3 - Les Étrangers
Il ne les vit qu’au dernier moment, quand il fut presque sur eux.
C’était la fin du long-jour, avec ses ombres trompeusement étirées et son camaïeu de jaunes orangés.
À sa décharge, Jeong se croyait seul à des dizaines de kilomètres à la ronde. Dans un monde où ne vivaient que deux cents personnes environ – en exceptant Ceux-de-l'Ouest qui, d’après son père, ne quittaient plus leurs montagnes – Jeong n’avait pas besoin d’être vigilant.
Mais de toute évidence son père avait tort. Il arrivait encore à Ceux-de-l'Ouest de voyager, et loin à l’est !
Le jeune garçon ne douta pas un instant d’avoir devant lui deux membres de cette fameuse tribu qui possédait une Cloche identique à celle de l’Équipée. Une tribu cousine, jadis nomade elle aussi. Jadis, car Ceux-de-l’Ouest n’avaient plus bougé leur Cloche depuis des années, attendant dans l'oisiveté que l'Équipée les rejoigne.
Tout d'abord, il ne comprit rien à leur façon tarabiscotée de parler, et à leur drôle accent. Puis son oreille attrapa le rythme et les inflexions. Les sons émis par les étrangers devinrent des phrases sensées, bien qu’énigmatiques.
Jeong n'était pas du genre bavard. Il les écouta patiemment et n'ouvrit la bouche que pour répondre – oui ou non – à leurs questions sans queue ni tête.
Les étrangers se regardaient entre eux quand Jeong affichait son ignorance. L'un d'eux était une femme plutôt âgée, bien qu’elle ne ressemblât en rien aux seules vieilles qu’il connaissait au Village, des mégères fripées, voûtées et grimaçantes. Elle était vêtu d’un uniforme gris pâle qui moulait parfaitement son corps aux courbes troublantes.
Ignorant les regards en biais du garçon, la femme s'arrêta pour boire longuement dans un ustensile lisse et brillant, du genre de ceux que les Scientis conservaient dans leurs coffres à Reliques, puis elle reprit son interrogatoire.
– Et si je te disais que nous venions des étoiles… le croirais-tu ?
– Des étoiles ? Comme les Anciens ?
La femme parut soulagée. Elle se tourna vers l’homme.
– Au moins, ils n’ont pas perdu ce savoir. C’est important.
Elle avait réveillé la curiosité de Jeong qui lui reposa sa question :
– Alors quoi ? Vous venez vraiment des étoiles ? Pas de l’Ouest ?
– Oui, nous venons… de là-haut. (Elle hésita longuement avant de poursuivre). Et nous avons connu tes ancêtres.
– Mes quoi ? Ah, vous voulez dire les Anciens ? Ce n’est pas possible, ça fait trop longtemps !
– Disons pour simplifier que nous sommes partis ensemble d’une autre planète – tu sais ce qu’est une planète ? Oui ? Bien. Nous sommes partis peu de temps après eux, mais, pour des raisons techniques, nous avons dû prendre un chemin différent. Ceux que tu appelles « Anciens » ont débarqué sur ce monde les premiers, tandis que nous, qui avons fait un grand détour, venons juste d’arriver.
– Impossible. Les Anciens sont morts il y a des siècles ! Et vous, vous n’êtes pas assez vieille. Pas à ce point.
– Tes "Scientis" comprendront peut-être ce que je vais essayer de t’expliquer. C’est un effet bien connu de la Relativité (La femme attendit quelques secondes que Jeong réagisse, mais apparemment le garçon ne connaissait pas ce terme.) Nous avons passé dans l’espace deux années de plus que l’autre vaisseau – celui de tes ancêtres –, à une vitesse telle que… bref, nous avons vieilli moins vite, beaucoup moins vite.
– Vous êtes des Scientis ? Eux aussi racontent des histoires à dormir debout.
– Ce serait trop long à t’expliquer. (La femme changea de sujet.) Mais dis-moi, cette route que vous avez tracée, à quoi sert-elle ?
Jeong fronça les sourcils. Il avait du mal à croire qu’on puisse tout ignorer de l’Équipée. Mais si ces étrangers disaient vrai, ils ne pouvaient pas savoir comment ça se passait, dans la vraie vie.
