Chapitre 15 * (- 2)
Elle tira Rosalie vers les escaliers. Le cœur de Rosalie s'arrêta. Elle repensa au placard, au cagibi étroit et sombre où sa grand-mère l'avait déjà enfermée.
Non, se dit-elle sans y croire.
Non, non, non ! hurla-t-elle quand elle comprit.
Rosalie essaya de se dégager, mais Astrance grimpait déjà les escaliers, obligeant la jeune fille à se laisser faire pour ne pas chuter.
Elle était grande pour son âge, mais maigrelette, et sa grand-mère possédait encore beaucoup de force. Rosalie ne pouvait que hurler et supplier, appeler ses parents à l'aide.
– Ils ne sont pas là, lui apprit Astrance. Tu as oublié ?
La crise d'angoisse de Rosalie faisait fourmilier son visage, mais elle reprit espoir en apercevant Azale au détour d'un couloir.
Il écarquilla les yeux en découvrant la scène. Les ongles d'Astrance enfoncés dans la peau de Rosalie, jusqu'à tacher sa manche de sang.
– Enfin, ma tante ! Elle n'a que douze ans ! Vous ne... Acanthio et Sendre n'approuveraient pas.
Azale avait espéré qu'évoquer le frère et le mari disparus d'Astrance toucherait sa corde sensible. Ce fut le contraire. Rosalie croyait depuis longtemps que le cœur de sa grand-mère était sec et cassant comme des fleurs fanées. Sa réaction le lui prouva. Elle resserra davantage sa main sur la jeune fille, qui ne pensait pas cela possible. Rosalie laissa échapper une plainte pitoyable. Et Azale qui la regardait au lieu d'intervenir !
Mais aide-moi ! Je suis trop petite pour y arriver !
Un dilemme agita les traits de son cousin, qui finit par courber la nuque devant Astrance. Il faillit ajouter quelque chose, avant de s'en aller, presque en fuyant.
La tête de Rosalie lui tourna.
Il l'abandonnait.
Elle crut faire un malaise quand sa vision vira au noir, mais Astrance la ramena en tirant de nouveau.
Le manège dura jusqu'à atteindre l'autre côté du manoir, sous les yeux offusqués et impuissants des domestiques. Sous les pieds de Rosalie, le parquet devint moins lustré, les fenêtres plus sales. Les couloirs rétrécirent jusqu'à déboucher sur une impasse. Un vieux placard à balais se trouvait au fond, juste à côté d'un escalier mangé de toiles d'araignées. Astrance ouvrit la porte.
À l'intérieur, les ténèbres, épaisses et terrifiantes.
Rosalie ne supplia plus. Sa voix était cassée, les fils qui la retenaient coupés, comme une poupée devenue vieille.
Elle pensa à June et Aliza, laissée depuis des mois dans une cachette de sa chambre. Rosalie s'était déclarée trop grande pour jouer avec elles.
Elle souhaitait pourtant ardemment leur présence, peut-être plus que celle de ses parents.
Elles, au moins, ne l'abandonnaient pas seule dans le manoir.
Astrance laissa soudain échapper un profond soupir las.
– Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là, marmonna-t-elle. J'ai pourtant bien éduqué ta mère. C'est peut-être le sang Ocrepâle, ça a dû créer un mauvais mélange.
Occupée à divaguer, Astrance n'entendit pas le majordome arriver. Rosalie se retourna vers lui la première, puis s'en voulut de ressentir ainsi le vain espoir de recevoir de l'aide.
– Madame ! Enfin, s'il vous plaît... ce n'est qu'une enfant.
Il posa une main rassurante sur l'autre poignet de Rosalie, qui pria la Lune pour qu'il ne l'enlève pas.
– De quoi vous mêlez-vous ?
Astrance écarta la jeune fille sans la lâcher, ce que ne fit pas plus non plus le majordome.
Rosalie remonta sa main vers les doigts calleux et chauds du majordome, à la recherche de soutien. Ce faisant, une tige métallique se glissa dans sa manche, sans qu'elle y prête attention, à peine consciente de ce qui se passait. Elle n'avait connaissance que du placard sombre et du majordome, son seul lien avec la réalité.
Cet unique fil se brisa lorsqu'il lâcha sa main.
L'instant d'après, son corps léthargique heurta le sol froid et poussiéreux. Le peu de lumière se réduisit à une fente de plus en plus mince, jusqu'à disparaître.
