Chapitre 15 * (- 3)
Elle ne compta pas les mètres qui l'en séparaient et s'y précipita.
Le dôme de branches et de feuilles auréolé de crépuscule se referma sur elle.
Rosalie courut le long des sentiers naturels, au mépris de ses bottines glissantes et des racines noueuses.
Comme dans le placard, le temps lui parut une idée abstraite. Elle ne s'arrêta que quand ses jambes le décidèrent à sa place. Le talon de sa bottine se décolla, brisant son équilibre.
Rosalie tomba contre le sol dur et terreux. Elle décida d'y rester, incapable de se relever. Ses muscles tressautèrent et la sueur sécha sur ses vêtements, puis sitôt que l'adrénaline la quitta, Rosalie prit conscience de son état. Elle avait froid, son ventre grondait, sa gorge était sèche.
Elle se redressa et s'adossa à un tronc. Un soupir soulagé quitta ses lèvres. Elle avait réussi, le manoir et Astrance étaient loin derrière.
Rosalie releva la tête vers les branchages baignés de nuit, desquels perçait le faible éclat de la Lune.
Une quinte de toux la secoua soudain. Sitôt apaisée, Rosalie se releva. Elle devait trouver de l'eau et de quoi manger.
Attentive aux bruits de la forêt, la jeune fille trouva rapidement un petit cours d'eau. Celle-était glaciale, mais Rosalie n'avait jamais autant aimé boire.
Les baies comestibles furent plus difficiles à dénicher. De nuit, les couleurs se confondaient, maquillant les nuances de gris sombre. Rosalie grignota quelques grappes de myrtilles, tassée entre deux chênes massifs.
Elle resserra ses bras et jambes autour de son corps. Chacun de ses os était transi de froid, ses dents claquaient à lui en briser la mâchoire.
Pourtant, elle ne regrettait rien. Astrance devait être furieuse, ce qui ravissait la jeune fille. Rosalie n'avait qu'une nuit à tenir, une seule jusqu'à ce que ses parents reviennent et la trouvent.
Ils la ramèneraient et la protégeraient d'Astrance.
Pourtant, le lendemain, après un sommeil entrecoupé de cauchemars de glaces, Jasmine et Pyrius ne venaient toujours pas. Le soleil indiquait midi et Rosalie se trouvait toujours seule entre les deux chênes. Comment était-ce possible ?
Elle n'avait pas pu courir très loin, pas dans son état. Ses parents connaissaient mieux la forêt qu'elle, et dans sa fuite, Rosalie avait dû laisser des traces évidentes.
Alors pourquoi est-ce qu'ils n'étaient pas là ?
L'angoisse la saisit à la gorge. Et s'ils avaient prolongé leur voyage ? Et si Astrance leur avait croire que leur fille se baladait en ville ? Sa grand-mère avait-elle l'intention de la laisser ici ?
Rosalie se releva brusquement, avec l'envie de hurler. Elle devait rentrer et vérifier si Jasmine et Pyrius étaient rentrés. Dans le cas contraire, elle retournerait dans la forêt pour les attendre.
Rosalie hocha plusieurs fois de la tête, comme pour s'encourager, et but autant d'eau que possible. Elle fourra quelques baies dans la poche de sa robe, avant de reprendre le sentier de la veille.
Après quelques minutes de marche difficile, Rosalie rencontra une pente ascendante, pénible à remonter. Elle avait abandonné ses chaussures et ses pieds glissaient alors qu'elle montait la pente presque à quatre pattes.
Rosalie ne se souvenait pourtant pas avoir dévalé ce sentier, mais dans sa fuite, elle n'avait pas dû faire attention à tout.
La suite du chemin l'amena dans une vaste clairière débouchant sur un étang. Les traits de Rosalie se plissèrent. Cela non plus, elle ne s'en souvenait pas. Ses souvenirs s'avéraient formels, il n'y avait pas eu de clairière sur son chemin.
