1 - Le Départ

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Il attendait ce moment depuis des jours. Et aujourd’hui, des jours, Jeong en avait mille-vingt-quatre, selon les décomptes du Scientis chargé des Chronologies de l’Équipée.

Deux jours à la puissance dix.

Si cet âge remarquable sonnait la fin de son enfance, pour Jeong il signifiait surtout la fin de l’école et de ses contraintes.

Depuis ses cinq-cent-douze jours (deux à la puissance neuf), le garçon peinait à suivre les leçons fastidieuses dispensées par les Scientis. Ce n'était un secret pour personne : il n’était doué ni pour apprendre, ni pour comprendre, et jamais ilIlIl attendait ce moment depuis des jours. Et aujourd’hui, des jours, Jeong en avait mille-vingt-quatre, selon les décomptes du Scientis chargé des Chronologies de l’Équipée.

Deux jours à la puissance dix.

Si cet âge remarquable sonnait la fin de son enfance, pour Jeong il signifiait surtout la fin de l’école et de ses contraintes.

Depuis ses cinq-cent-douze jours (deux à la puissance neuf), le garçon peinait à suivre les leçons fastidieuses dispensées par les Scientis. Ce n'était un secret pour personne : il n’était doué ni pour apprendre, ni pour comprendre, et jamais il ne deviendrait lui-même un Scientis. Point final.

Jeong avait donc pris une décision. Au retour de son pèlerinage, il demanderait à intégrer une guilde de travailleurs.

Mais avant de revenir, il fallait partir, et avant de partir, il y avait la cérémonie du Départ.

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Il en avait rêvé, elle se passa comme dans un rêve.

Des formules creuses ânonnées par un Scientis mal réveillé, quelques tapes dans le dos de la part de son père, les regards envieux des filles et des garçons plus jeunes que lui, les sourires narquois des plus âgés qui étaient déjà passés par là... et tout fut terminé.

Les cérémonies paraissaient toujours plus longues quand il s’agissait de celles des autres. La dernière en date marquait les mille-vingt-quatre de Soo, la fille du Scientis Kim. Elle était partie quelques semaines plus tôt vers l’Amont, seule avec son balluchon, son bâton de faux-chêne, son grand chapeau et ses grands airs, en quête de sa borne de sa naissance. Elle était revenue le lendemain soir, fatiguée mais fière. Et toujours aussi hautaine.

Étant né peu après Soo, Jeong allait se rendre au même endroit ou presque, à quelques cinquante-six kilomètres de là.

Sauf que lui, il irait bien plus loin. Il n'en avait parlé à personne, mais il avait décidé qu'il marcherait jusqu’à ce fameux océan dont les adultes parlaient avec émotion. Ensuite, pourquoi pas, il pousserait jusqu’à la borne de naissance de son père, trois fois plus loin que la sienne… Son père qui, en son temps, avait atteint la borne de son propre père, Youri, au pied des mythiques montagnes de l’Est.

En parlant de Youri : le vieillard fit une apparition surprise à la toute fin de la cérémonie pour saluer son petit-fils d’une main maigre et tremblante. Il n’en avait plus pour très longtemps, disait-on à mots couverts. La fournaise des longs-jours l’affectait de plus en plus. Si la chaleur ne le tuait pas bientôt, c’est le froid cruel d’une quarte-nuit qui s’en chargerait et qui glacerait sa carcasse à tout jamais.

Ainsi va la vie. S’adapter ou mourir, tel était le motto de l’Équipée ; la vieillesse marquait simplement la fin de l’adaptation.

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Quand Jeong se retourna, à la sortie du Village, il constata avec une pointe d’amertume que la plupart des spectateurs s’étaient déjà éclipsés. Seuls sa mère et quelques enfants le regardaient partir, leurs respirations formant un panache de vapeur dans l’air congelé.

Un peu plus loin, son père s’éloignait en compagnie d’autres Porteurs. Ils allaient dans la direction opposée, vers la Cloche qui les attendait dans la lumière pâle du petit-matin, tout au bout d’une longue ligne droite.

Tout au bout d’une route que l’Équipée traçait, mètre par mètre, en défrichant plantes et arbres, en ôtant les rochers ou en les brisant sur place, et en bâtissant parfois des ponts éphémères capables de supporter la masse énorme de la Cloche.

