Sans peau

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Elle est née sans peau.

On savait que la mwasi moto paierait le prix de sa méchanceté. La femme du chef avait lancé son etumba sur les traces de mabé pembé, l'albinos, le protégé silencieux de la chamane.
Les menaces ne sont pas vaines quand elles sont portées par une ensorceleuse comme mama Toubou.

En principe, la mère Toubou n'est pas une sorcière de magie noire, ce qui ne veut pas dire qu'elle la méconnaisse. Et Badou est comme son petit, c'est sans doute pour cela qu'elle s'en est pris à une innocente à naître. En vérité, qui connaît les intentions de Toubou ?
On chuchote qu'elle est un ange de justice et qu'elle a mille ans.
Chaque habitant du village la connaît. Les plus vieux ne se la rappellent pas enfant.
Quant aux morts, ils ne parlent pas... enfin pas de Toubou.
Elle inspire le respect et la crainte, son bâton a châtié d'innombrables derrières, mais ceux qui s'en souviennent savent bien qu'elle avait raison.
Alors ce bébé sans peau condamne plus la femme du chef que la sorcière.

Sans peau, autant dire qu'elle n'a que quelques heures à vivre et sa laideur est insupportable. Elle gît sur la couverture abandonnée dans les déchets de la délivrance.
La mwasi moto crie encore d'horreur quand Toubou entre dans la case opulente.
Trois autres femmes regardent la pauvre chose sur le sol. Une membrane, vestige d'un épiderme, protège mal le nouveau-né, mais empêche les écoulements de son corps.

Toubou entre sans un mot. Elle enveloppe l'enfant dans un rectangle de vélin précieux et repart aussitôt. Dans son dos, la reine Chinaca grince : « Sors par la cache ! Personne ne doit savoir ! ».
Le bébé ne fait pas un bruit, son regard est perdu.
Dans la case royale le silence est une enclume.

La mwasi moto exige un corps à montrer au village.
L'enfant est morte à sa naissance ! Et il vaut mieux pour leurs vies, que les accoucheuses s'en souviennent.
Dehors le petit peuple attend.

Toubou connaît bien des mystères, mille ans, ça laisse un peu de temps pour étudier.
La crédulité des villageois est un outil facile que la sorcière utilise souvent mais c'est vrai qu'elle est âgée, on vieillit, même quand on ne compte pas les années.
La pauvre petite chose dans ses bras, ne manque pas d'énergie, sa voix maintenant en témoigne, mais elle bouge très peu, sans doute souffre-t-elle le martyre.

Pour retourner à sa case, en retrait du village, Toubou fait un détour.
Il lui faudra tisser une histoire autour de l'enfant qu'elle a pris sous son aile. Et elle a besoin du lait d'une nourrice. Quand elle arrive à proximité de sa maison de torchis, elle appelle son chien :
« LE CHIEN ! LE CHIEN ! »

Elle sait qu'il n'est pas loin. L'Africanis a apporté son offrande, sur le seuil, au sol, un daman attend d'être ramassé.
Dans le bruissement du manioc, le chien roux montre son museau.
« Va chercher Badou, Le Chien ! Cherche Badou ! »

Le chien disparaît dans le champ.
Toubou ramasse le daman et le dépose dans le segment d'un gros bambou à couvercle. Elle le referme rapidement. La petite fille doit être nourrie immédiatement. Sans jamais avoir lâché son paquet improbable, elle se presse vers la case de Vuvu.
Le soleil se couche. Comme souvent, la jeune mère est seule avec ses quatre petits, le dernier qui a deux cycles est accroché à son sein. Toubou oblige les enfants à sortir.
« M'bote, Vuvu.
— M'bote, c'est quoi ton paquet de cuir ?
— Il faut que tu sois courageuse et secrète, ta vie est en jeu, notre vie à tous est en jeu, mais si tu sais te taire, Njambi m'entendra et saura te récompenser.
— Je ne veux pas de ta sorcellerie ici ! Va-t’en !
— TU ME DOIS TA VIE. SI JE PEUX SUPPLIER POUR TOI, JE PEUX SUPPLIER CONTRE TOI !
— …
— Ce n'est pas ma sorcellerie, c'est celle de Njambi, il veut que cette créature vive ! Il dit qu'elle sauvera ! Il dit qu'elle sauvera les clans du village, que sa laide souffrance doit la rendre forte.
— Sa laide souffrance ?
— Elle est née sans sa peau…
— Non ! C'est impossible ! »

Toubou dévoile le visage du nouveau-né apathique, Vuvu étouffe un cri d'épouvante.
« Je ne peux pas mettre ça à mon sein !
— Je sais, c'est terrible… Regarde ses yeux. »

Dans les yeux de l'enfant transpirent détresse et humanité, un regard noisette, profond, incroyablement expressif, si triste qu'il ferait pleurer les pierres...
Vuvu prend le bébé et le met contre son sein, hypnotisée par les yeux d'abysse. Le temps s'arrête un instant. Le bébé est épuisé et peut-être son corps est-il déjà assailli par les molimo féfélé, la maladie.
Le mamelon de la nourrice effleure plusieurs fois la bouche du bébé avant qu'il ne se décide à s'en saisir.

La sorcière se presse pour rentrer. Elle n'est pas tout à fait certaine que Vuvu se taira, mais ce n'est pas une ambitieuse et elle lui doit tout, y compris sa survie.
Dans sa case aux murs de torchis épais, Badou l'attend. Toubou lui caresse le dos puis lui donne un ragoût de manioc et de poulet. Elle lance un morceau de mangue au chien allongé au pied du garçon.
C'est une bête étrange, sans doute magique. Toubou le considère comme un cadeau du grand dieu. Il chasse pour elle, pour lui, et il adore les mangues. C'est en lui donnant ce fruit que la sorcière lui témoigne son affection.
Rapidement Badou vide le contenu du récipient, attentif au récit de sa mère adoptive.

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