Sa gorge se noua. Elle pouvait avoir oublié.
Rosalie se jeta à quatre pattes sur le sol. Elle le fouilla du regard, puis les branches à autour d'homme au-dessus d'elle. Rien. Pas d'empreintes de pas ou de brindilles brisées.
Personne n'était passé par là.
Le souffle de Rosalie s'accéléra.
Elle fit demi-tour dans l'intention de retrouver la pente et le cours d'eau, mais le sentier resta plat.
Impossible. La forêt ne pouvait pas changer sur son chemin ! Il n'y avait qu'un chemin, alors comment Rosalie avait-elle pu se tromper ? À moins... à moins que ce qu'elle avait pris pour la bonne route ne fût qu'une illusion, un simple tracé qui lui avait fait perdre de vue la bonne voie ?
Elle n'était pourtant pas stupide ! Elle savait se repérer en forêt, les Becaigrette lui avaient appris deux ans plus tôt. Elle... elle ne savait plus.
Un sanglot violent et soudain s'empara d'elle. Des larmes inondèrent ses joues et un hurlement jaillit de sa gorge.
Elle devait se rendre à l'évidence : elle était perdue.
Une nouvelle nuit passa, suivie d'un matin, puis d'un autre.
Quand on se perdait, le mieux était de rester au même endroit à attendre, ce que Rosalie n'avait pu se résoudre à faire. Elle s'entêtait à se croire près de sa maison, que si elle avançait, elle tomberait sur quelqu'un.
Ses parents ne connaissaient pas parfaitement la forêt, mais c'était le cas des Becaigrette, surtout secondés des Saule-Moqueur. Jasmine et Pyrius devaient les avoir contactés depuis longtemps, alors pourquoi Rosalie attendait-elle encore ?
Elle n'avait retrouvé ni l'étang ni le cours d'eau, seulement la rosée sur les feuilles. À peine de quoi calmer sa gorge enflammée. Les myrtilles dans sa poche n'existaient plus depuis la veille. Trop confiante en ses capacités et ses parents, Rosalie les avait englouties. Seules quelques châtaignes et fleurs comestibles croisaient son chemin.
La nuit, elle avait trop froid pour dormir, et trop chaud le jour. Ses vêtements puaient et lui collaient à la peau, comme ses cheveux.
Et la magie de Terre ne lui servait à rien.
Il n'existait pas de sortilège pour la ramener chez elle ou combler son estomac vide. Elle ne pouvait que guérir ses pieds meurtris et ses mains éraflées, mais ne possédait pas les bons ingrédients.
Elle allait mourir ici. Sa conviction se renforçait à chaque minute qui passait.
Elle allait mourir et Astrance s'en ficherait, dirait bon débarras.
Son ventre était si noué d'angoisse et de faim que Rosalie avançait parfois courbée en avant.
Jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus.
Ses jambes cédèrent. Prostrée face aux arbres, Rosalie n'avait plus qu'à peine conscience d'elle-même. Sa douleur et ses certitudes appartenaient à quelqu'un d'autre, sauf celle que sa vie s'achevait.
Elle allait mourir et en resta persuadée, jusqu'à ce qu'un bruit de feuilles écrasées retentisse derrière elle.
Rosalie n'eut pas le temps de se retourner.
Une main se saisit de son poignet.
Affaiblie, la jeune fille releva lentement la tête.
Éblouie par le soleil, Rosalie discerna mal le visage penché sur elle, mais reconnut une silhouette féminine. Sa peau lui semblait d'une drôle de couleur, poche de celle de la sève d'arbre. Ce devait être une hallucination dût à son état.
– Rosalie BasRose. Tu dois venir avec moi.
– Quoi ?
La réponse de Rosalie n'était qu'un filet rauque.
– Tu dois venir avec moi, répéta la femme.
Sa voix sonnait de manière étrange, plate et monotone, parfois accompagnée d'un petit claquement creux.
