Chapitre 27 - 2

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Rosalie demanda au conducteur de la laisser à quelques rues de la Bulle. Ses collègues travaillaient et elle ne voulait pas prendre le risque d’être vue. Elle longea le bâtiment par un côté, jusqu’à atteindre l’escalier en ferraille qui menait à son bureau. Rosalie le gravit en se collant au mur, avec l’impression que le grincement des marches résonnait dans tout le quartier.

Elle sortit sa clé récupérée chez elle et déverrouilla la porte, qu’elle ouvrit lentement. Sa pièce et celle d’Amerius étaient désertes. Rosalie se faufila à l’intérieur et referma. Elle profita de ce court répit pour souffler et calmer les battements de son cœur. Il lui fallait atteindre l’usine et la réserve, où elle serait cette fois certaine de croiser du monde.

Rosalie n’était cependant pas assez cruelle pour leur faire le coup de la boîte à senteur. Elle tourna la tête vers son épaule, où Léni était resté accroché.

– Je vais avoir besoin de toi.

Elle lui donna quelques ordres simples, puis le déposa au sol. Avec anxiété, elle vit sa petite silhouette à la démarche chaloupée disparaître dans le couloir. Rosalie se cacha sous le bureau d’Amerius. Le temps qui s’écoula lui parut interminable, mais elle se rassurait en se répétant que Léni était petit et mettait forcément du temps.

La boule dans sa gorge disparut lorsque résonna enfin l’alarme incendie.

Elle entendit les pas précipités de ses collègues dans le couloir, et après quelques instants, écarta les rideaux pour les voir se rassembler dans la rue. Rosalie bondit et se précipita vers l’usine désertée. Sur la passerelle, elle récupéra son Léni. Elle l’embrassa sur la tête, pleine de soulagement et de fierté, avant de se relever, au moment même où l’alarme se taisait.

Elle hurla aussitôt, la main sur la poitrine pour empêcher son cœur d'en bondir.

Mona se tenait devant elle.

Rosalie fut incapable d'exprimer de la colère ou de l'inquiétude, tant elle était sidérée.

– Mon... Mais qu'est-ce que... comment ?

– Tu m’as menti. Tu as bien des problèmes.

– Mais… ici…

– Je t'ai entendue dire au conducteur de fiacre de t'emmener au ministère. Je t'ai suivie avec un autre véhicule. Je t'ai vue juste à temps entrer dans le bâtiment, puis en ressortir pour venir ici.

Rosalie retint un juron. C’était une plaisanterie ! Veiller sur elle-même était déjà un problème, elle ne pourrait pas aider Mona. Son amie se fichait-elle des conséquences et du danger ?

– Que viens-tu faire ici ?

Elle connaissait déjà la réponse, mais voulait être certaine de ne pas être en train de rêver.

– T'aider. Je n'imagine pas la teneur des ennuis que tu dois avoir pour en arriver à t’infiltrer en douce dans ta propre usine.

– C'est trop dangereux.

– Et si tu commençais par me dire ce que tu cherches ? Ensuite, tu me raconteras tout.

Rosalie serra les poings. Mona ne s'en irait pas. Elle n'avait d’autres choix que de faire avec, malgré ses efforts pour préserver son amie, pour la tenir éloignée de tout ça. Et elle venait de plonger tête la première dans ses ennuis. Si Mona disparaissait de sa vie…

Rosalie étouffa un sanglot.

– Suis-moi, capitula-t-elle.

Elles traversèrent l’usine, jusqu’à se retrouver face à la porte grande ouverte du laboratoire. Rosalie resta sur le seuil, figée dans sa réflexion.

– Qu’est-ce qui te traverse l’esprit, ma chère ? demanda Mona.

– Je pense aux canetons.

– Quoi ?

Rosalie se retourna vers son amie, surprise. Dans la bouche de Mona, ce simple mot jeté comme ça sonnait presque vulgaire.

– Je ne comprends pas ce que tu dis, Rose.

