Chapitre 49 * (- 2)
Les équations se brouillèrent. Le métal vibra et les barreaux se décollèrent du plafond. Ils chutèrent vers Maguel, qui resta figé. Il finit par comprendre, mais recula trop tard. Les hautes barres le heurtèrent, l'entraînant avec elles.
Rosalie sauta par-dessus l'amas de chair et de métal qu'était Maguel. Elle n'avait pas fait un pas de mal qu'il se saisit de sa cheville.
– Lâche-moi ! ordonna-t-elle.
Maguel ne desserra qu'à peine sa prise. Le sortilège n'était pas assez puissant pour le contraindre. Rosalie tenta de se dégager, ce qui poussa Maguel à la tirer vers lui.
Elle glissa sur la pierre. Elle ne lui laissa pas le temps d'agir davantage. À travers le rideau de ses cheveux défaits, elle aperçut une poignée d'oiseaux en papier, au fond d'une étagère.
– Attaquez-le !
Les grues obéirent à sa voix, devenue celle d'une autre. Son timbre résonnait comme si deux Rosalie s'exprimaient. Les oiseaux plongèrent sur Maguel. Elles ne lui firent pas mal, mais le harcelèrent assez pour qu'il soit contraint de relâcher Rosalie.
Elle aurait pu fuir. Au lieu de quoi, elle se saisit d'une épée en carton.
– Tranche !
Dans un hurlement, elle abattit la lame sur Maguel. Il s'écarta à temps pour avoir la vie sauve, mais pas pour éviter une blessure. Devenue aussi tranchante que du métal, l'épée traça un sillon écarlate sur son épaule.
Il ne manifesta pas de douleur. Il se contenta de la regarder, l'air agacé comme face à une enfant capricieuse.
Rosalie soutint son regard.
Elle voulait qu'il la voie, qu'il comprenne que c'était elle qui prenait sa vie, qu'il remarque la haine sur son visage.
Il se releva avec précaution.
– Allons, calme-toi. Rentrons à la maison, d'accord ? Retrouver Mona.
Le sang de Rosalie se figea.
– Mona ? Ne me parle pas de Mona. Je te l'interdis.
À cause de lui, elle avait détesté son amie, avant de la perdre. Elle ne méritait pas que l'une des dernières personnes à prononcer son nom soit cet homme.
Elle leva l'épée vers lui et porta un coup. Maguel esquiva. La lame rebondit contre une étagère, sans causer de dommages. Rosalie fronça les sourcils devant la lame redevenue inoffensive. Son pouvoir n'avait pas duré longtemps.
Elle jeta l'épée, avant de constater que Maguel prenait la fuite vers la sortie. Le lâche !
– Verrouille-toi ! hurla-t-elle à la porte.
Après une hésitation, celle–ci claqua dans un bruit sinistre. Rosalie grimaça. Son sort commençait à faiblir, il fallait en finir. Elle ravala une montée de salive brûlante, due aux épines qui s'enfonçaient toujours plus dans sa peau.
Elle devait utiliser ce qu'il lui restait avec parcimonie.
Rosalie fouilla la réserve du regard. Maguel avait disparu entre les étagères, mais elle percevait encore son pas sur la pierre.
Elle s'avança, à son tour silencieuse, se fiant à ce qu'elle entendait. Au bout de la série d'étagères se trouvait la grande table ronde, point central de la pièce. De sa position Rosalie pouvait voir les allées qui lui faisaient face, ou sur les côtés. Désertes.
Elle avança un pas prudent jusqu'à la table, guettant un mouvement. Une grimace déforma son visage. Maguel se cachait dans les ombres. Il ne se privait pas de traquer ceux qu'il désignait coupables, pour fuir dès qu'il devenait la proie.
Rosalie se laissait de ce jeu. Elle ne devait pas lui laisser le temps de rédiger une équation, ou de changer d'avis et de chercher à l'éliminer. Son propre pouvoir ne tiendrait pas longtemps.
Elle s'approcha des étagères sur sa droite. Elle sursauta en croyant distinguer Maguel, mais ce n'était que le mannequin de la danseuse classique.
Elle s'empara d'un pot de sable à modeler et le déversa sur le sol.
– Trouve-le.
Les grains ocre glissèrent dans les rainures du sol. Ils filèrent jusqu'à la danseuse puis choisirent de tourner à droite.
Un cri de rage lui apprit que Maguel se trouvait juste là.
Rosalie s'empara du premier objet venu et fonça. Maguel se fondait dans l'ombre du mur, le sable à modeler enroulé autour de sa jambe.
Rosalie ne s'embarrassa pas à regarder ce qu'elle tenait dans sa main et le jeta vers lui.
– Attaque-le !
