal.

La jeune fille se releva et se tint droite, non sans lutter contre la douleur qui battait comme un cœur dans son genou. Sa poitrine se regonfla d’espoir quand elle vit que l’eau était enfin à la bonne température. Rosalie récupéra les fleurs et les fit infuser délicatement. Six minutes, la durée parfaite, juste le temps de préparer la suite, une bassine en verre et une passoire.

Deux minutes avant la fin, venait la première étape où il fallait invoquer la magie. Celle que Rosalie redoutait toujours. Un mot de travers, et le sort était fichu.

Les phrases rituelles de ce charme étaient longues et pourvues de plusieurs mots homophones, qu'il ne lui fallait pas confondre. Rosalie ferma les yeux pour se concentrer, mains au-dessus du chaudron. Les phrases rituelles découlèrent de son esprit, le pouvoir se manifesta dans ses doigts par d’intenses fourmillements.

Elle entrouvrit les yeux, pour voir la magie glisser de ses mains jusqu’à l’eau sous la forme d’une vapeur liquide aux reflets rose pâle. Une couleur faiblarde, signe que la magie n’avait pas été parfaitement invoquée. De dépit, Rosalie faillit perdre sa concentration. Où donc s’était-elle trompée ?

Au moins avec la magie industrielle, les choses étaient claires. Bien écrite, la formule fonctionnait toujours.

Rosalie savait qu’elle n’aurait pas le temps de rectifier. Elle fit mourir le feu et à l’aide d’une louche, versa le liquide désormais teinté de vert dans la passoire. Elle aurait pu attendre que la bassine refroidisse, mais son sortilège étant déjà peu imprégné, si elle attendait trop, il deviendrait inopérant. Il lui fallait de nouveau transvaser la préparation dans une petite coupelle de céramique, sans précipitation ni lenteur.

Soulagée par sa performance correcte, le poids dans le ventre de Rosalie s’allégea. Elle s’apprêtait à se rendre aux jardins pour essayer le sortilège lorsque ses espoirs s’écroulèrent sous ses yeux. Impuissante, elle vit le liquide changer de couleur dans la coupelle. Il vira au marron sale, comme de l’eau croupie.

Non. Non, non, non, s’il te plaît…

Sa supplique n’y changea rien. La teinte resta, laide et moqueuse.

Saloperie de magie !

Rosalie serra la coupelle dans ses mains pour ne pas la briser contre le mur. Pourquoi elle, par la Lune ?! Elle n’aimait pas la magie de Terre, mais elle aurait quand même dû y arriver ! Est-ce trop demander de la laisser réussir tant qu’elle devait rester sous ce toit ? De lui permettre de vivre sereinement ?

Oui, semblait-il. La Déesse de la Lune devait l’avoir maudite.

Comme un écho à son terrible sort, Astrance poussa un soupir méprisant.

– Dire que tu es censée hériter un jour de mon statut de matriarche. Cela me dépasse.

Elle serra son collier de pierre dans sa main. Rosalie ne put se retenir de foudroyer Astrance du regard. Que s’imaginait-elle ? Que Rosalie allait le lui voler ? Qu’elle le garde et s’étouffe avec. La jeune fille n’avait jamais osé dire ce qu’elle pensait. Cette réflexion fut celle de trop. Sa petite voix de jeune adolescente jaillit de ses lèvres avant qu’elle ne puisse l’arrêter.

– On te l’a bien donné, donc pourquoi pas moi ?

La gifle lui fit lâcher la coupelle. La porcelaine tomba à ses pieds et se brisa. Rosalie gémit, une main sur sa joue douloureuse.

Alors qu'elle peinait à réaliser ce qu'il se passait, Astrance referma son poignet sur le sien.

– Cela a assez duré.

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