Celle-ci hésita entre rire et soupirer. Si elle commençait à faire comme Amerius, ils n’allaient pas s’en sortir. Aussi décida-t-elle d’entrer dans le laboratoire plutôt que de se perdre en longs discours. D’une foulée, elle franchit l’espace qui la séparait des armoires et ouvrit celle contenant les canetons. Leurs équations avaient été désactivées, les laissant inertes dans leur carton. Rosalie les prit dans ses bras, sous le regard sceptique de Mona.

– Allons-y, fit Rosalie.

Elle ouvrit la marche jusqu’à la réserve. Mona l’aida en lui tenant le coude pour qu’elle ne glisse pas sur les marches humides.

Rosalie serra les canetons contre elle, rongée par l’inquiétude. Toute cette histoire possédait encore de nombreuses zones d’ombres, et Rosalie redoutait de découvrir toute la vérité. Ce qu’elle pensait savoir la perturbait déjà beaucoup.

June et Aliza, le récit de ses parents, les paroles de Noé au sujet d’un rêve inachevé, tout la ramenait ici, où quelque chose semblait avoir débuté.

La Bulle Mécanique.

Elle espérait se tromper. Elle voulait se tromper. La fabrique était devenue son nouveau foyer, et la perte de June et Aliza l’avait déjà beaucoup meurtrie.

Mona ouvrit la porte de la réserve.

– Referme là bien, demanda Rosalie. Les canetons ne doivent pas s’échapper.

Si son instinct était le bon, ce n’était pas par ici qu’ils ressortiraient. Elle les déposa au sol et frôla l’équation à la base de leurs cous. Ils cancanèrent de concert et s’ébouèrent, comme tirés d’un long sommeil.

– Allez, guidez-moi, souffla Rosalie.

Mona ne disait toujours rien. Au bout d’un moment à tourner dans la réserve, durant lequel Rosalie poussa les canetons à rester près des murs, ils se faufilèrent soudain derrière une étagère.

Avec un petit cri de victoire, Rosalie la vida de son contenu, aidée de Mona. Elles se saisirent chacune d’une extrémité et tirèrent jusqu’à la dégager du mur.

Une étroite faille perçait la pierre. L’odeur humide et âcre de la Mer de Rouille s’éleva de la faille, piquant les narines des deux amies. Rosalie plongea une main dans son sac et se saisit d’une lampe de poche magique. Le faisceau dévoila un boyau au sol creusé par des passages successifs, mais qui restait lisse et brillant d’humidité. Les canetons peinaient à avancer sans glisser.

Rosalie fouilla de nouveau dans sa sacoche, exhibant un masque à gaz. Un objet qu’elle n’avait qu’en un seul exemplaire. Elle se mordit la lèvre et se tourna vers Mona.

– Si, la défia celle-ci.

– C'est dangereux, tu n'es pas équipée.

– Parce que tu te crois mieux avec ton masque et tes bottes ? Ce n'est qu’illusoire, la mer ronge tout ce qui se trouve à sa portée. On sent son odeur d’ici.

Rosalie renonça à la faire changer d’avis, ainsi qu’à mettre le masque. Elle refusait de se protéger si son amie ne le pouvait pas. Mona l’invita à passer la première.

– Que cherche-t-on, exactement ?

Rosalie s’appuya sur la roche pour ne pas tomber. Devant elle, les canetons paillaient d’agacement.

– Je cherche... une grotte, un refuge, quelque chose de suffisamment grand et discret à la fois.

Son amie hocha la tête, agitant ses mèches de cheveux pâles.

– Des grottes, ce n’est pas ce qui manque dans les falaises.

– Celle-ci sera sans aucun doute unique en son genre.

Léni, jusque-là inquiet que l’humidité ne le ronge, se décida enfin à sortir de l'écharpe pour saluer Mona.

Rosalie n'échappa pas à un interrogatoire. Elle raconta tout, même ce qui la concernait.

