Chapitre 20 - 1

6 minutes de lecture

Amphithéâtre Royal, 12h12, 20 nafonard de l’an 1900


– Suspension d’une heure !

Le coup de marteau ramena Rosalie à la réalité. Dans un sursaut, elle se redressa sur son siège et reconnut le décor de l'amphithéâtre. Le commissaire-priseur debout sur son estrade, les employés qui ouvraient les portes menant au couloir.

Sur la carte de la Lune, un assistant marqua le dernier lot mis en vente d’une croix pour signifier que personne ne l’avait acheté.

Mais si, voulut dire Rosalie. Il a été vendu aux Basses-Terres.

Les Basses-Terres. Où elle se trouvait quelques instants plus tôt. Étendue sur le toit d'un hangar, à la merci des soldats.

Pourquoi ne s'y trouvait-elle plus ?

Un nouveau coup de marteau du commissaire-priseur la surprit. Se serait-elle assoupie ?

Non, non, je n'ai pas rêvé, j'avais mal, je souffrais, je...

Un spasme lui contracta la poitrine. Elle avait encore mal, et si elle pouvait de nouveau respirer, ses poumons la brûlaient.

Cela avait commencé à la prison qu'ils avaient infiltrée avec Amerius, et...

Amerius.

Rosalie se tourna vers lui.

Il était à sa place. Débarrassé de ses habits rouges, mais ses yeux, ses yeux éberlués fixaient la salle, tandis que sa main entourait son cou, comme si une vive douleur l'avait pris.

Parce qu'une Poupée avait essayé de l'étrangler.

Les rêves partagés, ça n'existait pas.

Rosalie lui frôla le bras d'une main tremblante.

Amerius se retourna et la panique se dissipa dans ses iris.

Ils se regardèrent et se comprirent. Ils avaient vécu la même chose.

Rosalie se leva de sa place.

– Je... je dois sortir, ahana-t-elle.

Elle quitta la loge et se dirigea à pas rapides vers une sortie annexe du rez-de-chaussée. L'air frais lui fouetta le visage, la revigorant un peu. Elle se dirigea vers la façade du bâtiment avant de se laisser tomber entre deux buissons.

Amerius surgit aussitôt et se plaça à côté d'elle pour mieux l’adosser au mur, mais c’est sur son épaule que la tête de Rosalie retomba.

Sa main était toujours crispée sur sa poitrine.

– Vous avez toujours mal ? Il y a un gens d'armes là-bas, je peux aller le chercher.

Il fit mine de bondir, mais elle le retint.

– Ne me laissez pas !

Il se rassit.

– Je... ça va. Ça va. Je me sens mieux.

Sa respiration redevenait normale, son cœur avait cessé de faire des bonds. Ses mains tremblaient toujours à cause de la peur, celle d'avoir failli se faire attraper par les Bas-Terriens, celle d'avoir vu Amerius subir une tentative de meurtre.

Rosalie se laissa aller pour de bon contre son épaule. Le manteau était doux et rassurant sous sa joue. Une odeur boisée et rassurante remonta jusqu'à elle. Rosalie sourit. Elle n'aurait pas cru qu'Amerius était du genre à se parfumer.

Elle frissonna. Ses vêtements d'hiver étaient restés à l'intérieur, ne lui laissant que sa robe et un pull.

Le gens d'armes apparut soudain face à eux.

– Tout va bien ? Votre compagne se sent mal ?

– Une simple crise d'angoisse. Le monde l'a effrayée, répondit Amerius. Est-ce possible de revenir à l'intérieur pour récupérer nos affaires ?

Le gens d'armes acquiesça et Amerius le suivit, se dégageant avec douceur pour ne pas brusquer Rosalie.

II revint vite, sa canne à nouveau en main, et tendit ses affaires à Rosalie. Celle-ci s’emmitoufla dans son manteau et son écharpe et enfila ses gants, revenus à leur état normal.

– Partons d'ici, fit Amerius. Nous connaissons déjà le résultat.

Nous le connaissons déjà.

– Les Basses-Terres n'ont pas acheté le lot.

– Parce qu'elles n'étaient pas là.

– Parce que Noé n'a pas été capturé...

Parce qu'il avait changé les choses. Rosalie n'eut pas besoin de le dire, elle savait qu'Amerius en était arrivé à la même conclusion.

– Allons chez moi, fit-il. Un de mes voisins est médecin, il faut vous examiner.

Rosalie n'eut pas le courage de protester. La douleur s'était dissipée, mais elle avait besoin de réponses.

Chez lui, Amerius la pria de s'asseoir puis revint quelques minutes plus tard. Rosalie fit au médecin une description précise des symptômes, tandis qu'un stéthoscope palpait sa poitrine et son dos.

