Chapitre 1
Après le marathon de la rentrée, rien ne valait une pause au bord de l’eau. Affalé sur le merlon avec son grand ami, Padraeg, que tout le monde appelait Patrice, un Breton d’origine irlandaise, Tristan croqua goulûment dans sa part de Margherita. Les parfums de la tomate, du fromage et du basilic dans sa bouche dénouèrent tous ses muscles.
Exténués par les multiples démarches nécessaires pour bien commencer l’année, les deux garçons avaient pris des pizzas sur le Vieux Port et longé le quai jusqu’au Fort Saint-Jean. Logés dans un des créneaux, au pied de la Tour du Fanal, ils profitaient du spectacle de la Méditerranée brillante de lueurs vespérales en ce début du mois de septembre.
Son ami dégustait sa portion de Regina, le regard tourné vers l’horizon. Il revenait fraîchement d’un voyage en Bretagne et en Irlande, terres de ses origines, pour affronter sa première année de licence en langues étrangères appliquées anglais-russe. « L’anglais pour le boulot, le russe pour sortir du lot », lui avait-il expliqué. Il projetait de prendre également l’allemand en troisième langue en cours de route car il commençait à l’apprendre.
Pour sa part, c’était le défi d’une licence de sciences physiques qu’il allait devoir relever. Si le parcours en lui-même ne l’inquiétait pas plus que ça, cette course contre la montre lui avait laissé une forte impression. « Ça annonce du lourd, tout ça », avait-il conclu, arrachant un petit rire à Patrice.
Pendant ce temps, les cartons continuaient de se vider et le Breton finit par lui céder ses derniers morceaux, rassasié. Le scientifique observa son ami, qui regardait au loin, rêveur. Le soleil de fin de journée teintait le ciel d’une belle couleur orangée qui faisait ressortir les reflets roux sombre de sa chevelure brune et fine. Il arborait toujours sa jeune barbe qui renforçait l’air mature que lui conférait son physique athlétique.
Tristan ne réussissait pas à se l’expliquer, mais le voir lui donnait envie de sourire, lui remontait le moral à certains moments. C’était son modèle. L’homme à qui il aimerait ressembler. Mais ça n’arriverait jamais. Trop différents. Parfois, le fait même de l’intéresser l’étonnait : il existait tout de même des types plus remarquables que lui. Avec ses courts cheveux bruns en bataille, son menton lisse et sa petite carrure qui lui donnaient l’air de l’adolescent qui découvre la vie… un physique banal, somme toute.
— Bon… Sinon, ça a bien avancé avec Solène ? s’enquit Patrice. Raconte-moi, je veux tout savoir.
Le jeune homme piocha une nouvelle part sans relever le regard, assailli par un mélange d’embarras et de frustration.
On y était arrivé. Le sujet qui fâche.
— Bof… répondit-il brièvement. Rien. J’arrive à que dalle. D’autant qu’en plus, elle s’est cassée en Allemagne pour les vacances d’été, donc tu vois… Tout le mois d’août. En même temps que toi.
Un regard furtif sur le visage de son ami lui permit d’y lire une certaine déception.
— Je sais ce que tu vas dire, Patrice. T’es déçu, t’espérais mieux, bla bla bla… Bah non, j’y arrive pas. Elle n’est pas intéressée, voilà.
— Vraiment rien de rien ? soupira-t-il. T’as pas conclu ? Même pas un bisou ? Sur la joue, au moins ?
— Je sais pas. Les bises, ça compte ?
La boutade ne fit pas rire Patrice. Pendant des mois, il lui avait donné des conseils en séduction, déployé des trésors de patience en parallèle de ses propres études… et savoir que tout ce travail n’avait débouché sur rien le décourageait. Pire encore, son poulain avait même l’air d’abandonner tout espoir. Il l’avait laissé seul avec Solène juste un mois, le temps de découvrir les paysages qu’il avait longtemps rêvé de fouler du pied… Et voilà ce qui arrivait.
— T’inquiète pas, mon pote. On est là, tous, à Marseille. Solène aussi. L’affaire n’est pas perdue. On va tout reprendre patiemment et tu verras que tu vas l’avoir, ta Solène. Depuis le temps que t’en rêves.
— Je sais même pas si j’ai encore envie, en fait, tu vois, l’interrompit Tristan. J’ai l’impression que c’est pas pour moi, tout ça. Je suis pas fait pour draguer, c’est tout. Je vais finir tout seul, avec un paquet de chips et un chat ou un chien qui s’appellera Bohr. Ou alors, elle n’aime juste pas les scientifiques, j’en sais rien. ‘Toute façon, j’arriverai jamais à rien avec les filles, voilà. Même avec sa pote, ça n’a pas marché, alors tu vois…
— Pour sa copine, excuse-moi, mais t’étais pas super chaud non plus de ton côté, hein…
— Laisse tomber, c’est bon. Je suis bon à rien. Je vais me contenter d’avoir mon diplôme et c’est tout ce que je réussirai dans ma vie. J’ai même pensé à rentrer dans les ordres, ce serait un bon plan, ça.
