Chapitre 17 - 2
L’arme ne l'avait pas atteinte. Rosalie crut qu'Amerius l'en avait empêchée.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit une main de bois, ses doigts articulés agrippés à son bras. La Poupée la dévisageait, son corps déjà fumant.
Amerius repoussa la Poupée dans le cercle activé et fit lâcher le couteau à Rosalie. Il se saisit d'elle par la taille et l'attira loin de la Poupée – ou de l'arme.
La créature se tenait relevée sur les avant-bras, ses yeux qui ne clignaient pas rivés sur les mages. Son visage était identique à l'autre Poupée, mais ses cheveux lisses tombaient en mèches rousses au-dessus de ses épaules.
Rosalie déglutit. Elle ne se contentait pas de ressembler à Aliza, elle était Aliza. La rage ressentie la veille se réveilla.
Le corps de la Poupée avait cessé de se consumer, mais des restes de cendres étaient tombés au sol, se mêlant à la lumière dorée des équations du cercle – celles sur ses membres s'étaient éteintes.
Lorsque Rosalie fit un pas vers la créature, Amerius la retint, son bras encore accroché à sa taille.
– Tout va bien, assura-t-elle.
Il la libéra avec hésitation. Pour l'heure, il était méfiant, mais Rosalie savait qu'il céderait à la curiosité et qu'il voudrait étudier le prodige qu'étaient les Poupées.
Rosalie s'accroupit face à leur prisonnière, qui la suivit des yeux.
– Où est Noé ?
Le bois des paupières frémit. Certaines formules s’illuminaient par endroits. Elles devaient lui dictaient quoi répondre.
La mâchoire de bois claqua.
– Prisonnier des Basses-Terres.
– Où, exactement ? ajouta Amerius.
Il s'était agenouillé à ses côtés.
La Poupée pivota sa tête vers lui.
– Dans la prison d'état. Nous arrivons jusqu'aux murs avant de mourir.
Rosalie se releva, imitée par Amerius. Le regard de la Poupée était revenu sur elle, inerte comme celui d'une gargouille.
– Qu'est-ce qu'elle veut dire ?
– La prison a été bâtie lors de l'émergence de la magie. Elle est faite de pierre de Satel, qui ponctionne tout sortilège ou équation. Les Poupées doivent tomber en poussière sitôt qu'elles s'en approchent. Certains sorts ont parfois la chance de survivre quelques instants.
Rosalie revint vers la Poupée.
– Qu'est-ce que tu sais d'autre ?
La tête de la créature bascula sur un côté.
– Il est dans une tour.
Elle s'effondra, les bras étalés de chaque côté du corps.
– Le cercle ne tiendra pas éternellement, prévint Amerius. Quelques minutes, peut-être.
– Alors ne perdons pas de temps.
Rosalie ramassa le couteau encore au sol et se dirigea vers la cuisine, mais Amerius lui bloqua le passage, un air de reproche sur le visage.
– Ne refaites plus jamais ça.
Il lui prit l’arme des mains et la rangea lui-même.
Rosalie serra le poing, agacée qu'il la traite comme une enfant. Qu'est-ce qu’il lui passait donc par la tête ? Elle s'en était sortie et ne l'avait pas sermonné lorsqu'il avait lui aussi pris des risques.
Elle décida de le planter ici et de s'intéresser à ses vêtements. Ses furent gants jetés et le reste posé sur le lit. Ils étaient sales, mais elle pourrait les utiliser pour ce voyage.
Sauf qu'elle ne savait rien des Basses-Terres, de la façon dont les gens vivaient au sein de cette nation dictatoriale. Jusqu'à quel point étaient-ils bridés ? Leurs coiffures et leurs vêtements étaient-ils codifiés ? Le moindre de leur geste revêtait-il une signification cachée ?
Rosalie et Amerius seraient forcément visibles comme deux vers luisants dans la nuit. Il était impossible de compter sur l'aide d'une personne altruiste, même pour demander son chemin. S'ils étaient étouffés par la peur et la paranoïa, les Bas-Terriens osaient peut-être à peine se parler.
Rosalie examina son pantalon clair. Était-ce déjà trop voyant ?
Elle pourrait fouiller dans l'appartement, mais il n'y avait même pas de vêtements de femme et il était possible que les Bas-Terriennes aient interdiction de porter des pantalons.
