2 - L'Étoile
Il marchait encore quand les premiers mirages de chaleur dansèrent autour de lui.
Au milieu du long-jour, vaincu par la torpeur et la fatigue, Jeong se réfugia dans un bosquet en forme de cône pour y dormir. Il se réveilla souvent pour boire au petit trou d’eau caché au cœur de la végétation, en prenant bien garde de ne pas avaler par accident les insectes qui s’y noyaient, ou les larves prédatrices et indigestes qui guettaient sous la surface.
Lui-même ne risquait rien de la faune locale : les humains n'avaient pas de prédateur sur cette planète. « Coriolis est jeune », affirmaient les professeurs. Jeong ne savait pas s’il fallait prendre cette assertion au premier degré. Il soupçonnait les Scientis d’être aussi ignorants que lui, même s’ils agrémentaient souvent leurs discours de termes fumeux comme "géologie" ou "écosystème".
Les vieux schnocks invoquaient systématiquement le Savoir des Anciens quand on leur posait une question dérangeante.
« Qu’est-ce qu’un animal ? » demandaient par exemple les jeunes élèves à qui l’on enseignait que « Coriolis n’a pas de gros animaux terrestres, seulement des proto-insectes et des poissons ». Ils recevaient toujours des réponses chimériques.
Jeong doutait que ces animaux n’eussent jamais existé, bien qu'il restât au Village quelques vieillards chenus qui prétendaient en avoir vu des représentations sur la dernière Tablette de Savoir avant que cet appareil ne s’éteignît définitivement (malgré tous les efforts des Scientis pour le faire revivre.)
Ces Tablettes, et toutes les autres reliques lektroniques, étaient soigneusement conservées dans un coffre. Les Scientis attendait qu’un de Ceux-de-l’Ouest vînt les réparer, comme ça s’était déjà fait dans le passé.
Le dernier visiteur de ce peuple avait promis qu’il reviendrai avec des outils adéquats. Cela faisait déjà cinq ans. Le père de Jeong disait – mais pas trop fort – que Ceux-de-l’Ouest avaient abandonné l’Équipée.
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Ce soir-là, alors qu’il venait juste de sortir du bosquet et qu’il s’étirait à s’en faire craquer les os, debout face au crépuscule violet, Jeong remarqua une étoile nettement plus brillante que les autres, qu’il ne connaissait pas et qui, comble de l’étrangeté, se déplaçait en ligne droite vers le couchant.
Il pensa d’abord que c’était une luciole, mais sa trajectoire était trop régulière, son éclat trop vif et précis. De plus, il y avait dans sa lenteur quelque chose de solennel qui soufflait à l’esprit que l’objet volait haut, très haut dans le ciel, beaucoup trop haut pour un insecte. Une étoile, donc.
Jeong observa la course de l’astre vagabond parmi ses consœurs immobiles. Il en était encore à se perdre en conjectures quand l’éclat de l’étoile s’estompa graduellement, comme un brandon qui s’éteint. Elle disparut en plein vol bien avant de rencontrer la ligne noire de l’horizon.
Voilà quelque phénomène qui aurait intéressé les Scientis, songea le jeune pèlerin avant de rassembler ses affaires pour repartir de l’avant.
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Le jeune garçon marcha toute la prime-nuit, en ne s’arrêtant que pour manger du pain sec et des fruits collectés dans le bosquet.
Son allure resta modérée. La chaleur résiduelle montait des rochers comme une marée invisible, avec son humidité génératrice d’éclairs. Tout effort devenait vite pénible.
Surtout, le contraste était aveuglant entre le ciel crépusculaire, rose vif, et l’obscurité installée sous l’horizon. Jeong devait scruter le sol à la recherche de trous ou de lianes traîtresses. Fort heureusement, la multitude de plantes phosphorescentes qui régurgitaient la lumière accumulée durant le jour lui facilitait la tâche. Le chemin sinuait comme un ruban noir sur un tapis luminescent.
C’était la nuit des bruits. Les craquements des pierres soulagées de l’étau de la fournaise, les soupirs des plantes en pleine recomposition, ou les bourdonnements des proto-insectes à la recherche de miellat. Là-haut, des éclairs vifs mais silencieux nervuraient la voûte céleste par centaines.