Le sachet de billes s'ouvrit au vol. Elles fusèrent sur Maguel, mais le sortilège de Rosalie ne leur permit pas de lui causer autre chose que des bleus. Rosalie se maudit d'avoir gaspillé de la magie pour rien.
Elle n'évita que de peu la riposte de Maguel.
Il avait été débarrassé de ses armes, mais pas de ses connaissances. Rosalie avait tout juste eu le temps de voir une équation maladroite briller sur sa paume métallique.
Une onde vibratoire balaya l'allée. Elle ne causa que quelques brisures parmi les objets, mais suffit à déséquilibrer Rosalie. Sa tête lui tournait, mais elle se dépêcha de ramper loin de Maguel. Elle se réfugia derrière l'étagère.
– Rose !
Elle regarda les jouets à portée de main.
– Rose, je suis désolée, geignit Maguel. Je ne voulais pas te faire de mal.
Bon sang, même ainsi, il continuait de ne pas la prendre au sérieux. Cela pouvait cependant jouer en sa faveur.
Elle était son ennemie, mais aussi sa faiblesse, elle devait se servir de ça contre lui.
Parmi les jouets, elle se saisit d'un couteau de dînette. Elle laissa sa tête retomber contre sa poitrine, pour mimer un malaise.
Maguel se pencha sur elle. Les parties métalliques de son corps grinçaient dans le silence.
– Rose ? chuchota-t-il.
Elle sentait son souffle écœurant contre sa joue.
Elle ouvrit les yeux et lui planta le couteau dans l'œil.
Maguel hurla. Fou de douleur, il se rua contre une étagère qui bascula sous son poids. Rosalie l'évita au dernier moment, ce qui la fit trébucher.
Étalée sur le sol, elle poussa sur ses bras pour se relever. Elle était à bout de force. Vidée par son usage de la magie, une forme trop inédite pour pouvoir la maîtriser sans séquelles.
Maguel cessa de hurler. Il se tenait recroquevillé sur lui-même, la main serrée autour du couteau toujours planté dans son œil.
Il murmurait des paroles que Rosalie ne comprenait pas, mais crut reconnaître des noms.
Ceux qu'il lui avait volés.
– Pourquoi ne viennent-elles pas me sauver... June, Alizée !
Rosalie se figea. Son cœur cessa de battre et sa raison se brisa.
Elle était donc capable de la haïr davantage.
Sa colère se propagea dans sa magie, comme un second souffle. Le collier d'épines palpita contre sa peau, avide. Une gerbe de fumée gonfla dans sa bouche. Elle n'attendait que de se libérer.
Rosalie y comptait bien.
Son corps tremblait sous la puissance magique qui naissait en elle, mais plutôt que d'en avoir peur, elle choisit de l'embrasser.
– June et Alizée, siffla-t-elle, ne sont pas tes Poupées !
Elle se releva. Portée par la fureur, ses jambes lourdes lui semblaient légères alors qu'elle s'avançait vers Maguel. Celui-ci l'ignora, occupé à essayer de retirer l'arme de son visage.
– Regarde-moi ! lui cria-t-elle.
En réaction à ses paroles, les jouets de la réserve pivotèrent tous dans sa direction.
Maguel en fit autant. Rosalie n'éprouva aucune compassion pour le sang sur son visage.
– Elles étaient à moi. À moi ! Tu me les as prises et tu as en fait des monstres ! Tu les as souillées !
Sur les étagères, les jouets vibrèrent.
– À ton tour de voir ce que ça fait.
Pour la première fois, Maguel sembla enfin la voir. Bien trop tard pour lui.
Les jouets fusèrent dans sa direction. Portés par la voix de Rosalie et les équations domptées.
Aveuglé, Maguel ne put échapper à cette masse de bois et de métal, de plastique et de tissus. Les objets en verre se brisaient contre lui, les échardes coupaient sa peau, la soie et le tulle cherchaient à l'étrangler. Une boule à neige éclata contre son épaule, la recouvrant de poudre blanche.
Même gravement blessé, il parvenait à les repousser de ses ondes sonores. Rosalie ne cherchait pas à le blesser. Juste à lui faire connaître la peur et l'amener là où elle le souhaitait.
Enfin, Maguel recula jusqu'au mur. Dos à la danseuse de bois.
– Attrape-le !
D'un geste vif, elle écarta les bras et l'enferma. Maguel se laissa tomber contre elle, la tête dans le creux de son épaule.
La danseuse semblait lui offrir l'étreinte d'une amante passionnée, à laquelle il répondait.
Il ne chercha pas à lutter. Son souffle n'était plus qu'un râle irrégulier. C'était désormais lui qui incarnait le rôle du pantin manipulé.