Il leur raconta donc la Cloche, les Traceurs, les Porteurs, le pèlerinage, Ceux-de-l’Ouest...
La femme l’interrompit. Ses yeux brillaient.
– Ceux-de-l’Ouest ?
– Oui. Ils ont l’autre Cloche.
– L’autre cloche ! (Elle regarda brièvement son compagnon avant de reprendre.) Vivent-ils loin d’ici ?
– Évidemment ! Sinon l’Équipée serait déjà arrivée. Les Cartographes disent que ça prendra encore cent ans pour rejoindre les montagnes qu’on voit là-bas
Il tendit la main vers la ligne bleue pâle couronnée de blanc, très loin à l’ouest, au-delà du tapis brun de la plaine. L’Équipée devait se trouver quelque part au milieu de cet espace immense. Jeong en ressentit des frissons. Depuis son départ, il n’avait jamais regardé en arrière.
– Et… d’où vient votre Équipée ? insista la femme. Depuis combien de temps transportez-vous cette cloche à travers le continent ? Combien de kilomètres ?
Jeong faillit éclater de rire devant cette question stupide. Au lieu de cela, il leur montra la borne sur laquelle l’homme était assis :
– Bah, c’est écrit là-dessus : 685 ! Les Scientis disent que l’Équipée parcourt quatre kilomètres par an, en moyenne, mais dans le passé (il montra cette fois l’est et les petites montagnes qu’avait franchies la génération de son arrière grand-père) on allait moins vite, à cause des forêts et des ravins.
L’homme intervint :
– C’est quoi, pour toi, un an ?
Jeong récita spontanément sa réponse, comme si c’était une leçon à restituer à ses maîtres :
– Un an-de-Terre, c’est 86 jours. Mais un an-soleil, avec les étoiles qui font le tour du ciel et tout ça, c’est 123 jours. Moi j’ai maintenant 1025 jours.
– Vous vous servez donc des unités standards. Je suppose que c’est parce que vous n’avez pas de saisons pour marquer le temps long.
– Pas de quoi ?
– Cette planète suit une orbite quasi circulaire, et son axe de rotation n’est pas inclinée sur le plan de l’écliptique. Votre "année-soleil" étant imperceptible d’un point de vue climatique, vous mesurez encore en années standards.
– Je ne comprends rien. C’est quoi "climatique" ?
– Ça n’a pas d’importance, coupa la femme en jetant un regard autoritaire à l’homme.
Les deux étrangers s’éloignèrent ensuite d’une dizaine de pas, comme s’ils ne voulaient pas que Jeong les entende. Peine perdue, car le garçon avait une ouïe excellente, développée par des années de chasse aux gribots, une espèce de cigales qu’on fait frire dans du beurre de palmier.
– Ils trimbalent un des deux tambours de Coch depuis tout ce temps ! s’exclama l’homme. Bon Dieu ! Un objet qui fait des tonnes ! Mais pour commencer, comment les tambours se sont-ils trouvés séparés l'un de l'autre ?
– Je suppose que l’entrée dans l’atmosphère s’est mal passée. Et qu’un des modules s’est détaché plusieurs centaines de kilomètres avant que le reste de la grande navette ne s’écrase dans ces montagnes là-bas, avec l’autre tambour.
– Alors pourquoi n'ont-ils pas utilisé la petite navette pour récupérer les tambours ? Et le Subaru en orbite, qu’est-il devenu ?
– Ils ont dû mettre beaucoup de temps à localiser les tambours. Et quand ils ont réussi, la navette ne fonctionnait plus. Ou bien… elle aussi s’est écrasée. N’oublie pas que la mission ne devait durer que quelques mois, le temps de mettre en place un tunnel V entre ici et l’humanosphère.
– Et ils auraient décidé de transporter la moitié d’un dispositif de Coch sur un brancard, à pied, dans des conditions météorologiques extrêmes ? Comment ont-ils pu en arriver à …
– Je n’en sais rien ! s’emporta la femme. Peut-être y a-t-il eu peu de survivants, peut-être ont-ils....