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Un peu plus tard, Jeong revit une étoile qui filait d’une manière très semblable à la première : même direction, même vitesse, même éclat. Du coup, c’était peut-être la même qui faisait le tour du monde, tout simplement – le monde étant rond, selon les Scientis.
Sauf que… en y regardant bien, elle était accompagnée d’un autre astre, beaucoup moins lumineux, mais qui suivait exactement le même chemin, à une rognure d’ongle près.
Le temps que le duo traverse le ciel d’est en ouest, Jeong avait acquis la certitude que la petite étoile s’était éloignée de la grosse.
Il effaça très vite de sa mémoire ce détail sans importance.
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Il n’y a pas de règle infaillible pour reconnaître le début de la nuit-à-dormir.
En général, il fait doux, le crépuscule est terminé depuis plusieurs heures et il n’y a plus de phosphorescence ambiante. L’Équipée disposait encore d’horloges précises, aussi tout le monde savait-il quand il fallait aller se coucher sans devoir évaluer la lueur des plantes.
Mais le meilleur indicateur reste encore l’envie de sommeil. Épuisé comme jamais, Jeong jugea qu’il était grand temps de se trouver un endroit où se pelotonner pour dormir.
À ce stade des nuits, un creux rempli de tiges-à-paille fait largement l'affaire, mais c’est encore mieux sous les larges palmes d’un cornu. La nuit-à-dormir se termine en effet sans ambiguïté : par une averse drue et soudaine, conséquence du refroidissement des masses atmosphériques.
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Jeong fut sur pied dès les premiers "plops" des gouttes d’eau sur le feuillage.
Plongé dans un noir d’encre, loin de l’Équipée, le jeune garçon ressentit enfin le mal du pays.
Sa gorge se noua en pensant à sa mère, à son père, à ses amis qui étaient en train de siroter leur thé sous les confortables auvents des huttes, et qui profitaient de cette immobilisation forcée pour ne rien faire sinon discuter, ou méditer.
Un moment précieux, car dès que la pluie cesserait tout le monde se remettrait à la tâche, quoique avec lenteur. La tierce-nuit était consacrée aux travaux n’exigeant ni précision ni attention, à la seule lueur des torches.
Et la Cloche avançait, évidemment, même si c’était peu.
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Jeong n'attendit pas la fin de l’averse pour se remettre en route. Il ajusta la sangle de son chapeau avant de quitter son abri.
L'obscurité régnait. Le garçon en fut réduit à tâtonner du pied et de son bâton pour rester sur le chemin vaguement délimité par des monticules de pierres ça et là. Le risque de s'égarer n'était pas nul, toutefois il préférait encore tenter sa chance que de rester à ne rien faire sous le feuillage du cornu.
À eux seuls, ses vêtements ne l’auraient guère protégé de la pluie. Son chapeau à larges bords, aussi imperméable que possible, était de loin son accessoire le plus important. Vital, même. Être trempé au cœur des nuits, à des kilomètres d’un véritable abri, voilà le cauchemar du voyageur. Un dicton disait bien : « Tierce sans chapeau, Quarte au tombeau ».
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Le rideau de pluie se leva enfin sur un ciel essoré, magnifique de profondeur et de pureté.
Tout redevint silencieux, hormis le gargouillis des ruisseaux qui se tarissaient rapidement entre les plaques rocheuses, tantôt cascadant vers les nombreux lacs qui parsemaient le plateau, tantôt disparaissant dans le sous-sol de type karstique (encore un mot des Scientis).
Jeong adorait marcher durant la seconde moitié de la tierce-nuit, avec comme seule lumière celle, délicate, de la Voie Lactée qui barrait le ciel. On appelait cette dernière la Massette, car elle évoquait un peu une massette de jonc, blanche et boursouflée, qu’on aurait posée sur une plaque de basalte.
On y voyait suffisamment pour ne pas trébucher sur les obstacles, et la température fraîche était propice à de longues foulées énergiques. Seule la boue – heureusement peu profonde, sauf dans les trous – venait quelque peu gâcher le plaisir.