Une route que Jeong, le temps de son pèlerinage, allait emprunter à rebrousse-temps.

Le garçon n’en voulait pas aux siens de retourner aussi vite à leurs occupations. Son pèlerinage tombait mal, voilà tout. Ce matin, le Village entier allait être démonté et transporté deux ou trois kilomètres plus loin. Tout le monde serait de corvée pour que le déménagement soit achevé avant les fortes chaleurs du prochain long-jour.

Jeong connaissait par cœur le rythme de l’Équipée. Deux mois plus tard, si tout se passait bien, la Cloche aurait rejoint le nouvel emplacement du Village. Puis elle le dépasserait, un mètre après l’autre, dix mètres par quart-de-jour en moyenne. Et quand enfin les allers-retours entre le colosse de métal et le Village prendraient trop de temps, le Conseil déciderait de déplacer les huttes vers l’Aval. Et un nouveau cycle commencerait.

Il en était ainsi depuis des générations, et il en serait encore de même pour longtemps, à en croire les Cartographes. En effet, la destination ultime de l’Équipée se trouvait loin, très loin à l’ouest. Si loin que Ceux-de-l’Ouest, chez qui elle se rendait, ne venaient pas souvent voir sa progression.

Ce qui attendait l’Équipée : des centaines et des centaines de kilomètres de terrains accidentés, des forêts, des steppes... et surtout des marécages.

Jeong vivrait peut-être assez longtemps pour affronter le début de ces terribles épreuves. Les Scientis prétendaient que le voyage en serait facilité, avec un « radeau » qui porterait la Cloche en glissant parmi les joncs ; cependant Jeong entendait souvent son père affirmer le contraire. Sans prises solides, les Porteurs auraient du mal à tirer ou à pousser ce radeau, et si jamais la Cloche tombait dans la vase… Horreur ! C’en serait fini de l’Équipée. Certains Porteurs voulaient carrément contourner cette zone, quitte à perdre dix ans.

Un jour, Jeong irait voir de ses propres yeux ces marais, à cent kilomètres à l’ouest – des années dans le futur de l’Équipée.

Un jour. Pour le moment, ses pas le menaient dans la direction opposée. Dans le passé.

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Son euphorie ne retomba pas tout de suite.

Jeong avala les kilomètres quasiment au pas de course. Il voulait distancer les glaneurs qui allaient bientôt se disperser dans la plaine à la recherche de nourriture. Et tant qu’il était en territoire connu, il estimait que son pèlerinage n’avait pas véritablement commencé.

Comme tous les membres de l’Équipée, il savait se déplacer longtemps et vite, c’était une question de survie.

Heure après heure, il reconnut les anciens emplacements du Village. L’espace bruni près d’une grosse doline remplie de glace, la butte couronnée d’un rocher en forme de poing, la rivière et sa plage de galets – il y retournait parfois se baigner avec ses amis. À chaque fois, il reculait de cinq ou six mois.

Des bornes se dressaient de loin en loin, signalées par des piquets solitaires. Elles marquaient les naissances, les morts, et les nombres symboliques de la progression de l’Équipée.

Jeong venait justement de croiser celle des huit-cents kilomètres. Il se souvenait très bien de cette étape, et de la grande fête qui avait suivi, la plus importante qu’il ait connue dans sa courte vie. C’était il y a quatre ans. Ou vingt kilomètres : les notions de temps et de distance étaient interchangeables dans l'esprit du jeune garçon.

Il pressa le pas. Enfin, la familiarité des lieux s’estompa lentement, en même temps que les dernières brumes glaciales du petit-matin.

Et quand le soleil, au tiers de son ascension, perça enfin la chape crayeuse du ciel, Jeong ne reconnaissait plus vraiment le paysage autour de lui.

Sous l’effet de la lumière dorée, les bulbes s’ouvrirent en corolles turquoise, bronze ou céladon, et ce fut le grand-matin.

L’Équipée et ses défricheurs étaient passés par là quelques années plus tôt, tirant à travers la plaine un trait large de cinq mètres sur lequel, hormis des tiges-à-paille, rien n’avait repoussé.