Sa voix se brisa tandis que son regard se perdait dans le lointain. Elle reprit :
– Tu te rends compte, Evon, que ce n’est plus une simple enquête que nous allons devoir mener, mais un travail d’historiens ? Tout ceci s’est passé il y a des siècles. Des siècles ! Le commandant Yun n’était pas un idiot, loin de là. Ses officiers non plus. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Les survivants se sont débrouillés du mieux qu’ils ont pu. Quand ils ont compris qu’ils ne pourraient plus compter sur la technologie, ils ont jeté les bases d’une culture à même de transmettre le plus longtemps possible leurs connaissances scientifiques. Et dans quel but ? Celui de mener à bien leur mission première, fût-ce avec mille ans de retard. Regarde ce gamin : une dizaine de générations le séparent de l’équipage du Subaru. Il représente un rejeton perdu de l’humanité, et pourtant il sait encore à peu près d’où il vient. Et à l’en croire, il y en a d’autres que lui qui en savent bien plus, ces fameux "Scientis"… Je trouve cela incroyable !
Le dénommé Evon fit la moue.
– Attendons de les rencontrer avant nous enthousiasmer. Que feront-ils quand nous leur demanderons de nous laisser nous occuper des tambours ?
– Nous verrons bien. Chaque chose en son temps.
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Les étrangers proposèrent ensuite à Jeong de l’accompagner jusqu’à l’Équipée à bord de leur "navette" qui se trouvait à une certaine distance de la route.
Le garçon n’hésita pas longtemps. Prendre le chemin du retour contrariait ses plans, mais d’un autre côté, il allait tirer un énorme prestige d’être le découvreur des voyageurs de l’espace – qu’ils le soient véritablement ou non, et l’idée de voler l’excitait au plus au point.
Le soleil était encore à quatre doigts au-dessus de l’horizon, ce qui laissait deux heures avant la nuit et sa douceur bienvenue. Les étrangers avaient décidé d’attendre le matin (« quel matin? », avait naturellement demandé Jeong) pour entreprendre le voyage jusqu’à l’Équipée.
L’homme, tout en s’éventant à l’aide d’une feuille oblongue et rousse, regardait Jeong qui mesurait la hauteur du soleil, le bras tendu.
– Quelle chaleur éouvantable ! s’écria-t-il. Et dire qu’il fera bientôt –30 degrés ! Mais comment avez-vous pu vous adapter à ce cycle dément de 101 heures, avec ces nuits qui durent près de cinquante heures ?
Jeong n’avait pas la moindre idée de ce que l’autre racontait. L’étranger continua dans sa lancée.
– C’est de la folie d’envoyer un enfant de douze ans seul dans la fournaise et le froid polaire. Y a-t-il déjà eu des pèlerins qui ne sont pas revenus ?
Voulait-il dire « qui sont morts » ? Jeong supposa que oui.
– Un oncle-mère. Il a été retrouvé gelé à trente kilomètres de l’Équipée. Tout le monde dit qu’il n’a pas eu de chance, vu qu’il s’est cassé une jambe. Mais on dit aussi qu’il l’a mérité : au lieu d’attendre de guérir ou qu’on vienne le chercher, il a essayé de marcher et il s’est fait surprendre par la quarte-nuit dans une zone sans abri. S’adapter ou mourir.
– Mais comment aurait-il fait pour se nourrir et s’abriter ?
Jeong leur expliqua les palmes, les faux-chênes, les tubulaires, les insectes, les grottes et les trous d’eau, patiemment, comme à des imbéciles. Ce qu’ils étaient vraisemblablement, surtout l’homme qui s’éventait avec une feuille de brûle-moi et ne voyait même pas que sa main devenait écarlate.
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Ils discutèrent jusqu’aux nuits tombantes.
À la grande surprise de Jeong, les étrangers décidèrent de dormir moins d’une heure après le coucher du soleil. Ils étaient très fatigués, dirent-ils. Apparemment, là d’où ils venaient, on se couchait à la prime-nuit !
Quelle bêtise, décréta le garçon qui, de son côté, avait horriblement faim – il avait recraché la nourriture infecte que lui avaient proposée les voyageurs.
La sève allait bientôt couler des tubulaires et attirer son lot de colibrillons à la chair tendre et salée. Avec un tubercule de tourne-pain, ça ferait un excellent repas. Jeong en avait vu quelques pousses, un peu plus loin sur la route.
Dès que les étrangers eurent disparu sous leur tente argentée, il se leva de son rocher pour se rendre d'un pas guilleret à l'endroit en question.
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