– Je vois, fut tout ce que Mona parvint à dire. Tu as décidément un mauvais karma, ma chère.

Le mauvais sort aurait mieux convenu.

Elles continuèrent de suivre le boyau, guidées par les canetons. Rapidement, le passage commença à s’élargir. Le vent leur fouetta le visage, chargé de sel et de la Mer de Rouille. L'odeur leur parvenait par de légers relents. Une odeur de métal humide, comme avait dit Pyrius. Une odeur de rouille.

La lumière de la lampe éclairait de moins en moins, chassée par une lueur plus intense. Rosalie et Mona émergèrent sur une large corniche baignée par le soleil. D’après sa position, midi était passé depuis un moment. Les canetons se précipitèrent aussitôt vers une large flaque d’eau. Ils poussèrent de petits cris joyeux, s’arrosant de battements d’ailes.

– C’était donc là qu’ils allaient, marmonna Rosalie.

– Et maintenant ? enchaîna Mona. Je crains qu’il nous faille escalader.

Un peu effrayée par cette perspective, Rosalie s’approcha du bord de la corniche. Sa gorge se noua lorsqu’elle aperçut les puissantes vagues s’abattre sur la falaise. Il y avait forcément un chemin quelque part, Rosalie et Mona avaient suivi le seul qui existait.

Et dire que ses parents l’avaient suivi les yeux bandés. Elle frissonna.

– La corniche se poursuit, déclara soudain Mona.

Rosalie s’écarta du bord. Son amie s’était éloignée du boyau, longeant la falaise jusqu’à ce que celle-ci fasse un coude. Elles le franchirent, collées contre la roche, jusqu’à apercevoir un peu plus loin un escalier creusé à même la roche. Il remontait vers le plateau au sommet des falaises. Rosalie s'engagea la première. La pierre glissait et il n'y avait pas de rambarde. Elle et Mona devaient se tenir aux creux de la falaise, mais la roche restait ce qu'il y avait de mieux.

Le bois aurait pourri à cause de l'humidité et du sel, de même que le métal. L'endroit n'était pourtant pas interdit, car personne ne souhaitait s'y promener, pas même les casse-cous et les voleurs désespérés.

Les deux amies débouchèrent enfin sur le plateau. Rosalie grimaça à s’en faire mal aux joues.

Concentrée dans sa montée, elle avait fait abstraction de l'odeur, mais ne pouvait plus avancer sans revêtir le masque à gaz qu'elle avait amené.

Plus loin, à l’autre bout du plateau, se trouvait la cause de ces relents infâmes. Mue par une curiosité mal placée, Rosalie traversa la plaine rocheuse ponctuée de touffes d’herbe.

Une plage sous la falaise, vingt mètres plus bas.

L'eau orange et poisseuse avait imprégné le sable qui collait sous ses chaussures. Des morceaux de ferraille flottaient en bordure de la baie pour devenir des monticules déformés, pareils à des excroissances sur un corps décharné.

La Mer de Rouille était un cimetière pour ces titans de métal.

Les corps se dissolvaient, rongés par le sel et l'eau, ne laissant que des squelettes déformés.

Au loin, le barrage permettait de limiter la contagion vers le reste de la mer. Estimé trop dangereux pour la santé, le site attendait d'être débarrassé de son eau qui s'évaporait un peu plus chaque année. Les carcasses pourraient ensuite être retirées.

Un endroit parfait pour installer un laboratoire secret de magie industrielle.

Peut-être que Rosalie se trompait et que sa fugue n'aurait rimé à rien, à part un caprice.

– Rose ! l’appela soudain Mona.

Son amie lui faisait signe près de l’escalier, la teinte spectrale de ses cheveux sublimée par le soleil.

– Tu m’as bien dit chercher une grotte ? demanda Mona lorsque Rosalie l’eût rejointe. Regarde.

Rosalie s’approcha du bord du plateau. Une marche aux bords arrondis par les passages répétés était creusée dans le granite.

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