Rosalie ne reconnaissait pas cette femme, mais s'en moquait. Elle promettait de la sauver, de la sortir d'ici, alors la jeune fille voulait bien la suivre.
Elle commença à se relever, quand un morceau de sa conscience se raviva pour l'encrer au présent. La main autour de son poignet était froide et dure. La femme ne bougeait pas, elle attendait en répétant sa demande.
Personne ne faisait ça. Personne ne restait figé devant une enfant mourante, personne n'avait de main aussi glacée et lisse.
Rosalie chercha à se dégager. Elle tira, mais la femme la retint.
Comme l'avait fait Astrance.
– Tu dois venir avec moi.
– Non.
Cette femme agissait comme Astrance. L'angoisse et l'adrénaline électrisèrent son corps. Les doigts libres de Rosalie tâtonnèrent le sol, jusqu'à se refermer sur une pierre saillante.
Aussi, malgré son envie de rentrer, de vivre, Rosalie refusa de suivre l'inconnue.
– Non !
Autour de son poignet, la main devenait brûlante. Une odeur bizarre de bois brûlé flotta entre elles.
Rosalie balança le bras et frappa le visage de la femme, qui lâcha prise.
Un trait de fumée odorant jaillit de sa joue, là où la pierre la toucha. Rosalie n'y prêta pas garde et partit en courant.
Un vertige brouilla de suite sa vision. Elle s'en moqua et accéléra. Des pas rapides et resserrés retentissaient derrière elle.
– Rosalie BasRose. Tu dois venir avec moi.
Même en pleine course, la voix resta plate et monotone, là où la jeune fille peinait à respirer. L'odeur de bois brûlé menaçait de l'étouffer encore plus.
Au hasard de sa course, Rosalie retrouva la pente menant au cours d'eau. Elle la dévala, mais trébucha au dernier moment. Elle se redressa, pour voir la femme descendre vers elle, le bras tendu.
De la fumée semblait se dégager du corps de la femme. Impossible, songea Rosalie. Personne ne prenait feu ainsi. Elle devait rêver. Elle était déjà morte et cauchemardait en attendant que la Mort la trouve.
Elle n'était pas vraiment en pleine forêt.
Mieux valait sans doute abandonner.
Pourtant, lorsque la femme se jeta sur elle, Rosalie hurla.
Elle ne vit qu'un corps partiel aux morceaux manquants, et sa dernière pensée fut que l'inconnue ressemblait à June.
Rosalie inspira une goulée de fumée, au moment où les doigts frôlaient son front.
Ils ne la touchèrent jamais.
La femme disparut dans un nuage de cendre.
Rosalie resta figée. Sa quinte de toux la poussa à s'éloigner. Sonnée, elle se traîna jusqu'au cours d'eau pour se débarrasser de la cendre sur son visage, quand elle crut entendre une voix au loin. La jeune fille se recroquevilla sur le sol, terrifiée à l'idée de rencontrer à nouveau la femme.
L'appel recommença. L'espoir gonfla son cœur. Et si c'était...
– Maman !
– Rosalie ?
– Je suis là ! Maman !
D'autres voix percèrent le feuillage. Rosalie reconnut le patriarche Becaigrette, puis ses fils. Jasmine les écarta pour se précipiter vers sa fille, talonnée par Pyrius.
Ils la serrèrent dans leurs bras à l'en étouffer.
– Ma chérie ! sanglota sa mère. Que s'est-il passé ? Pourquoi as-tu de la cendre sur le visage ?
Rosalie essaya de répondre, en vain. Ses parents enfin là, son corps lui ordonna de lâcher prise.
Sa vision s'assombrit et elle perdit connaissance.
Plus tard, elle oublierait une bonne partie de cet épisode, ne conservant que l'odeur, la phrase, et la sensation de la main sur son poignet.
Jusqu'à ce qu'une femme au parfum de bois brûlé cambriole une usine de jouets.
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