Il faudrait un siècle de plus aux palmes et aux faux-chênes pour recouvrir le chemin. L’évolution avait privilégié la lenteur, dans ce monde qui ne pardonnait pas aux irréfléchis. Le rythme patient de l’Équipée ne reflétait rien d’autre qu’une adaptation réussie.

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Le paysage était plutôt monotone dans la région.

Des bosquets épars s’intercalaient entre de grandes plaques de roche nue, creusées de dolines et de rigoles, jonchées de blocs erratiques. Des fossés pleins d’herbes et de boue striaient la plaine uniforme. Parfois, un début de vallon entre deux semblants de collines accueillait un ruisseau qui finissait bruyamment dans un aven ceint de roseaux.

Jeong avait hâte de rejoindre son lieu de naissance qui se trouvait, selon ses parents, sur une haute ligne de crête que l’Équipée avait empruntée pour éviter le piège des tourbières.

La marche est propice à la réflexion. Jeong, s’il ne réfléchissait pas assez vite selon ses professeurs, était néanmoins capable de dérouler ses pensées longtemps, ce qui l’emmenait loin pour quelqu’un de son âge.

Au retour de son pèlerinage il allait devoir se choisir un métier. Il savait déjà qu’il ne serait pas Scientis : les Logiques, les Cyclopédiques, les Cartes, le Savoir Lektronique des Anciens, il les laissait volontier aux autres ! Jeong voulait de l’action.

Très jeune, il s’était mis en tête qu’il serait Porteur, comme son père. Mais ce dernier l’avait clairement découragé. Son fils n’avait pas le physique adéquat, et il ne l’aurait jamais.

Restait le métier de Traceur. Couper des arbres, bouger des roches, aplanir… Certes, ce n’était guère passionnant, mais, comme son père lui faisait remarquer, « tu laisseras ta marque sur Coriolis, et tu feras fonctionner ton cerveau ». Pas comme les Porteurs, des brutes qui arrachaient la Cloche du sol dans un grognement collectif, faisaient quelques pas, puis la reposaient pour soulager leurs muscles tétanisés. Avant de recommencer, encore et encore. Bien sûr, ils utilisaient parfois des rondins pour faire rouler la plate-forme, mais souvent le sol était bien trop inégal malgré les efforts des Traceurs.

Les Scientis avaient calculé qu’on perdrait trop de temps à construire une route parfaitement plane. « La route ne servira qu’une fois », répétaient-ils quand le Conseil devait décider s'il fallait éliminer un obstacle ou le contourner.

En vérité, la route servait encore plusieurs années. Elle servait aux pèlerins comme Jeong qui retournaient aux sources, telle un cordon ombilical courant à travers l’immense continent.

Perdu dans ses pensées et dans les hautes herbes, le jeune garçon ne se rendait pas compte que le sol s’élevait lentement sous ses pieds.

Soudain, le rideau végétal s’ouvrit sur une grande colline que le chemin attaquait par le flanc. La fameuse crête ! Oui, il s’en souvenait, maintenant, quoique vaguement. Sa prime jeunesse s’était écoulée ici, dans cette longue descente qu’il allait devoir remonter.

Il était presque arrivé.

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Quelques heures plus tard, il était à genoux devant sa borne, une pierre pointue portant son nom et les chiffres "764.750".

Voilà. C’en était presque décevant. Une douzaine d’heures de marche, cinquante-six kilomètres pour ça. Et dire qu'on en faisait toute une histoire !

Le garçon récita vite fait les prières du Serment avant de se lever pour reprendre la route. La véritable aventure pouvait maintenant commencer.

Il jeta un dernier regard autour de lui. Le soleil avait presque atteint le zénith et brillait à présent de mille feux. Jeong savait qu'il était censé se chercher un abri sous un arbre pour s’y reposer quelques heures avant de reprendre la direction du Village, vers l'Aval. En général, on ne se déplaçait pas pendant le jour-à-dormir : on y dormait, comme le nom de ce quart-de-jour l’indiquait.

La facilité avec laquelle il avait retrouvé sa borne de naissance avait donné des ailes au jeune pélerin. Il était résolu à marcher au moins jusqu’au long-jour.

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