Chapitre 2
Les cours avaient commencé voilà quelques jours, maintenant. Solène, qui attendait devant la faculté, regardait sans bouger les étudiants défiler devant elle quand deux mains vinrent lui obstruer la vue, lui arrachant un petit rire.
— Who is it ? lui demanda l’importun.
— Un leprechaun ?
Patrice leva ses mains et la jeune fille se retourna pour lui faire la bise.
— Alors comme ça, t’es dans ma fac ! lança-t-elle. Tu me suis partout en fait. Tu rêves de moi la nuit, c’est ça ?
— Tu ne crois pas si bien dire…
Elle lui tapa l’épaule en riant, puis lui emboîta le pas vers l’université en écoutant le récit de ses vacances jusqu’à la fin. Elle se rappela alors la filière qu’il avait choisie.
— Je ne savais pas que tu t’intéressais au russe, s’étonna Solène. Depuis quand tu l’apprends ?
— Je vais commencer cette année. Comme je suis bilingue en anglais, je vais pouvoir me concentrer dessus. Et pour l’allemand, je pensais que tu pourrais m’aider à progresser.
— Es gibt kein Problem, mein Freund ! répondit-elle joyeusement. Wenn du willst[1] ! T’as compris ?
Il acquiesça en riant, puis elle lui raconta ses vacances en Allemagne lorsqu’il lui en fit la demande.
— Donc, les livres, les films, les séries, tout ça… en allemand, plus aucun problème pour toi ?
— Non, pas tout à fait, répondit-elle. Je peux tenir une bonne conversation avec des natifs, mais c’est tout. J’ai encore besoin des sous-titres. Je n’y suis restée qu’un mois, tu sais.
— Tu comptes faire un Erasmus là-bas ?
— Je me suis posé la question.
Depuis qu’elle connaissait Patrice, ils avaient toujours eu peu de difficultés à se comprendre. Après tout, les langues et les cultures étant son principal centre d’intérêt, cela ne l’étonnait guère. La jeune étudiante l’avait rencontré en première, où ils partageaient des cours en filière littéraire, et l’alchimie fut instantanée. Tout d’abord impressionnée par sa maîtrise de l’anglais, elle avait été fascinée par son origine irlandaise. Sa façon d’être fit le reste ; ils devinrent inséparables en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Comme l’heure tournait, ils durent mettre un terme à la discussion pour rejoindre leur cours respectif. Ils convinrent néanmoins de se revoir à la pause de midi.
***
L’Irlandais, parti avant tout le monde de son cours d’anglais, guetta l’arrivée de Solène parmi les étudiants. Adossé au mur de l’université, il répondait à ses correspondants étrangers tout en continuant d’en surveiller la sortie.
Solène fit son apparition au bout de quelques minutes et ils se dirigèrent ensemble vers les résidences étudiantes. Ils commencèrent furtivement la discussion sur leur matinée de cours, mais ne s’y attardèrent pas longtemps : il y avait un sujet bien plus important à traiter.
— Tu organises encore ta soirée Halloween, cette année, mon farfadet ? demanda la blonde.
— Oui, bien sûr ! Mais, cette fois, ça se passera chez moi, donc ça devrait être meilleur que les fois d’avant. Ce sera le plus gros changement. Évidemment, tout le monde est le bienvenu ! Donc, tu peux commencer à en parler à tes potes dès maintenant.
— Parfait ! s’exclama-t-elle. Je vais faire de mon mieux, alors ! C’est génial que t’aies choisi d’avoir un studio à toi tout seul ! Ça va nous aider à nous lâcher !
Patrice l’approuva et lui confia que c’était l’une des raisons qui l’avaient poussé à quitter le foyer familial à son entrée en faculté, bien que ses parents habitassent Marseille. Cela faisait en effet un moment que ce projet sommeillait dans sa tête, mû à la fois par son désir d’indépendance et ses ambitions pour Halloween. Ses parents, surpris par la démarche, lui avaient imposé la seule condition de pouvoir assumer une partie du loyer. Voilà pourquoi il travaillait aujourd’hui comme traducteur d’anglais amateur sur Internet.