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Une borne informa Jeong qu’il avait parcouru près de trente kilomètres depuis le début des nuits.
Le garçon connaissait par cœur l’emplacement et la description de tous les abris recensés par l’Équipée durant les cinquante dernières années. Ce savoir faisait partie de l’enseignement obligatoire. On ne laissait jamais partir un pèlerin sans lui faire répéter cette longue liste détaillée.
Les heures passèrent. Le froid devenait plus mordant. Des rafales de vent transpercèrent la tunique pourtant épaisse de Jeong qui hâta le pas pour se réchauffer, mais aussi pour arriver à la légendaire grotte de Lupercal avant la quarte-nuit.
Une génération plus tôt, l’Équipée avait fait de cette immense cavité géologique son foyer durant un an. Un endroit si confortable que les nomades y étaient restés le plus longtemps possible, quitte à faire des allers-retours de plus en plus longs pour rejoindre la Cloche qui continuait d'avancer jour après jour.
La grotte avait ensuite servi de refuge aux pèlerins, avant que les visites ne se fassent de plus en plus rares à mesure qu’elle s’éloignait dans l’espace – et le temps.
Dorénavant elle appartenait à un passé révolu, presque deux fois l’âge de Jeong ! Dormir dans cette célèbre grotte faisait partie des objectifs de son pèlerinage. Il ne voulait pas passer la quarte-nuit ailleurs.
La température baissait à vue d’œil, littéralement : les tubulaires se racornissaient, les palmes des cornus s’enroulaient vers leurs troncs. Là-haut, les étoiles disparaissaient une à une, et les plus brillantes se nimbaient d’un halo sinistre. Les nuages de glace se formaient. Et ils allaient bientôt tomber du ciel.
La peur au ventre, Jeong se mit à courir. S’il se laissait surprendre par le blizzard il ne verrait même plus ses pieds. Il louperait l'emplacement de la grotte. Il mourrait gelé, à moins de découvrir un bosquet de faux-chênes suffisamment dense pour le protéger. Mais pour cela il aurait fallu quitter le chemin, ce qui était encore plus risqué. Il continua donc tout droit.
Il poussa un cri de joie en apercevant la pierre taillée, une colonne pâle et haute comme deux hommes. L’entrée de la grotte se trouvait à moins de vingt mètres.
À l’aveuglette, il descendit dans le goulot d’où montait une brise tiède, tandis que dans son dos le vent dardait ses premières aiguilles de glace. Il s’en était fallu de peu.
Jeong ne raconterait sa mésaventure à personne. On le jugerait idiot d’avoir marché jusqu’au seuil de la quarte-nuit alors qu’il aurait pu s’abriter plus tôt dans d’autres refuges, moins chauds et moins fameux, certes, mais des refuges quand même.
À la lueur d’une torche, le garçon inspecta les lieux. Des indications sur les parois le guidèrent jusqu’à la salle principale, une immense cavité encore aménagée de bancs, de plans de travail et de litières.
Il s’installa finalement près d’une fontaine, au pied d’un rocher couvert de graffitis et de noms de pèlerins, et s’endormit aussitôt sur le sable tiède.
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Quand Jeong rouvrit les yeux, sa torche s’était éteinte depuis longtemps.
Après quelques secondes de panique – où était-il ? – il se rappela la marche forcée, le blizzard, la grotte. Tant bien que mal, il badigeonna sa torche de sève et la ralluma à l’aide de son claque-silex, puis il remonta à la surface dans le matin laiteux et glacial.
Il ramassa des tiges-à-paille pour en faire un feu sur lequel il fit cuire des pommes de tubulaires, ridées et délicieusement sucrées. La vie était belle. Une nouvelle journée allait commencer, la deuxième de son Pèlerinage, et il avait déjà parcouru plus de cent-vingt kilomètres. À ce rythme, il estima qu’il atteindrait l’océan avant le jour-à-dormir.
Mais il ignorait encore qu’il ne contemplerait jamais ce spectacle chanté par les bardes de l'Equipée.
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