Chapitre 42 *

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Falaises des côtes cie-ordaliennes, 04h58, 13 de jerve de l’an 1901

À son réveil, Amerius n’était pas là. Rosalie fut encore plus surprise de constater que le jour suivant était déjà là. Comment avait-elle pu dormir autant, alors qu’une bataille se préparait ? De plus en plus incertaine quant à la suite des évènements, elle se redressa, le corps lourd. Au même moment, Amerius entra dans la tente.

Rosalie sut que le moment était venu quand il disparut derrière un paravent, les bras chargés de tissu noir. Trop concentré dans sa tâche, il n’avait même pas vu qu’elle était réveillée.

Il ressurgit quelques instants plus tard, habillé de l'uniforme de cuir sombre des combattants et débarrassé de sa canne et son haut-de-forme. Il s’excusa de l’avoir ignorée et s’approcha.

Elle le fixa, cherchant des points communs avec l'homme qu'elle connaissait.

– Qu'y a-t-il ?

La Bulle Mécanique, c'est juste un passe-temps pour toi, pas vrai ? Parce qu'à te voir comme ça, on a du mal à imaginer que tu fabriques des jouets.

Amerius hocha la tête d'un air entendu.

– J'imagine que c'est une manière de compenser la pression royale.

– Parce que diriger une entreprise, ça, ça n'a rien d'une pression.

– Ce n'est pas ce que je...

Rosalie eut un petit rire.

– Je sais, Amerius. Je sais. Tu as encore des progrès à faire en second degré.

Il afficha une moue confuse qui ne fit qu'ajouter à l'hilarité de Rosalie. Elle se leva du lit et tendit les bras vers lui. Elle réajusta les cols de son manteau et de sa chemise, ainsi que son gilet de cuir, comme une tentative pour tromper sa nervosité. À ce moment-là, le regard d'Amerius se perdit dans le vide.

– Amerius ?

Il secoua la tête avant de donner l'impression de vouloir s'exprimer, pour finalement se raviser.

– Ce n'est rien.

Rosalie hésita. Elle aurait voulu qu’il se confie, mais savait que lui arracher une confidence ne ferait que le braquer. Elle supposa que son angoisse venait de la mission.

Le départ des convois devait avoir lieu dans quelques heures. Les magiteriens coupables iraient à la prison de Cie-Ordalie, située à plusieurs kilomètres au nord, tandis que les pierres de roche lunaire suivraient la côte maritime, loin de la capitale.

C'était ce convoi-ci qu'Amerius devait escorter. Le plus risqué des deux. Il ne serait pas seul, mais Rosalie nourrissait quand même de l'inquiétude.

Depuis une autre tente, les opérations seraient dirigées et surveillées par les services secrets, qui s'assureraient du bon cheminement des convois grâce à des sphères gravées permettant la transmission de l'image. Quant à la gare par laquelle devait passer le train, elle avait été fermée, et des soldats postés à l’intérieur. Rosalie savait que la reine espérait que Maguel frappe au plus près du bâtiment, mais de son avis, c’était trop compter sur la chance.

Elle joignit les mains pour essayer de les décrisper.

Léni lui manquait, ses parents lui manquaient, mais ils étaient restés en sécurité au palais. Rosalie les avait serrés dans ses bras, mais il lui semblait que ce n’avait pas été assez.

Et voilà qu’Amerius partait aussi.

Le train ne s’élancerait pas avant la tombée du jour, mais il y avait encore de nombreux préparatifs à faire. Maguel devait avoir la possibilité d’utiliser la magie, afin qu’il puisse venir à eux. Ce n’était qu’après qu’il fallait l’en priver, pour l’empêcher de repartir.

Rosalie enlaça Amerius, plus longtemps encore qu’avec ses parents. Il lui rendit son étreinte, sans un mot. Elle inspira pour s’imprégner de son parfum, aux accents de bois mêlé au cuir de sa tenue. Elle retint ses larmes d’angoisse. Cela ne changerait et ne ferait que l’épuiser. Subir cette peur en valait la peine, puisqu’ils allaient arrêter Maguel.

Amerius dut rompre le silence.

– Je dois y aller.

– Je sais.

Rosalie le libéra. Encore un adieu qui lui parut trop court. D’un même accord silencieux, ils choisirent de se séparer sans plus d’effusion. Depuis l’entrée de la tente, Rosalie le regarda traverser la grotte et donner ses dernières consignes. Il se retourna une dernière fois vers elle, puis quitta la grotte. Son ombre s’attarda quelques instants sur le seuil, avant de disparaitre. Galicie VII le remplaça. Elle salua ses agents, qui interrompirent leurs préparatifs pour lui rendre la politesse.

