Chapitre 19

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Prison d’état d’Argamunda, 16h02, 11 danubre de l’an 1900


Rosalie avait ajouté un amplificateur à l’équation pour la rendre plus puissante.

Ça n’avait plus rien à voir avec des viscères de poissons morts, mais plutôt avec un charnier de viande fermentée. L’expérience était affreuse, immonde, innommable. Le garde qu’il retenait en otage en rendit son déjeuner sur les chaussures de Noé, qui semblait indifférent.

Rosalie se dévoua pour déplacer la boîte. Elle retint sa respiration déjà laborieuse et se faufila dans le couloir voisin. Après un rapide examen, elle déposa son arme devant une grille d’aération cachée derrière une autre série de marches.

Elle se dépêcha de rejoindre les autres, le cœur au bord des lèvres.

– Vous êtes des monstres, gémit leur otage.

– Les monstres doivent sentir plus mauvais, répliqua Rosalie.

Ils patientèrent, jusqu’à ce que des interrogations indignées leur parviennent. Elles se changèrent en exclamations, accompagnées d’éclats de voix. De sa position, Rosalie ne voyait que des ombres, mais devinait que les soldats n’osaient pas s’approcher trop près de l’odeur.

Elle pria pour que son idée fonctionne et qu’ils évacuent la zone. Elle et Amerius n’avaient besoin que de quelques minutes, le temps de la traverser.

Elle se crut sur le point de rendre à son tour quand un soldat cria de dégager de là. Amerius réagit le premier.

– On y va.

Il releva leur otage, dont le visage restait blême, et leur ordonna de les guider. L’homme tenta d’avertir des collègues en toussant bruyamment, mais c’était peine perdue. Ils s’étaient rassemblés dans une cour, évacuant l’étage noyé sous l’odeur.

Au bout d’un moment, Amerius perdit patience. Amerius tordit le bras de son otage vers son épaule.

– Il vaut mieux pour toi que nous y soyons presque.

Le garde hocha la tête.

Amerius se fit plus pressant, avalant les mètres de sa large foulée. Rosalie avait du mal à suivre le rythme, son souffle était redevenu court, de même que sa douleur à la poitrine, qui semblait plus intense à chaque minute qui passait. Elle commençait à s'en inquiéter, c'était trop de symptômes pour une simple angoisse.

Elle s'aperçut soudain que Noé la fixait, s'attardant sur sa main appuyée contre sa poitrine. Rosalie la retira et redressa le dos.

– Ici, annonça soudain leur prisonnier.

Amerius ouvrit la porte. Ils débouchèrent sur un toit-terrasse. Retrouver un air sain leur fit pousser un soupir collectif. Sauf Noé, toujours imperturbable. Rosalie remarqua aussitôt l'emplacement du toit, situé entre un hangar et une série de fenêtres appartenant à la prison.

– C'est cela que tu appelles une sortie ? fulmina Amerius.

L’homme ne répondit pas.

Amerius le fit s'agenouiller avant de se tourner vers Rosalie.

– Je suis navré, mais je vais devoir vous le demander.

Il lui fit signe de se saisir de l'épée. Rosalie s'avança, les jambes tremblantes. Son front et ses mains étaient moites, elle suffoquait de plus en plus.

Amerius se dirigea vers le bord de la terrasse.

Rosalie saisit aussitôt sa chance. Elle s’écarta du garde et agrippa l’épaule de Noé et l’obligea à se retourner vers elle. Il afficha aussitôt une espèce de sourire niais. Elle ne put s’empêcher de répondre par une grimace, alors que sa main fouillait l’intérieur de sa sacoche. Enfin, elle sentit les contours de bois qu’elle cherchait. Rosalie leva la main devant Noé, ses doigts refermés sur la silhouette de June.

– Ça. Qu’est-ce que ça représente pour toi ?

Il fixa June avec un petit sourire ravi, comme si elle lui présentait un cadeau. L’envie de lui hurler après la démangea. Elle jeta un coup d’œil à Amerius, encore en train d’évaluer les lieux.

– Réponds à la question, siffla-t-elle de manière hystérique. Qu’est-ce que c’est ?

