Chapitre 18 - 2

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– Les mains en l'air, tout de suite.

Rosalie se serait giflée pour sa naïveté et son espoir.

Évidemment. Évidemment qu'ils n'allaient pas y échapper. Un état dictatorial ne le restait pas sans former ses hommes à arrêter quiconque au moindre doute.

Malgré le revolver, Rosalie et Amerius avaient encore un avantage qu’elle comptait bien utiliser, en se servant d'une des peurs des Bas-Terriens : l'inconnu.

– Je baisserais ces armes, à votre place.

Les hommes affichèrent des rictus méprisants.

– Ha oui ?

– Oui. Nous ne sommes pas Bas-Terriens, vous savez. Vous ignorez tout de nous et de nos méthodes, de notre science et de notre manière de penser.

Ils cillèrent, mais étaient entraînés à faire face aux menaces.

– Nous savons parfaitement ce qui se passe en dehors de nos frontières : le chaos, le désordre et l'immoralité.

– Justement. Peut-être qu'en ce moment même, je suis en train de vous empoisonner ou de manipuler vos esprits.

L'un d'eux sursauta, tandis qu'un regard en l'air échappait à son collègue.

Rosalie dut retenir un sourire.

Concentrés sur sa tirade, ils ne virent pas qu'elle avait fait pivoter son bras pour ramener sa paume vers elle.

Amerius ne disait rien, il la laissait mener, lui faisait confiance.

– Si vous nous dites où se trouve Noé, il n'y aura aucun problème. Si...

– Mensonges ! s'écria un garde.

Mais sa main tremblait.

Rosalie n'eut qu'à souffler sur les braises. D'une impulsion, elle envoya son arme sur les nuques des soldats.

Ils hurlèrent de surprise et de peur, et l'un d'eux laissa échapper son pistolet. Amerius s'élança, visant celui encore armé. Le pommeau de la canne vint s'abattre sur son crâne, et Amerius n'eut qu'à se retourner pour infliger le même sort à l'autre homme, encore sonné par la crainte d'un poison.

Leurs corps gisaient à présent sur la pierre, mais puisqu'ils respiraient, Rosalie ne s'en préoccupa plus.

Elle arracha le trousseau de clés sur le garde et fonça vers les escaliers les plus à gauche, Amerius sur les talons. Lorsqu'elle avait évoqué Noé, Rosalie avait vu les regards des hommes se tourner inconsciemment vers ce passage.

Rosalie et Amerius gravirent les escaliers quatre à quatre, mais elle dut ralentir l'allure à mi-chemin.

Elle était toujours en mal d'air, et parler l'avait essoufflée. Elle s'appuya contre le mur, une main sur la poitrine.

Un Amerius affolé s'approcha d'elle, une main sur son épaule.

– Qu'est-ce qui se passe ? Vous êtes blessée ?

Rosalie secoua la tête.

– Je suis essoufflée. Les nerfs, sans doute.

Il l'aida à se remettre droite, mais elle n'attendit pas pour qu'ils continuent.

– Qu'avez-vous fait, tout à l'heure ?

– J'ai utilisé ce en quoi je suis meilleure.

Elle leva sa manche vers Amerius. Le tissu s’agita, et deux petites grues de papier blanc en sortirent. Rosalie les avait confectionnées à la hâte avant de partir.

– Pas de quoi vaincre une armée. Mais distraire deux hommes avant que la magie soit ponctionnée, oui.

– C'était... ingénieux. Brillant.

– Vous exagérez.

Le rouge lui était quand même un peu monté aux joues. Les grues cessèrent de bouger, vidées de leur magie.

Après les ultimes marches se trouvait un étroit palier à peine plus large, où une grille empêchait l'accès à la dernière pièce de la tour.

Au fond de laquelle se tenait une silhouette assise dans un coin, son dos voûté faisant face aux mages. Un matelas et un pot de chambre se trouvaient à l'opposé, juste à côté d'un plateau sur pieds taché d'encre. Du papier raturé était éparpillé tout autour.

Les Basses-Terres devaient forcer Noé – celui qu'ils croyaient l'être – à travailler sur leur arme.

L'homme ne parut pas se rendre compte de leur présence. Rosalie l'entendait marmonner des équations magiques, son doigt suivant le rythme comme s'il la visualisait face à lui.