– Tout me laisse penser à une crise cardiaque, mais ce qui est étrange, c'est qu'elle aurait été couplée avec une détresse pulmonaire. Avez-vous des problèmes de santé ?

– Non.

– Des antécédents familiaux, alors ?

– Non plus, j'ai toujours été en parfaite santé.

Même les rhumes ne l'avaient jamais atteinte.

– Vous êtes sûre ? Aucun médecin ne vous a jamais donné de traitement ? Ou pratiqué des...

– Je vous dis que non !

Le médecin recula d'un pas, surpris par cet élan de rage. Rosalie lui rendit un regard furibond avant de se lever du canapé et de partir se réfugier à l'étage.

Elle n'avait jamais mis les pieds dans cette partie de la maison. Monter sans s'y être invitée était impoli, mais elle avait besoin de s'isoler, de se perdre dans la contemplation de quelque chose de nouveau.

Le couloir desservait quatre pièces, dont l'une était ouverte. Rosalie s'approcha, devinant un bureau derrière le bois. Les étagères étaient encore plus nombreuses et fournies qu'à la Bulle, les tiroirs des commodes débordaient d'objets mécaniques. Des papiers jonchaient les meubles, empilés en petits tas désorganisés.

Une pièce où Amerius devait se laisser aller à la réflexion et aux expériences sans se soucier de garder de l'ordre, pour ne pas interrompre le fil de ses pensées. Une manière de faire semblable à la sienne.

Dans le salon, une porte de referma, puis l’escalier grinça.

– Rose.

Elle se retourna.

Amerius se tenait sur le palier, la mine inquiète.

– Je vais bien.

Elle se détourna de la pièce.

– Je meurs de soif. Est-ce que...

– Bien sûr. Venez.

Ils s'installèrent à la petite table de la cuisine, deux verres d'eau face à eux. Rosalie descendit le sien d'une traite.

Il y eut un silence oppressant. Amerius se décida à le faire tomber en évoquant l'évidence de ce qu'il s'était passé.

– Nous avons remonté le temps et vivons dans une réalité changée.

– Elle doit sans doute l'être depuis longtemps.

– Mais jusqu'à présent, nos esprits n'y avaient pas survécu.

Rosalie se remémora la lumière dorée.

– La Poupée qui s'en prenait à vous a dû nous protéger.

– Non, Rose. Sa magie n'a aidé que moi. La lumière qui vous a enveloppé venait de vous.

Ses doigts se resserrèrent autour de son verre.

– Non, c'est...

Elle avait pourtant bien senti cette brûlure dans son dos, et cette lumière qui l'avait recouverte était venue de derrière elle.

– Il a dû se passer quelque chose dans cette réalité, ou plutôt celle d'avant, pour que vous soyez capable aujourd'hui de résister aux changements d'époques. Volontairement ou non.

Rosalie secoua la tête.

– Je ne sais pas. Je ne sais pas, et je ne veux pas... en entendre parler maintenant.

Pourtant, les mots de sa mère vinrent résonner en elle.

« Est-ce que quelqu'un... t'aurait suivie, dernièrement ? »

Elle les chassa. Plus tard, se disait-elle, plus tard, elle ne pouvait pas tout gérer en même temps.

– Nous avons plus grave sur les bras. Noé va se venger, vous l'avez entendu, non ? Reprendre la magie à ceux qui l'ont trahi, c'est ce qu'il a dit. Et s'il parlait de toute la magie ? Qu'il ne nous restait plus rien ?

– C'est impossible, rétorqua Amerius. Elle...

– Bien sûr que si ! On ne sait même pas d'où elle vient ! Elle a forcément une origine précise, autrement comment expliquer que plus on s'éloigne de la Cie-Ordalie, moins elle fonctionne ? En tout cas, Noé avait des alliés, contraints ou non, dans cette histoire.

Amerius hocha la tête.

– Peut-être ceux qui lui ont donné les morceaux de Lune sur lesquels il a réalisé ses essais, puis sa formule. Des mêmes alliés qui l'auraient ensuite livré aux Basses-Terres. Mais dans quel but ?

Oui, dans quel but ? Pourquoi se débarrasser de quelqu'un au profit d'un autre ?

Parce qu'il est davantage utile.

La Cie-Ordalie s'était construite de cette manière, grâce à des opportunistes qui avaient su choisir entre les deux dirigeants qui se faisaient la guerre. Jusqu'à présent, ils étaient restés fidèles au vainqueur. Mais que se passerait-il si sentant le vent tourner, ils décidaient d'aller voir comment les choses se passaient ailleurs ?

Ce pays s'était bâti grâce à des opportunistes. Qui avaient apporté la magie avec eux.

– Ce sont eux...

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