Noé lui rendit une expression indéfinissable.

– Le début d’un rêve.

Rosalie resta muette. Elle ne s’était pas attendue à cela. Le temps lui manqua pour reprendre son interrogatoire. Amerius revenait. Rosalie s’empressa de ranger June. Elle ne sentait pas encore prête à tout partager avec Amerius.

– Le toit du hangar est proche et plus bas que nous, en sautant nous devrions pouvoir l'atteindre.

Rosalie ne répondit pas, elle l'avait à peine entendu. Comme un contrecoup de son échange avec Noé, sa main avait de plus en plus de mal à tenir l'épée, sa vision se troublait. Le Bas-Terrien lui parla, mais sa voix était étouffée, lointaine.

La douleur s’intensifia, plus précise. Sur la gauche, juste sous le sein, là où les battements étaient devenus plus faibles.

Mon cœur, il arrive quelque chose à mon cœur.

Sa main lâcha l'arme, ses jambes cédèrent.

Il lui sembla que deux voix l’appelèrent, mais Rosalie ne savait pas laquelle écouter. Elle s'effondra sur la pierre.

Un bras se glissa sur ses épaules et la retourna sur le dos. Elle vit un visage au-dessus du sien, mais le sel de sa sueur lui piquait les yeux.

– Rose ! Rose, répondez-moi !

Elle reconnut l'éclat rouge du manteau d'Amerius. Elle voulut s'y accrocher, s'en saisir comme une bouée de sauvetage, mais son bras était engourdi. Le manque d'air l'empêchait de respirer, de parler. Elle sentait une brûlure naître sur son omoplate gauche, là où se trouvait sa tache de vin.

– Qu'est-ce que vous lui avez fait ?!

– Je n'ai rien fait, elle était déjà mal quand vous m'avez libéré !

Noé fit mine de s'approcher, mais Amerius le repoussa.

– Reculez !

– Je peux l'aider ! Je sais ce qu'elle a, je peux la sauver !

– Je ne vous fais pas confiance. Vous êtes un assassin !

– Pas envers elle.

Rosalie essaya de parler, de se faire entendre par-dessus le vacarme. Elle parvint à se saisir du manteau d'Amerius pour attirer son attention et à rapprocher son visage du sien.

– Le... le garde !

À se disputer, ces deux imbéciles l'avaient laissé partir ! Amerius posa Rosalie au sol et se saisit de son épée, mais il était déjà trop tard, l'homme avait disparu. L'alarme qui se mit à hurler dans le bâtiment leur confirma que la situation dégénérait.

– Nous devons sauter sur le toit !

Amerius passa un bras sous les épaules de Rosalie. Celle-ci mit ses dernières forces dans ses jambes pour qu'elles ne cèdent pas, pour qu'elles l'emmènent jusqu'à ce rebord qui lui semblait si loin.

– Sautez en premier, ordonna Amerius.

Rosalie vit Noé se hisser sur le rebord, un regard indifférent posé sur le toit en contrebas.

– Allez !

Noé sauta. Il se réceptionna sur l'épaule avant de rouler misérablement sur lui-même pour se remettre debout.

Amerius se tourna vers Rosalie.

– Nous allons sauter ensemble, accrochez-vous à moi.

Elle passa ses bras presque inertes autour de son cou.

Des hurlements retentirent soudain derrière eux, et Rosalie reconnut les soldats Bas-Terriens.

Elle se souvint à peine qu'ils avaient sauté, juste qu'Amerius lui avait demandé de s'accrocher et que la sensation de reposer sur quelque chose l'avait quitté. Un choc violent la ramena à sa pleine conscience.

Ils étaient sur le toit, Rosalie à moitié étendue sur Amerius qui avait encaissé le plus gros du choc.

Elle se releva, et se fut à son tour de l'aider à rester debout, poussée par un regain soudain. Ses membres avaient retrouvé un peu de force, respirer devenait moins difficile.

– Appelez vos Poupées !

La voix d'Amerius était brisée, il se tenait les côtes, l'une d'elles devait être cassée.

Noé fit un geste, mais un tir de revolver l'atteignit à l'épaule. Il hurla, la main sur sa blessure.