Solène, qui demeurait la première informée de la prochaine « édition » de ce petit événement, était toujours ravie d’y participer. Tous les ans, la décoration particulièrement immersive, qui laissait paraître la passion de l’organisateur, était complétée par les déguisements des invités. Chacun pouvait, s’il le souhaitait, apporter quelque chose à grignoter. On commençait par se raconter des histoires censées être terrifiantes ou sensationnelles, après quoi les groupes se formaient, pour discuter ou pour jouer.
Un moyen comme un autre de connaître de nouvelles personnes et de souder les liens déjà existants. Leur moyen à eux.
Leur petite tradition.
— Comme d’habitude, si tu as besoin que j’achète quoi que ce soit, tu me tiens au courant, d’accord ? reprit-elle. À part tes deux légumes traditionnels. Tu les as déjà, je suppose ?
— Oui, t’inquiète ! De toute façon, on a encore un peu de temps d’ici-là : c’est dans un mois et demi. Occupe-toi déjà d’appâter quelques prochaines victimes ; pour le reste, on avisera le moment venu.
Trépignant d’impatience, Solène opina du chef, s’y voyant déjà. Cela lui paraissait si long d’attendre un mois et demi…
— En tout cas, ajouta l’anglophone, j’en connais un qui sera plus que ravi de venir, ce soir-là : c’est Tristan. Il crève d’envie de te revoir. Ça lui fera très plaisir de pouvoir te parler à nouveau.
Le visage de Solène perdit quelque peu de son rayonnement. Tristan… Cela faisait bientôt deux mois qu’elle ne l’avait pas revu. Depuis son départ pour Stuttgart, en fait. Elle avait très bien vu ce qu’il ressentait pour elle ; il cherchait à peine à le lui cacher. Mais elle n’avait jamais osé le repousser franchement, le sachant susceptible.
Au point qu’aujourd’hui, elle n’osait pas le revoir.
— Oui, je n’en doute pas une seconde… répondit-elle d’un air distrait.
Elle se reprit et, embarrassée, le pressa de lui parler d’Emily, cette fille qu’il avait rencontrée en Irlande.
Pour les premier cours, Tristan avait décidé d’assurer. Aussi avait-il rejoint l’université avec une demi-heure d’avance. Vingt minutes avaient passé et, au milieu d’un amphithéâtre à moitié plein, il tournait les pages d’un livre en attendant l’enseignant. Selon son emploi du temps, il était censé suivre un cours de thermodynamique, ce matin.
À chaque page de son livre qu’il tournait, il jetait un œil à sa montre, qui évoluait de trois à cinq minutes. Le cours approchait et il voyait l’amphithéâtre se remplir du coin de l’œil…
— Salut, excuse-moi, l’interpella quelqu’un. C’est occupé, ici ?
Il leva brusquement la tête, un peu surpris, et fit non de la tête avant de se décaler à l’autre bout du banc. Le nouveau venu s’installa à côté de lui.
— Merci, fit celui-ci. C’est bondé, aujourd’hui. En même temps, c’est le premier jour, mais ça tardera pas à se vider, à ce qu’il paraît.
Il accompagna sa réplique d’un rire que Tristan partagea à moitié par politesse.
— Qu’est-ce que tu lis ?
Cette fois, Tristan abdiqua. Il avait du mal à y replonger depuis l’arrivée de ce jeune homme aux cheveux noirs et courts et comprenait maintenant que c’était fini : son camarade avait décidé d’entamer la discussion.
— Un roman qu’on m’a conseillé, histoire que je lise autre chose que des essais scientifiques. L’Alchimiste, que ça s’appelle, de Paulo Coelho. C’est vrai qu’il est pas mal.
— Ah, oui, effectivement, un grand classique ! Je l’ai lu, on n’en ressort pas indemne. Par contre, c’est « coelio », ‘tention.
— Ah. D’ac, merci.
— En portugais, ça veut dire « lapin », d’ailleurs.