Le bruit d'une clé tournée retentit, puis les pas furieux d'Astrance, suivis d'un autre plus traînant.
Puis ce fut le silence.
Rosalie resta longtemps allongée sur le parquet, la joue collée contre les franges humides d’un balai. Même quand ses muscles commencèrent à devenir des crampes, elle eut peur de se lever. D'attirer l'attention de sa grand-mère et de la faire revenir, alors qu'elle était aussi la seule qui puisse la sortir de là.
Un spasme secoua sa poitrine, ce que Rosalie prit pour un sanglot. Ses larmes restaient taries.
Elle se décida enfin à bouger et se redressa, en laissant échapper une plainte douloureuse. Le minuscule placard l'obligeant à se tenir assise, ses jambes ramenées contre sa poitrine. Dans quelques années, cela ne serait même plus possible.
Rosalie leva une main pour essuyer ses joues humides, quand quelque chose de froid glissa le long de son bras.
Elle sursauta, pensant qu'il s'agissait d'un insecte, mais l'espèce de tige était aussi dure que du métal. Rosalie se rappela soudain la main du majordome dans la sienne.
Rosalie baissa le bras et secoua, jusqu'à ce qu'un petit tintement résonne sur le sol. Elle fouilla le sol et s'en saisit de l'objet, avant de le toucher sous tous les angles. Même dans le noir, elle reconnut les contours d'une clé.
Le double de celle du placard. Rosalie aurait dû être soulagée de posséder une échappatoire.
Elle ne ressentit que de la colère.
Une clé ? C'était tout ce qu'on pouvait lui donner ? Tout ce qu'elle valait ? Prends-la et débrouille-toi pour quitter ta prison, en prenant garde à ne pas croiser son geôlier !
Car si Astrance la surprenait hors de son placard, la punition suivante n'en serait que pire.
Le majordome voulait bien faire, mais n'était parvenu qu'à la frustrer. Elle ne pouvait pas quitter le placard sans que ses parents soient revenus, pas tant qu'Astrance serait au manoir...
Sauf si... Rosalie ne s'y trouvait plus, qu'elle retirait sa maison de l'équation, au moins le temps que ses parents rentrent.
D'un bond, elle se redressa et chercha la serrure. Elle dut forcer pour faire entrer la clé, mais le cliquetis de la liberté retentit bien.
Rosalie poussa la porte de son corps engourdi. Elle vacilla sur le sol, avant de se relever.
Son regard accrocha les murs, le parquet, les fenêtres face à l'impasse. Et maintenant ?
La réponse lui parut évidente, émergea de son esprit embrumé. Elle devait courir, partir se cacher. Elle remonta prudemment le couloir, terrifiée par les grincements de ses propres pas.
Les quartiers des serviteurs n'étaient pas loin. Rosalie pouvait les rejoindre et quitter le manoir par l'une des portes de service. Personne ne la verrait, la position basse du soleil indiquait que le personnel était en repos dans les dépendances.
La jeune fille longea les murs, appuyée contre le papier peint pour ne pas chanceler. Sa crainte diminuait à chaque pas, remplacée par la hâte.
Sous ses pieds, le parquet devint de la moquette, attribut des quartiers des domestiques. Où Astrance ne se rendait jamais.
Rosalie fonça. Elle remonta le couloir à toute allure jusqu'à trouver les cuisines. Elle enfonça plus qu'elle ne poussa la porte et traversa la pièce pour atteindre l'extérieur.
L'air frais la saisit, couvrant sa peau de frissons. Tant pis.
Rosalie reprit sa course, dépassa la roseraie et les sentiers recouverts d'arches florales. Elle descendit quatre à quatre les marches de l'escalier menant à la marre. Elle risquait de se rompre le cou, mais s'en moquait. Au bas de la petite colline, Rosalie s'appuya contre la rambarde, à bout de souffle.
Elle redressa son corps endolori. Sa gorge déjà en souffrance se bloqua. Elle voyait encore le manoir, face sombre qui la dévisageait depuis la butte. Qui semblait la juger.
Rosalie se retourna vers la marre. Elle devait se cacher, mais l'étendue d'eau ne lui serait d'aucun secours. La serre aurait pu être une idée, mais ce n'était toujours pas assez grand, assez loin.
Son regard tomba tout à coup sur la ligne noire au fond du domaine.
La forêt.
Là-bas, elle serait en sécurité.
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