Rosalie se sentait inutile. Ses hommes et femmes se démenaient pour mettre en place le matériel, accompagnés du seul ronronnement du groupe électrogène. Proposer son aide ne servirait à rien, elle ne ferait que les gêner. Aussi fût-elle surprise de voir la reine se diriger vers dans sa direction.

– Comment va-t-il ?

Rosalie crut qu’elle parlait d’Amerius, mais la reine se tourna vers le chariot abritant le rocher.

– Il n’a pas été abîmé.

– Veillez sur lui.

Rosalie inclina la tête, avec cette impression que Galicie VII aurait pu parler d’Amerius. Peut-être était-ce le cas, que le rocher ne servait que de métaphore.

Elle choisit finalement de tromper son ennui et son inquiétude auprès de lui. Elle se glissa dans un coin du charriot, et posa sa main sur le morceau de Lune. Ce contact la rassura sur son état. Même à travers le drap, il vibrait et diffusait cette aura d’apaisement.

Dire qu’il avait traversé les siècles. La Lune avait-elle attendu Rosalie, sachant que ce jour viendrait ? Elle n’aurait jamais la réponse.

Quant elle en eut assez, elle profita du jour levé pour sonder les lieux. Depuis l’entrée de la grotte, elle apercevait l’imposante gare, longée par la route. Des immeubles d’habitations et de commerces se partageaient cette bande de plaines entre les collines et la forêt en bord de mer.

Rosalie pensait que la journée serait interminable, qu’elle serait condamnée à ressasser de mauvaises pensées pour s’occuper. L’annonce de seize heures la prit au dépourvu. Les dix agents et la reine s’installèrent autour de la table dressée dans la caverne. Rosalie les rejoignit, s’installant sur un banc à proximité. Elle faisait face à des plaques de verre fixées sur un portique. Des équations étaient gravées dans le matériau, mais leur brillance intermittente indiquait qu'elles n'attendaient que l'allumage des sphères pour retransmettre l'image. L'imposante radio qui trônait au milieu d'une table ronde se mit soudain à crachoter.

– Équipe Bêta, vous me recevez ?

C'était la voix d'Amerius, à qui l'un des agents s'empressa de répondre.

– Nous vous recevons.

Je lance la liaison avec les sphères. Veuillez confirmer l'acquisition de l'image.

La moitié des plaques de verre se mit à clignoter. Les équations disparurent pour montrer les images des wagons de train. Bien plus hauts que ceux destinés aux transports de marchandises et nombreux, peut-être une centaine, mais les sphères ne devaient pas tout couvrir.

– Liaison établie, fit l'agent dans la radio.

Bien. Le trajet sur les rails sera improvisé, ne nous perdez pas de vue. Vous piloterez les sphères à distance.

– À vos ordres, monsieur.

L'homme pressa les autres qu'on exécute les ordres d'Amerius.

Rosalie n'en revenait toujours pas que tout le monde au palais le traitait comme s'il était bien le fils du roi. Si Galicie VII succombait sans héritier, est-ce qu'il pourrait être désigné comme successeur, quand bien même n’avait-il pas été officiellement adopté ? La reine n'avait ni frère ni sœur et ses plus proches cousins avaient depuis longtemps perdu tout lien avec la Cie-Ordalie.

Sauf qu'Amerius n'accepterait pas. Il tenait trop à la Bulle, et à sa vie. Rosalie voyait bien que parfois, seconder la reine lui pesait. D'autant qu’elle n'était pas certaine de vouloir le suivre dans cette vie. Si le souverain ou la souveraine avait le droit de s'unir à qui il souhaitait, cela pouvait être un fardeau si l'autre n'était pas issu de ce monde. Rosalie avait quitté les magiteriens, et n’éprouvait pas l’envie de retourner à quelque chose de semblable.

Un quart d'heure passa, à coordonner les équipes sur le terrain, puis ce fut au convoi des prisonniers d'établir une communication. Eux voyageraient par fiacres blindés.

À seize heures trente précises, la reine prit la parole.

– Départs autorisés.

Le train siffla avant de s'engager sur les rails dans une puissante accélération. Il émergea d’une gare attenante de marchandises isolée, entre deux collines proches. De leur côté, les fiacres s’élancèrent depuis l'intérieur d'un entrepôt. Ils étaient tirés par des dizaines de chevaux, et suivit de près par des soldats eux aussi menés par de robustes pur-sang.

Ils avaient beau être de sa famille, Rosalie ne jetait que des coups d'œil distraits aux fiacres. Toute son attention était tournée vers le train, parce qu'il renfermait la magie, si indispensable, si précieuse, et parce qu'Amerius se trouvait à bord.

L'image filait à toute vitesse. Les sphères suivaient, parfois avec difficulté, notamment lorsque le train changeait de voie sans prévenir.