— Ah ouais ? réagit Tristan, amusé. Tu parles portugais ?
— Non, juste quelques mots… commença le nouveau.
Il s’interrompit en voyant arriver un homme d’une quarantaine d’années à vue d’œil, chargé d’un sac qu’il déposa sur le bureau avant de saluer tout l’amphithéâtre.
Tristan rangea le livre en attendant le début du cours.
***
Tristan quitta l’amphithéâtre, surpris de n’avoir pas vu le temps passer. Il n’avait pas soupçonné que ce cours serait si passionnant. Et son camarade était du même avis. Ils en parlèrent jusqu’à la sortie de l’établissement.
— Bon, là c’est ma pause, fit-il. Peut-être à plus tard, ou à la semaine prochaine.
— Ça marche. Moi j’ai encore un cours.
— D’ac, bonne chance, alors, euh…
— Ah oui, on ne s’est pas encore présentés. Je m’appelle Pascal.
— D’accord, moi c’est Tristan. Enchanté. Dis-moi, tu aimes lire des romans ?
— Oui, beaucoup. Je suis un peu touche-à-tout, on va dire. J’ai des potes en lettres avec qui je parle de littérature classique, c’est très stimulant.
Tristan poussa un sifflement, admettant que lui n’avait pas le dixième de connaissance nécessaire pour une telle prouesse. Un aveu qui amusa Pascal.
Il sentit son téléphone vibrer et s’en empara. Un message.
Solène.
Il resta figé quelques secondes.
— Un problème ? s’inquiéta le Portugais.
— Non, non… Une fille qui me plaît.
— Oh. Blonde ou brune ?
— Attends, je te montre.
Tristan se plongea dans ses fichiers pour y trouver son dossier qui regroupait toutes les photos de Solène en sa possession. Il montra la meilleure – selon lui – à Pascal. Elle était accoudée sur un muret donnant sur la mer, sa cascade de cheveux blonds tombant sur sa poitrine mise en valeur par le décolleté de sa robe sombre. Son visage, éclairé par un sourire épanoui, penchait légèrement sur la gauche de l’écran, auquel elle tournait le dos sur l’image.
Après avoir trouvé cette photo, qui datait un peu, sur les réseaux sociaux, il l’avait immédiatement téléchargée. Voulant d’abord en faire son fond d’écran de téléphone, il s’était finalement contenté d’en faire sa photo de contact pour la voir dès que Solène l’appellerait.
Elle ne s’était jamais affichée spontanément à l’écran.
Le visage de Pascal, qui arborait le sourire du mâle encourageant son congénère à chasser sa femelle, se métamorphosa. Son sourire s’évanouit et ses yeux s’écarquillèrent ; il ne put retenir un sifflement.
— Wow ! Ah ouais… Tu rigoles pas, toi…
Sa réaction arracha un sourire empli de fierté à Tristan. Impossible de ne pas être subjugué par un charme pareil. Elle était belle sur toutes les photos, mais celle-ci était spéciale. Elle l’ensorcelait à chaque fois.
Enfin, Pascal se remit de ses émotions après lui avoir lancé un regard où se lisait un certain respect, puis le salua une dernière fois avant de prendre congé. Tristan, sourire indélébile aux lèvres, fixa la photo encore quelques secondes avant de se faire violence et l’enlever de l’écran pour lire le message :
« Salut, ça va et toi ? »
Sa joie se mua en déception, puis en frustration. Elle avait mis plusieurs jours pour lui répondre… ça. Peut-être était-elle occupée, mais le physicien s’était attendu à plus. D’autant que Patrice lui avait déjà expliqué qu’une telle réponse n’était généralement pas bon signe. Après un soupir, il rangea son téléphone, qui indiquait midi passé, et prit la direction de la cafétéria.
Peu importe, pensa-t-il finalement, au moins, elle avait répondu. Son prochain cours commençait dans une heure. Affamé, son estomac rempli l’aiderait sûrement à mieux y réfléchir.
[1] Allemand : Pas de problème, mon ami ! Quand tu veux !
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