Sur le toit, les soldats étaient plusieurs à les viser et Rosalie n'eut pas le temps de hurler qu'elle entendit le claquement d'un fusil.

Une Poupée s'interposa entre elle et la balle. Les créatures apparurent par trois sur le toit, deux d'entre elles occupées à soutenir Noé. La troisième posa ses mains sur les épaules de Rosalie. En face, les gardes s'étaient interrompus, certains avaient reculé, effrayés.

Rosalie voulut se saisir du bras d'Amerius, mais l'ordre de Noé claqua comme un fouet.

– Pas lui.

Une quatrième Poupée se jeta sur Amerius avant de le plaquer au sol.

– Qu'est-ce que vous faites ?!

Incapable de se tenir debout, Rosalie se débattit, mais la Poupée était trop forte.

Amerius tenta de frapper celle qui le retenait, mais la créature lui appuya sur les côtes. Il hurla et Rosalie se joignit à lui, malgré sa voix éraillée par la cendre de la Poupée.

– Laissez-le ! Il n'a rien fait ! Il est venu vous libérer !

Noé lui renvoya un regard haineux, mais ce n'était pas à elle qu'il était destiné.

– Les Bas-Terriens n'ont rien à faire en dehors de leur pays ! Vois ce qu'il se passe, quand on leur donne la magie !

– La magie n'y est pour rien ! La guerre trouvera toujours un moyen de se faire !

Ces paroles durent atteindre quelque chose en lui. Noé se figea, les yeux agrandis de stupeur.

– Tu as raison. La magie n'y est pour rien. Mais je vais quand même la reprendre à ceux qui me l'ont volée avant de faire brûler cette terre maudite. Et tu vas venir avec moi. J’ai assez attendu de te récupérer.

– Non !

Sans réfléchir, Rosalie porta la main à son revolver. Elle le dégaina et tira, avant de le lâcher ; elle était trop faible pour le tenir plus longtemps.

Noé hurla, la balle l'avait atteint à la cuisse.

En pleine contradiction, la Poupée desserra sa prise sur Rosalie, qui se déroba. La Poupée tendit le bras pour la rattraper, mais il s'évapora dans un nuage de cendres. Ses consœurs disparurent dans un éclat doré, emportant Noé avec elles.

Rosalie se précipita vers Amerius, mais son corps l'abandonna de nouveau. Effondrée au sol, par ses poumons ridicules et ses jambes inutiles, elle se traîna sur les bras pour rejoindre Amerius, en difficulté.

Une Poupée restante venait d'enrouler ses mains autour de son cou et serrait, tant que sa magie le lui permettait.

Amerius lui avait saisi un bras, tirant dessus pour le réduire en cendres, mais Rosalie voyait qu'il souffrait.

Au même moment, des soldats Bas-Terriens déboulèrent sur le toit, et les visèrent aussitôt en conservant une distance prudente.

Mais elle s'en fichait, ces armes pointées sur elle n'avaient aucune importance tant qu'Amerius avait besoin d'elle.

Ses bras la laissèrent tomber. Sa vue était brouillée, ses oreilles bourdonnaient et sa poitrine tirait toujours, faiblement et sans s'arrêter.

Rosalie trouva la force de relever la tête, tandis que des soldats Bas-Terriens lui plaquaient la joue au sol.

Elle crut alors rêver, que son état lui causait des hallucinations, mais une masse blanche venait droit vers eux depuis l'horizon.

Elle avala le ciel, les toits, les routes, en même temps que des hurlements se soulevaient à son passage, avant de se taire.

Rosalie regarda Amerius, parce qu'elle ne voulait pas que sa dernière vision avant d'être emportée fût un visage Bas-Terrien. Amerius rayonnait. Une lumière dorée venait de jaillir de la Poupée toujours accrochée à lui, enveloppant le mage. Rosalie vit le même éclat remplir son champ de vision, en même temps que revenait la brûlure à son omoplate.

Aveuglée et épuisée, incapable de reprendre un souffle normal, elle ferma les yeux au moment où la vague les enveloppait, dans un vacarme sourd semblable à l'océan qui s'échouait sur le sable.

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