Chaque intersection des rails était surveillée par des soldats et marquée par des détecteurs de magie, sans certitude que le train se présente. Rosalie n'avait qu'à peine le temps de les apercevoir que le train les dépassait déjà.

Passage du train confirmé à l'intersection 16.B, RAS.

Pendant quinze minutes, les annonces s'enchaînèrent, aussi bien concernant le train que les fiacres. Des agents estimèrent l'arrivée des véhicules à la prison dans quinze minutes et trente-sept secondes ; neuf et vingt-trois secondes pour le train.

Celui-ci quitta les rails contournant la capitale pour la franchir de plein fouet. Les rails du centre-ville n'étant pas assez larges, il fit demi-tour par une autre voie avant de se diriger vers les collines, à l'opposé des fiacres.

Un trajet sans queue ni tête, décidé au dernier moment par Amerius et le conducteur. Un moyen d'égarer Maguel et de réduire sans champ d'action. Rosalie remarqua que les convois évitaient les zones habitées pour privilégier les abords de bases militaires. D’autres combattants devaient s’y cacher.

Rosalie ne pouvait s’empêcher d’être septique face à ce plan. Il lui paraissait évident qu’il s’agissait d’un piège, et Maguel devait aussi l’avoir compris. Mais pour accomplir sa vengeance, il n’aurait pourtant pas le choix que de mettre la main sur les blocs de pierre lunaire. Il allait délibérément tomber dans le piège.

Nerveuse, Rosalie agita les jambes sur son banc. Elle avait envie de leur hurler de tout arrêter, mais ce serait stupide. Galicie VII devait avoir pensé la même chose, et depuis longtemps, elle savait donc ce qu’elle faisait.

À moins qu’elle ne se reposât uniquement sur le rocher, un avantage inconnu de Maguel. La reine semblait pourtant tout aussi nerveuse. Elle avait mis son poing devant sa bouche, mais Rosalie voyait ses dents mordre sa lèvre.

Passage du train confirmé à l'intersection 23.F-C, RAS. Trois minutes et huit secondes avant arrivée.

À l'approche de la plus basse colline de la ville, le train freina sur les rails, seulement quelques secondes avant d’entrer en gare. Le sifflement de la vapeur et des roues pénétra par l’entrée de la grotte baignée par le crépuscule. Rosalie jeta un œil au rocher. Il semblait briller légèrement.

La locomotive freina de nouveau et entra en gare. Elle ressortit de l’autre côté quelques minutes plus tard, dans une lenteur délibérée. Le train reprit de la vitesse, avant d’emprunter une voie secondaire. Celle-ci s’enfonça sous terre, et le train disparut.

Les sphères se coupèrent brusquement.

Arrivée confirmée, annonça Amerius.

Six minutes et douze secondes plus tard, une voix fit une annonce similaire au sujet des prisonniers. Rosalie fut soulagée de savoir Amerius indemne, mais n'était pas pour autant rassurée.

Cette petite voix lui murmurait toujours que ça avait été trop facile. Maguel avait passé des années, peut-être des décennies, à fabriquer et élaborer. Elle le voyait mal renoncer.

Galicie VII repoussa sa chaise et frappa la table des deux poings. Son geste fit sursauter une agente.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi ce bâtard n’est pas venu ?!

S’apercevant de son éclat, elle s’excusa auprès de l’agente et se leva.

– Passez-moi Amerius.

Galicie VII récupéra la radio et baissa le son pour discuter en privé. Rosalie n'avait pas bougé de son siège. Elle aurait dû prêter attention aux dires de la reine, se préoccuper d’Amerius.

Il lui était impossible de se défaire de cette impression.

Un soudain fourmillement à son omoplate renforça sa conviction. Rosalie porta sa main dans son dos, sans succès. La sensation devint une brûlure difficile à ignorer. Elle chercha à l'atteindre, s'agitant sur le banc au point de manquer de tomber.

– Rosalie ?

Galicie VII s’interrompit pour se tourner vers elle. Dans la radio, Amerius poussa une exclamation inquiète.

– Qu'est-ce qui ne va pas ?

La reine s’était rendu compte de sa détresse. Elle dut prendre sa réaction au sérieux, car elle s’approcha d’un pas pressé, ignorant Amerius de l’autre côté de la transmission.

– La magie... quelque chose ne va pas !

La reine lui somma de s’expliquer, mais Rosalie ne l'entendait pas, son dos la brûlait et elle la sentait venir droit sur eux, depuis la gauche, où son regard se porta.

Galicie VII se tourna vers ses agents, un geste qui l’éloigna de Rosalie. Celle-ci n'eut pas le temps de se saisir d'elle.

La vague blanche traversa la grotte à toute allure avant de les engloutir.

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