Un temps suspendu
Toubou lui explique les évènements des dernières heures.
« Njambi m'a dit dans un rêve d'aller voir la femme du chef et de prendre son enfant. Je vais tisser une histoire autour d'elle pour que les gens aient peur ! Elle doit inspirer une crainte aussi forte que son aspect est repoussant. Je vais dire qu'elle est ta fille, Badou ! Je vais dire qu'une ébembé a pris ta semence d'adolescent pour faire cette enfant et qu'elle obéissait à Njambi. Je vais dire que tu sais des choses, que les visions de l'ébembé t'ont donné une bonne raison de la garder malgré son apparence et que tout le village est concerné : si la petite meurt, tout le monde mourra. »
Badou fait un geste de la main. Toubou s'approche et pose sa paume sur le visage de son petit bonhomme à peine sorti de l'enfance. Elle écoute le silence de son fils :
« Je sais que ce que tu fais est juste, mais ils me détestent tous déjà. Je ne vais plus pouvoir aller dans le village sans qu'on ne me tape dessus...
— Mwasí moto pensera que je suis responsable de ce qui est arrivé. Elle pensera qu'elle paye pour l'etumba qui t'a fait du mal. Elle ne prendra pas de risque. Je lui demanderai un geste pour mon silence. Elle devra obtenir de son époux qu'il contraigne les chefs de famille à bien te traiter s'ils ne veulent pas que la colère de Njambi les tue. Maintenant, tu dois aller à mes ruches et me ramener un écoulement de miel. Il reste du bambou coupé dehors, derrière.
— Du miel, d'accord, je finis et j'y vais… Oui discrètement. J'emmène le chien. »
Quand il est temps, Toubou retourne chercher le bébé.
« Vuvu, je l'emmène pour la préparer, je vais lui donner une peau en espérant qu'un jour elle ait la sienne. C'est toi qui te déplaceras pour la nourrir. »
Dans sa maison, la guérisseuse étend l'enfant sur sa planche surélevée par deux pierres. Elle la dénude, le vélin adhère aux fesses du bébé. Il faut laver l'enfant, elle va souffrir.
Toubou utilise une décoction de doundouké et dépose quelques gouttes de sa médecine pour endormir la douleur.
Elle prépare un baquet d'eau tiédie additionnée d'un désinfectant naturel, une décoction de mpama. Elle laisse s'écouler l'eau sur le corps de la petite fille hébétée par la drogue.
Badou revient avec le miel. Il faudra en récolter souvent. La sorcière a conçu un système astucieux pour éviter la destruction de ses ruches, aujourd'hui cela s'avère véritablement nécessaire.
Elle enduit d'ambre sucré tout le petit corps et le visage dont elle masque les yeux, pour les protéger des brûlures du miel.
Ces soins devront se répéter encore et encore, sous l'effet de la drogue.
Vuvu vient la nourrir toutes les trois heures en prétendant qu'elle est malade assez gravement pour devoir se rendre chez la sorcière. Son dernier doit renoncer au sein de sa mère.
Le village ne sait rien encore.
Bien sûr aucun secret n'est éternel.
Les hommes s'occupent de leurs affaires de chasse et de guerre.
Le village est riche, il compte assez de guerriers pour dissuader les habitants voisins de les agresser. Et puis monkozi Mongo domine son petit royaume avec adresse. Alors d'autres guerriers des villages avoisinants demandent à rejoindre les clans.
Quand il s'agit de mariage, jamais le Chef ne s'y oppose. Toubou ressent beaucoup de respect pour Mongo. Elle se souvient que les temps d'insécurité ne sont pas si lointains.
Les femmes, elles, tissent l'âme du village, à quelques exceptions près, la chasse et la guerre ne les concernent pas, si cela ne vient perturber leur quotidien.
La quatrième épouse du monkozi, Chinaca, perturbe l'harmonie du village. Le devoir d'un chef c'est protéger les femmes de son peuple et cette femme-là a demandé sa protection quand son mari est mort.
Elle est très belle, intelligente, aimante avec Mongo : il s'est laissé envoûter.
C'est Chinaca, qui manœuvre dans l'ombre du pouvoir, essentiellement dans le cercle des femmes...
Toubou sait son deuxième visage. Elle est l'incarnation d'un mauvais esprit. Elle aspire à tout contrôler. Elle épanche ses instincts sadiques et joue avec le feu de Mongo. Sa perversion la pousse à montrer son vrai visage à tous et à jouir qu'il soit inaccessible aux yeux de son époux.
Pourtant, elle aime Mongo à sa manière, il est le miroir de son reflet parfait.
Son image en écho, reflétée par la plupart des villageois, rayonne bien sombre. Mais plus que tous les autres mwasi moto déteste Toubou qui le lui rend bien. Pour la chamane, la dernière femme de Mongo est la sorcière sans magie et Chinaca la craint plus que son roi.
Jusqu'à ce qu'elle s'en prenne à Badou, il n'y avait pas eu d'affrontement direct entre les deux femmes. À peine une petite guerre d'influence que la mwasi moto prétend gagner, mais qu'elle joue seule.
L'enfant sans peau change le rapport de force et rappelle sa place à Chinaca, même si Toubou n'est pas responsable et que c'est Njambi qui porte sa vengeance ; cruel avec la cruauté.
Autant que la reine croit aux pouvoirs de la sorcière.
Quelques jours passent, le chien reste devant la case ou chasse en brousse les basimbiliki. Au matin Vuvu trouve des proies que Toubou a commandées au chasseur. Badou écoute le village, pêche et cueille le miel. La sorcière veille la toute petite fille en permanence.
Elle est nourrie aussi souvent que nécessaire. Son corps posé sur une toile tendue à l'aide d'un châssis rudimentaire est maintenu dans sa gangue de peaux et de miel. Les femmes le manipulent le moins possible. Aucun esprit ne fait monter sa fièvre.
Il faut attendre.
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