Rosalie s'approcha. Les tuiles d'une maisonnette craquèrent sous ses pieds.
À le voir ainsi, acculé et vulnérable, sa colère retomba. Elle en était presque contrariée, car sans son concours, elle éprouvait davantage de pitié.
Elle craignait de ne pas arriver à se débarrasser de lui.
Lorsqu'elle arriva à sa hauteur, Rosalie tendit le bras vers le couteau. Un mot de sa part, et lui permettrait de trancher la gorge de Maguel. Ou elle pouvait le laisser agoniser.
Cette idée l'écœura aussitôt, elle se refusait à user de torture.
Il lui faudrait cependant se faire à celle du meurtre. Maguel menaçait sa vie, son pays, lui avait pris Mona et peut-être Amerius, ainsi que June et Alizée. À quel moment était-elle censée le laisser vivre ? Accepter qu'il reste en prison alors qu'elle affrontait la vie tout en craignant qu'il ne le retrouve ?
Elle ne méritait pas ça.
Ignorant sa main moite, Rosalie se saisit du couteau. Elle l'arracha.
Maguel garda les lèvres serrées. Les yeux fixés sur lui, Rosalie fit jouer le couteau entre ses doigts, sans trouver une position qui lui convenait.
Avec raideur, Maguel releva soudain la tête. À nouveau, Rosalie eut cette impression qu'il revenait à la réalité et la regardait pour de vrai.
– Pourquoi es-tu partie ? demanda-t-il dans un souffle.
Elle fronça les sourcils. Parlait-il de sa disparition, durant la première réalité ? Que répondre à cela ? La Mort ne se préoccupait pas de ce genre de questions.
– Parce qu'il le fallait.
Ces mots semblèrent l'atteindre comme aucun de l'avait jamais fait. Sa pupille s’étrécit comme sous l'effet d'une gifle.
– Il le fallait. Moi aussi, j'ai commis des actes nécessaires. Et ça n'a pas suffi. Tu continues de partir.
Déboussolée, Rosalie esquissa un pas en arrière.
– Tu es partie, répéta-t-il.
Il tendit le bras vers elle. Une intense brûlure déchira le ventre de Rosalie. Elle hurla et lâcha son arme. Elle porta les mains à sa blessure, reculant loin de Maguel.
Il venait de lui enfoncer un morceau de verre saupoudré de blanc dans la chair.
Paniquée par le flot de sang qui s'en échappait, Rosalie tenta de le retirer, mais ses mains poisseuses glissaient sur le verre. Elle ne parvint qu'à s’entailler les doigts.
Son dos heurta une étagère. Elle perdit l'équilibre et glissa au sol. Le geste enfonça davantage le verre en elle. La douleur lui brouillait l'esprit.
Elle tenta de se servir de ses pouvoirs, mais le morceau de verre resta inerte. Autour de son cou, la tige se craquela. Elle tomba au sol, asséchée.
Impossible. Rosalie refusait de mourir sans emmener Maguel avec elle. Elle releva la tête vers lui. Il pendait entre les bras de la danseuse, inerte.
Soudain, un grand coup résonna dans la pièce. L'esprit embrumé de Rosalie finit par comprendre que quelqu'un cherchait à enfoncer la porte de la réserve.
Le fracas du métal contre la pierre précéda celui des pas sur le sol.
– Rose !
Amerius. Ses larmes de douleur devinrent celles du soulagement. Il était en vie et allait la sauver.
– Je suis là, gémit-elle.
Il se précipita vers elle et l'entoura de ses bras. Elle inspira son parfum.
Amerius laissa échapper un cri étranglé.
– Rose ! C'est pas vrai, tu...
Elle l'interrompit et désigna Maguel.
– Tue-le ! Par pitié qu'on en finisse pour de vrai, cette fois !
Sa supplique lui arracha ses dernières forces. Sa conscience bascula, son corps ne répondait plus. Amerius la supplia, lui demanda de rester consciente, la serra dans ses bras. Mais elle dut fermer les yeux, et de l’eau vint mouiller sa joue. Elle ne pleurait pourtant pas.
Elle avait avoué à Amerius ce que Mona lui avait raconté. Elle ne lui avait cependant rien dit des derniers mots qu’elle lui avait adressé. Ils n’avaient cessé de la hanter, et revenaient tandis qu’elle perdait connaissance.
Elle avait des regrets et des remords. D’abandonner sa famille et celui qu’elle aimait. De ne pas avoir autant vécu qu’elle ne l’aurait souhaité, d’avoir attendu pour faire plaisir aux autres.
L’histoire reprend toujours son dû.
Rosalie avait survécu plusieurs fois, mais dans la première réalité, elle avait bien péri. L’histoire avait peut-être enfin décidé qu’il était temps.
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