– Noé ?

Elle le nomma ainsi, puisqu'ils ignoraient son vrai nom.

Il se retourna. Les mèches de ses cheveux blond pâle lui tombaient devant les yeux, mais Rosalie put voir comme un éclair de compréhension jaillir.

Elle le reconnut. Sans savoir comment, elle sut que c'était lui l'assassin de Noé aperçu dans ses souvenirs. Les mêmes cheveux clairs, le même visage un peu allongé.

L'espace d'un instant, Rosalie crut voir quelqu'un d'autre, à la manière dont son regard inquisiteur se posait sur eux, comme s'il voyait le monde autrement. Cet effet se dissipa lorsqu'il se leva et les rejoignit d'un pas traînant, son corps maigre nageant dans ses vêtements de prisonnier.

Rosalie dut retenir une grimace navrée. Le côté gauche de son visage était affaissé, tiré vers le bas par une imposante cicatrice qui prenait naissance au coin de ses lèvres. Sous la peau diaphane du cou et des bras, les veines bleues étaient gonflées, presque palpitantes.

Les trois doigts qu'il possédait encore à la main gauche étaient rougis, du sang séché incrusté sous ses ongles mal coupés.

Rosalie était incapable de lui donner un âge. Il pouvait aussi bien être un vieillard usant de subterfuge pour tromper la Mort qu'un jeune homme à la vie écourtée par les épreuves.

Elle était pourtant soulagée de voir ce visage.

Les génies de la magie industrielle ne faisaient pas légion sur la Terre. L'espace d'un instant, Rosalie s'était imaginé que cet homme, qui avait mis au point le voyage dans le temps, pouvait être Amerius.

Elle n'aurait pas su comment réagir si cela avait été le cas. Celui qu'elle connaissait n'était coupable de rien, mais cela aurait voulu dire qu'il en aurait été capable.

Mais ce n'était pas lui, c'était ce que Rosalie voulait retenir. Garder confiance en quelqu'un.

Le faux Noé s'était avancé sans la lâcher du regard.

Il s'arrêta à un pas de la grille. Sa mâchoire tremblait et il lui sembla que ses yeux s’humidifièrent. Mal à l'aise, Rosalie ne détourna pourtant pas le regard. Elle voulait comprendre, savoir ce que cet homme lui voulait, quand bien même s'en faisait-elle déjà une idée.

Elle l'avait connu dans une autre vie, et même si elle ne pouvait pas savoir ce qu'ils avaient vécu, elle essaya, ne serait-ce que pour comprendre comment il en était arrivé là.

– Qui êtes-vous ?

La question d'Amerius tomba, sèche et tranchante.

Noé parut enfin se rendre compte de sa présence.

– Simplement un homme parmi l'équation.

Il avait répondu sans se détourner de Rosalie.

– Celle que les Bas-Terriens vous ont demandé de rédiger ? demanda-t-elle.

– De compléter. Ils en ont eu un morceau je ne sais comment.

– Cela suffit, s'agaça Amerius. Ne perdons pas de temps.

Il récupéra le trousseau de clés des mains de Rosalie et ouvrit la grille.

Noé sortit et s'approcha aussitôt d’elle. Amerius fit barrage en se plaçant entre eux, ce à quoi Noé répondit d'un regard noir, mais la menace n'ébranla pas le mage. Amerius dépassait le mètre quatre-vingt-dix, et Noé, à peine plus grand que Rosalie, devait lever le menton pour le regarder en face.

– On doit s'échapper d'ici, lança-t-elle. Vous savez comment sortir ? On doit appeler vos Poupées pour qu'elles nous récupèrent.

Noé hocha la tête, mais ses yeux étaient déjà dans le vague.

– Nous avons assommé les gardes, mais les autres vont vite comprendre qu'il y a un problème, ajouta Amerius.

Noé renifla à son attention.

– Quelle bonté de votre part de venir me sauver.

– Ce sauvetage ne sera pas gratuit. Nous avons beaucoup de questions.

Le ventre de Rosalie se noua.

Elle n'avait pas oublié la promesse d'Amerius de se débarrasser de lui, chose avec laquelle elle n'était pas à l'aise. Tuer quelqu'un après l'avoir interrogé revenait à jeter un objet devenu inutile.