– Les Bas-Terriens portent du bleu foncé.
Rosalie sursauta. Amerius se tenait dans l'encadrement de la porte.
– Et les membres hauts placés, du rouge. Je me souviens de ça. Que mes vêtements avaient tous cette couleur. De même que les tapis, les rideaux, les baldaquins.
Il lui tendit un ballot de vêtements. Ils étaient encore pour homme, mais le pantalon fait d’un tissu écarlate large et fluide. Le pull de laine et la redingote seraient sans doute un peu grands.
– Votre écharpe violette et vos bottines noires feront l’affaire.
– Mon manteau aussi est noir.
Elle vit Amerius réfléchir.
– Je pense que ça ira. J’ai un manteau rouge et on ne vous posera pas de question, car vous êtes avec moi. Les Rouges ont cet avantage, mais ils sont peu nombreux et se connaissent tous. La nuit pourra heureusement jouer en notre faveur.
Rosalie fixait les vêtements, incertaine. L’énormité de ce qu’ils s’apprêtaient à faire lui sauta au visage. Entrer clandestinement dans un pays totalitaire. Libérer un prisonnier dangereux d’un lieu dont ils ne savaient rien.
Elle s’efforça de faire abstraction. Elle posa les vêtements sur le lit et se saisit de sa jupe-culotte. Une bande de tissu pendait au niveau de la cheville, presque arrachée. Rosalie tira dessus. Elle s’en servit pour refaire son chignon. De quoi reprendre un peu de contrôle.
– Je vous rejoins.
Amerius la laissa se changer. Quand Rosalie le retrouva dans la pièce de vie, elle faillit presque ne pas le reconnaître. Il portait un long manteau écarlate aux boutons dorés, qui lui conférait un air digne, royal. Une nouvelle canne ornait ses mains, son pommeau en forme de loup sculpté dans ce qui semblait être de l’argent teinté de pourpre. Il n’avait pas remis de haut-de-forme, mais n’en avait pas besoin. Amerius avait toujours dépassé Rosalie de plus d’une demi-tête, mais elle se sentit soudain minuscule. C’était donc lui, l’enfant issu de la famille dirigeante des Basses-Terres. Quel genre d’homme serait-il devenu s’il était resté là-bas ? Aurait-il quand même développé cette bonté ou se tiendrait-il en première ligne pour abattre la Cie-Ordalie ?
– Vous vous sentez prête ?
– Non. Raison de plus pour ne pas hésiter.
Ils se placèrent devant la Poupée, qui avait braqué ses iris sur Rosalie sitôt celle-ci entrée dans la pièce.
– Je suis parvenu à me souvenir vaguement de la disposition de la capitale Bas-Terrienne, Argamunda. Quelques brides de normes sociales. Mais cela reste se jeter dans la gueule du loup.
– Mieux vaut se jeter face à lui que d’attendre qu’il nous attaque par-derrière.
Amerius approuva la métaphore d’un sourire.
– Tenez.
Il lui tendit un revolver. L’arme était lourde entre les mains de Rosalie.
– Je…
– Gardez-le, s’il vous plaît. Je serai plus tranquille en sachant que vous avez de quoi vous défendre.
– D’accord.
À contrecœur, elle glissa le pistolet dans sa sacoche. Elle se refusait à l’utiliser, si elle devait se battre se serait à sa manière.
Sur le sol, la Poupée la fixait toujours.
– Vous avez pu en tirer quelque chose de plus ?
– Non.
Ils entrèrent dans le cercle aux côtés de la Poupée, qui se leva vivement comme l’aurait fait un lapin apeuré.
– Mène-nous à Noé, ordonna Rosalie.
Ces choses avaient apparemment pour ordre de lui obéir. La Poupée se saisit de leurs avant-bras. Rosalie sentit l’appréhension lui creuser le ventre. Sa téléportation de la veille ne lui avait causé aucun dommage, mais qu’en était-il d’un voyage sur une si grande distance ?
Son épaule frôlait celle d’Amerius. Elle eut envie de s’y appuyer, ne serait-ce que pour avoir une présence à laquelle se raccrocher.
Les équations sur le corps de la Poupée s’illuminèrent. Amerius et Rosalie durent fermer les yeux quand la lumière devint trop intense. Un fourmillement se propagea dans leurs bras maintenus.
Ce fut comme si la foudre les frappa.
Puis le vide les happa.
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