Chapitre 44 * (- 1)
Falaises des côtes cie-ordaliennes, 16h44, 13 de jerve de l’an 1901
Rosalie avait assisté à l’attaque de Maguel, le ventre douloureux. Ses yeux n’étaient pas parvenus à se détacher des plaques, même lorsqu’elle vit Maguel pointer une arme sur Amerius. Les images vibraient, perturbées par quelque chose dans l’air, sans doute ce qui avait blessé les soldats, avant d’être soudain coupées. L’image était revenue de manière brève, sur laquelle Rosalie put voir Amerius se saisir d’un objet tombé au sol. Rosalie ne songea alors plus qu’à lui.
Déjà prévenu, le personnel médical établi dans une grotte voisine se tenait prêt. Pour les cas les plus graves, des fiacres attendaient de les ramener au palais.
Ce fut pire que ce que Rosalie avait supposé.
Des dizaines d’hommes et de femmes nécessitaient des soins, parfois inutiles quand l’ouïe avait été perdue. Rosalie capta quelques conversations au vol, et apprit que Maguel ne s’était pas contenté de viser le groupe qui s’en était pris à lui. Il avait piégé chaque intersection des rails, étendant son arme à tous les groupes de soldats.
Le quartier général se retrouva bientôt submergé, les blessés légers s’entassaient dans les cavités, quand les fiacres saturaient de patients.
Il avait suffi d’un homme et d’une loi violée.
Rosalie quitta la grotte principale pour l’extérieur, afin de laisser la place au corps médical. Certains combattants revenaient recouverts de draps blancs. Elle les regarda défiler sans vraiment les voir, redoutant de reconnaître la silhouette d’Amerius.
Galicie VII arriva soudain en trombe sur le chemin. Elle se figea devant les corps entassés dans la plaine, une main agrippée à ses cheveux. Son visage était blême.
– Sous-estimé, voilà ce que j’ai fait… marmonna-t-elle. Nos hommes…
Elle se rendit soudain compte de la présence de Rosalie.
– Combien ?
– Je n’ai pas la réponse.
Galicie VII la dépassa pour dévaler le sentier. Rosalie vit la souveraine se pencher au-dessus des blessés pour leur prodiguer les premiers soins. Si on pouvait reprocher des choses à Galicie, ce n’était pas de considérer ses combattants comme de la vulgaire chair à canon.
Un nouveau fiacre blanc se gara au pied de la falaise. Une silhouette en sortit, titubant sur les marches.
– Je vais bien ! Occupez-vous des blessés urgents !
Rosalie se précipita vers lui. Amerius avait une main plaquée contre son oreille droite, la plus touchée. Une infirmière insistait pour l’examiner, mais il ne cessait de répéter qu’il allait bien. Un mensonge, du sang séché maculait ses tempes.
– Amerius !
Il se détourna de la femme pour regarder Rosalie.
– Écoute-là, bon sang ! Tu ne vas pas bien !
Elle donnait de la voix, mais elle voyait à son froncement de sourcils qu’il ne l’entendait qu’à peine.
– Viens avec moi !
Rosalie lui prit la main et signifia à l’infirmière de laisser tomber. Elle entraîna Amerius vers les arbres, puis le fit asseoir sur l’ombre des branches nues. Elle leva les mains et se pencha sur lui. Il fit mine de l’en empêcher, mais céda face au regard noir qu’elle lui lança.
Rosalie n’était pas infirmière, mais sa formation auprès des Vole-Poussière lui avait appris à reconnaître des blessures facilement identifiables. Les tympans étaient atteints, mais pas déchirés. Avec de l’eucalyptus, elle aurait pu le guérir. Son regard se porta sur le bosquet, où elle pourrait peut-être en trouver si elle fouillait dans les creux de la roche.
Une vague brûlante envahit soudain Rosalie. Elle se rendit compte qu’elle songeait à utiliser la magie de Terre, sans se poser de question, sans ressentiment ou mauvais souvenirs. Elle avait voulu l’utiliser pour ce qu’elle était, un outil de soin.
Elle ignorait quoi en penser, juste qu’elle était déstabilisée. Il lui faudrait cependant y réfléchir plus tard, aider Amerius restait la priorité.
– Ne bouge pas, d’accord ?
Rosalie se précipita vers la falaise. Après plusieurs minutes à glisser ses mains dans les fissures, ses doigts se refermèrent sur des tiges d’eucalyptus. Elle les arracha et revint vers Amerius. Il n’avait pas bougé, mais elle sentait son impatience. Rosalie se laissa tomber à ses côtés, alors qu’elle broyait les feuilles entre ses mains. Le sortilège lui revint naturellement, ce qui la contraria l’espace d’un instant.
Le sortilège achevé, elle écarta ses paumes, dévoilant la plante réduite en poudre fine. Rosalie leva une main vers l’oreille d’Amerius et souffla doucement la poudre vers les tympans. Ce ne serait pas aussi efficace que de préparer un filtre dans un chaudron, mais mieux que rien.
Amerius se crispa avant d’afficher un visage plus apaisé.
– Ça va mieux ?
Elle avait posé la question avec un timbre normal, qu’il parvint à entendre. Elle s’occupa de son autre oreille avant de s’écarter, la tête un peu lourde. Son regard se tourna aussitôt vers les nombreux blessés encore dans la plaine.
– Tu devrais les aider, dit Amerius.
Rosalie le souhaitait aussi.
– Je ne sais pas s’ils m’écouteront, et je n’ai pas de quoi soigner tout le monde.
Bien qu’il ne fût pas certain que les médecins fassent bien attention à elle, ou que leurs patients se soucient de ce qu’on leur faisait tant que cela atténuait leur douleur.