– Je ne m'attends pas à mieux de la part d'un homme comme vous.

Les yeux d'Amerius s'agrandirent de surprise.

– Que voulez-vous dire ?

– Je sais reconnaître un Bas-Terrien quand j'en vois un. Surtout lorsqu'il est le portrait craché de l'actuel dictateur.

Noé revint vers Rosalie.

– Tu n'as rien à faire avec lui.

– Je reste avec qui bon me semble ! Cessez de vous battre comme deux coqs inutiles et avancez !

Elle fit passer Amerius en premier, avant de le suivre et de placer Noé en dernier.

Rosalie porta une main à ses côtes. Son élan de rage lui avait causé un tiraillement dans la poitrine.

Dans la salle circulaire, les gardes étaient toujours au sol, ils avaient donc une chance que le reste de la sécurité n'ait pas été prévenue. Au bout du couloir, la porte de fer était fermée, mais Rosalie détenait toujours le trousseau. Ils ignoraient ce qui les attendait derrière, mais si c'était un groupe d'hommes armés, ils n'oseraient peut-être pas tirer en présence de Noé.

Amerius se colla devant l'ouverture, l'épée dégainée.

– Nous serons immédiatement repérés. Nous n'avons d'autre choix que d'y aller sans réfléchir.

Rosalie se réfugia derrière un battant, Noé à ses côtés. Amerius toqua contre le fer. Le bruit d'une clé dans une serrure résonna et les gonds pivotèrent.

– Est-c...

L'homme ne put en dire davantage. Amerius se saisit de lui par le collet et lui appuya sa lame contre la gorge.

– Fais-nous sortir. Sans nous faire croiser quiconque ou tu le regretteras.

L'homme cracha sur le sol, mais obtempéra quand Amerius le fit avancer.

Le soldat refusa de parler. Il indiquait le chemin en bougeant vaguement le bras. Les mages n'étaient pas dupes, le garde trouverait forcément un moyen de les mener dans un piège. Est-ce que les Bas-Terriens étaient conditionnés à sacrifier leurs vies dès qu'il le fallait ? L'homme avait-il peur de cette lame qui lui mordait la peau ?

L'étage et le suivant quittés, des échos leur parvinrent des larges escaliers qui menaient au niveau inférieur. Peut-être un de ceux où l'on entassait les prisonniers. Le garde fit mine de s'y diriger, mais Amerius le rappela à l'ordre en appuyant davantage sa lame.

– Je ne crois pas.

– Il y a une sortie qui mène dehors.

– Et bien trouve en une autre.

L'homme leur fit traverser l'étage. Lorsqu’une patrouille s’approcha, le soldat fit mine d’ouvrir la bouche pour les alerter, mais Amerius lui plaqua la main sur le visage, tandis que le groupe se réfugiait dans une alcôve.

Ça n’allait pas. Plus ils avançaient, plus le nombre de soldats se multipliait. Ils ne tiendraient pas longtemps avant de se faire repérer.

– C’est pas vrai, pesta Amerius. Il nous faudrait quelque chose qui les fasse fuir.

Rosalie était bien d’accord avec lui, mais qu’est-ce qui pouvait être assez repoussant pour éloigner des dizaines de gardes. Il y avait la possibilité de l’incendie, mais ce serait courir le risque que Rosalie et Amerius se blessent aussi. La fumée les empêcherait de voir, et l’odeur les…

Les pensées de Rosalie arrêtèrent de tourner.

L’odeur.

Ho, bon sang, je sais.

Elle plongea la main dans son sac, farfouillant jusqu’à attirer l’attention d’Amerius.

– Que faites-vous ?

Il semblait angoissé par le bruit qu’elle faisait. Cachés sous un escalier, ils allaient attirer tous les gardes du coin.

– Allez, allez, je sais que… Je l’ai !

Rosalie brandit triomphalement la petite chose ronde sous le nez d’Amerius. Celui-ci plissa les yeux, décontenancé.

– Vous n’envisagez pas de…

– Si. Autant que ce machin soit utile, non ?

Elle sourit, fière d’elle. La boîte à senteurs remplirait le seul rôle pour lequel Rosalie la jugeait bonne : celui d’une arme chimique.

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