Patrice, en l’écoutant, avait envie d’enfouir son visage dans ses bras et d’aller se noyer dans la mer. Jusqu’à maintenant, s’il avait été très patient, c’était surtout la motivation de son ami qui l’avait encouragé à l’aider. Là, Tristan semblait avoir perdu pratiquement toute son estime de soi. Du moins, le peu qu’il avait déjà à la base.
Il voyait la montagne enneigée qui se dressait devant lui. Effrayante, insurmontable, escarpée… Fouettée par le souffle énergique de ce vent froid qui rendait la tâche encore plus abrupte qu’elle le paraissait déjà.
Pendant un laps de temps, il envisagea d’abandonner, comme lui. De renoncer. Se concentrer sur ses révisions et les étudiantes qu’il allait rencontrer au cours de l’année. Le laisser dans son fatalisme et sa frustration, sa conviction de ne jamais arriver à rien avec les filles ou dans sa vie.
Un effort de volonté lui permit d’écarter ces pensées. Il lui avait assuré le succès et remplirait son objectif. Même si cela l’amenait à devoir faire office de conseiller et sophrologue à la fois, il n’abandonnerait pas.
— Je sens que l’année va être longue… songea-t-il.
Après un énième soupir, il contempla l’étendue d’eau rendue métallique par le rayonnement du soleil couchant et se perdit dans son immensité scintillante pour penser à autre chose.
Le bras tendu, Solène garda les yeux fermés pour mieux profiter de l’instant présent. Sa main, se retourna et exposa son dos à la fraîcheur des gouttelettes, qui était la bienvenue au milieu de cette chaleur de fin d’été. Elle sourit et rouvrit les yeux. L’eau ruisselait sur l’un des quatre puissants taureaux en pierre de Calissanne qui tiraient le char des trois femmes de la sculpture avant de se perdre dans le bassin en contrebas.
La jeune étudiante, accompagnée de son amie, resta comme ça encore un moment avant de reculer avec un dernier regard envieux à l’animal trempé. Les deux filles descendirent les marches en profitant du panorama offert par l’escalier du palais Longchamp.
Arrivées en bas, elles s’installèrent sur un des bancs encore libres alignés devant le bassin pour sortir leurs sandwiches faits maison. Solène regarda son bras désormais sec et se tourna vers son amie, qui revenait tout juste du Japon et lui racontait son expérience, très enrichissante. À son tour, elle lui résuma son voyage en Allemagne avec le même enthousiasme.
— Je m’attendais à ce qu’il fasse froid, mais en fait la température était assez bonne. J’ai été agréablement surprise. Et les Allemands… ils sont super canons. Je pense y retourner l’été prochain, conclut-elle, les yeux dans les nuages. Peut-être que j’y terminerai mes études. Ce serait une assez bonne idée.
— Tu veux faire un Erasmus ?
— C’est une option.
Après avoir fini leur pause déjeuner, elles fermèrent les yeux pour profiter d’un bain de soleil pendant quelques minutes.
La lumière diurne rendait flamboyante la chevelure blonde de Solène, qui tombait jusqu’à la base de la nuque. Ses lèvres charnues étirées en un sourire béat exprimaient sa joie de vivre.
Éléonore avait moins besoin de bénéficier des rayons ultraviolets, sa peau étant déjà hâlée par ses nombreux voyages. Un teint assombri par sa chevelure brune et lustrée, qui scintillait au soleil sur ses épaules.
Dans sa béatitude, la jeune blonde confia être impatiente de commencer ses cours de psychologie. Elle attendait ça depuis longtemps et sentait que la filière allait beaucoup lui plaire. Son amie, qui se voyait déjà cartographe, était dans le même état d’esprit. Sans oublier Natasha, une fille de son lycée professionnel, future électricienne, avec qui elle s’entendait déjà très bien.
— Eh bah… soupira tristement Solène. Tu me fais déjà des infidélités ? Je te laisse seule un mois et voilà ce qui arrive ? Quelle déception…
— Mais non, pas du tout, enfin ! Je suis pas comme ça !
— Je sais, rit-elle. Je te taquine. Et toi, tu cavales à chaque fois, c’est vraiment drôle !
— Puis, je te signale que je ne te fais jamais de remarque sur ta relation avec Patrice. Vous êtes particulièrement proches, tous les deux.
— C’est quoi, cette jalousie mal placée ? On est très proches, mais Padraeg est juste un ami. Un très bon ami, même, mais tu n’as pas à complexer.
Éléonore fit la moue. Solène continua de la taquiner et réussit rapidement à la dérider. Enfin, elles burent quelques gorgées d’eau avant de se lever pour continuer leur balade dans la ville.
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