– Je vais t…
– Amerius !
Lui et Rosalie se retournèrent vers Galicie, qui arrivait vers eux au pas de course.
– Tu es remis ? le pressa-t-elle.
– Oui, je…
– On doit localiser Maguel Stanford. Mes équipes sont sur le coup, mais j’ai besoin que tu les coordonnes. On doit anticiper, il nous a…
– Je sais, coupa-t-il à son tour. Je le sais. Maguel veut toujours détruire les Basses-Terres, il va forcément…
Il fut encore une fois interrompu. Une secousse fit trembler les falaises, en même temps qu’un flash blanc aveuglait la plaine. Rosalie se couvrit les yeux de sa manche, l’autre main appuyée contre un arbre pour ne pas tomber.
– Poussez-vous ! cria Amerius.
Il saisit les poignets de Rosalie et Galicie. Il les tira vers lui et ils basculèrent dans l’herbe, alors qu’une onde passait au-dessus de leurs crânes.
– C’est lui ?! s’écria Galicie.
Elle s’était déjà redressée, les yeux rivés sur les falaises. Rosalie se trouvait encore à terre, des points noirs devant sa vision. Galicie se saisit de sa radio.
– Agents ! Qu’est-ce qu’il se passe là-haut ?
Rosalie suivit son regard vers le sommet. Le bord de la roche lui semblait déformé, brouillé par une onde agitée.
– Stanford, siffla Amerius.
Rosalie se retourna vers lui. Son visage éclaboussé de sang était déformé par la rage. Elle ne l’avait jamais vu comme ça. L’onde déployée par Maguel gagna soudain en intensité. La falaise trembla, des débris se détachèrent et dégringolèrent dans la plaine. Un morceau de roche plus imposant se détacha soudain. Il chuta sur le sentier, obstruant une partie de la grotte.
– Agents ! hurla Galicie. Sortez de là immédiatement !
Les silhouettes vêtues de noir se faufilèrent hors de la caverne. D’un geste, Galicie leur ordonna de rejoindre les autres dans la plaine. Elle en fit de même avec Amerius et Rosalie, mais celle-ci ne parvenait pas à détacher ses yeux de la falaise.
Le rocher lunaire se trouvait toujours à l’intérieur. La gorge de Rosalie se noua. Elle ne pouvait pas l’abandonner. L’écroulement de la falaise allait le détruire et elle refusait qu’un trésor pareil finisse ainsi. Il avait traversé les siècles, ses ancêtres l’avaient chéri et préservé. Elle leur avait promis de veiller dessus, les en avait privés pour son seul usage.
Rosalie ne pouvait pas rester indifférente. Elle n’eut cependant pas le temps de faire ou dire quoi que ce soit. Devinant ses pensées, Amerius la saisit par la taille pour la retenir.
– La priorité ce sont nos vies !
Il l’entraîna vers la plaine, là où Galicie se précipitait déjà. Elle ordonna aussitôt à ses agents de lui décrire la situation. L’un d’eux lui tendit un petit écran. Elle l’examina, les doigts crispés autour du verre. Elle le passa à Amerius avec un geste brutal, comme pressée de s’en débarrasser.
Rosalie se hissa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule. L’image ne montrait que lui. Debout au sommet de la falaise, Maguel s’agitait dans tous les sens, entouré d’un fatras d’instruments métalliques. Il prêtait davantage attention à une sphère posée sur un socle, presque aussi imposante que le rocher lunaire.
– C’est une arme ?
– On dirait bien, siffla Galicie.
Amerius lui rendit l’écran.
– Que fait-on ?
Elle hésita durant un instant, avant de secouer la tête.
– Rien.
– Pardon ? s’exclama Rosalie.
Elle se mordit la lèvre pour se taire, mais la reine ne sembla pas tenir rigueur de son comportement.
– La nuit est déjà en train de tomber. Maguel peut bien s’affairer autant qu’il veut, c’est déjà un échec. Nous allons nous contenter de déployer des hommes, prêts à le cueillir.
Rosalie constata que le ciel se parait déjà de bleu sombre d’un côté, baignant le reste d’une lueur orange. Trop préoccupée, elle n’avait pas fait attention.
Se contenter d’attendre lui paraissant cependant incongru, quand bien même ne s’agissait-il que d’une poignée de minutes. Sur l’écran tenu par la reine, elle voyait Maguel qui continuait de tourner dans tous les sens, silhouette pâle et bancale. Il portait régulièrement ses mains à sa tête, en même temps que ses lèvres remuaient. Il devait parler tout seul, à la manière des fous qui ne comprenaient plus que leur seule conception du monde.
Au bout d’un moment, il commença à disparaitre, noyé dans l’opacité de la nuit. Rosalie constata qu’elle aussi se dissipait. Du côté de l’armée, de petites lueurs nées de lampes-tempête illuminèrent la plaine comme des lucioles.
Rosalie aurait dû affolée. Maguel se trouvait à quelques pas, pressé de faire feu sur les Basses-Terres. Pourtant, elle ne ressentait aucun affolement. Comme si depuis son séjour dans le passé, si près du rocher lunaire, avait fait de la nuit son alliée.
– Pourquoi ça ne s’arrête pas ? gronda soudain Galicie.
Rosalie cligna des yeux, tirée de ses pensées. D’un coup d’œil, elle comprit ce qui inquiétait la reine. Au bord de la falaise, l’onde vibratoire de Maguel s’agitait toujours. L’obscurité n’avait pas banni sa magie. Rosalie peinait à y croire. Confuse, elle broya dans sa main un reste de feuille d’eucalyptus, qui se réduisit en poudre sous l’incantation.
La magie était encore là.
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