Chapitre 15

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– Merci de t’être libéré, dit Tristan. J’avais vraiment besoin de te voir. C’est sympa.

– Ne me remercie pas, c’est normal, répondit Patrice. Entre potes, c’est la base, quand même. Raconte-moi plutôt… c’est quoi, ton problème ?

N’ayant pas pu se voir en fin de semaine, ils avaient convenu de se rencontrer pendant la pause de midi. Patrice se doutait de la raison de ce rendez-vous, mais préférait quand même poser la question. Après tout, on ne sait jamais…

Tristan, en plus de ce prétexte, avait préféré voir son grand ami pour éviter le risque de croiser Frédéric. En tenant compagnie à Pascal, il aurait encore dû supporter ses affirmations cinglantes sur les femmes, c’était certain.

– Je n’arrive à rien avec Solène… soupira-t-il. J’ai l’impression de stagner, c’est frustrant. Notre dernière rencontre s’est très bien passée, mais ça ne s’est pas fini comme je l’aurais voulu, encore une fois. En plus, elle avait l’air de s’emmerder royalement, à ta soirée. Elle répondait un peu à mes perches, mais je sentais quand même qu’une partie d’elle était ailleurs. Tu vois ce que je veux dire ?

Patrice réprima un sourire de satisfaction. Tristan arrivait maintenant à percevoir l’état d’esprit de Solène sans l’interroger. Cela trahissait quelques progrès depuis leur première rencontre. Légers, mais significatifs. Les petits ruisseaux font les grandes rivières, comme on dit. Cela confirmait ce qu’il avait ressenti à la dernière soirée. Même si la mue n’était pas encore arrivée à terme, Tristan était devenu un autre homme, à ses côtés.

Il préféra toutefois éviter de lui avouer que c’était l’absence de Nicolas qui avait démoralisé Solène, ce soir-là.

– Je vois ce que tu veux dire, oui. Mais tu as fait des progrès, quand même. Tu ne les vois pas, mais je les sens. Je t’ai observé ce soir-là et, franchement, tu as fait des choses que je ne t’aurais jamais vu faire l’année dernière. Tu m’as bluffé. Tu es radicalement différent du petit garçon timide que j’ai connu au lycée.

– Tu trouves ? Moi, j’ai vraiment l’impression de ne pas avancer du tout. C’est sûr que grâce à tous tes conseils, j’ai pu faire mieux que d’habitude, mais bon… J’ai senti que ça n’a pas totalement fait mouche. Donc, je me suis dit… peut-être que tu pourrais encore me donner quelques tuyaux…

Patrice haussa les sourcils, puis prit une inspiration et se passa la main sur le front, rabattant sa frange en arrière, les yeux fermés. Le scientifique l’observa, gêné pendant une fraction de seconde de lui avoir demandé cette faveur supplémentaire. Lui en demandait-il trop ?

– Je t’ai déjà pratiquement tout dit, tu sais, lui répondit-il d’un ton las. Puis, en plus, je dois m’adapter. Toi et moi, on n’a pas la même personnalité, la même façon de penser et de faire, ni la même approche de la vie, je pense que t’en es aussi conscient. Du coup, il y a des conseils que je ne peux simplement pas te donner, tu comprends. Je te l’ai déjà dit : je suis limité. Il te faudrait plusieurs tuteurs, en vérité.

– Bah, donne-moi quand même ces conseils, alors ! réagit Tristan, une pointe de frustration dans la poitrine. Peut-être que ça me permettrait de débloquer quelque chose ! Qu’est-ce que t’en sais ?

– Je te l’ai dit : ta personnalité entre en jeu. Il y a des conseils que je ne peux pas te donner. Soit parce que tu n’arriverais pas à les appliquer, soit parce qu’ils choqueraient tes principes. C’est pas que je ne veux pas, mais je ne peux pas. Tu saisis la différence ?

Tristan ne répondit pas et, avec un long soupir, laissa tomber sa tête dans sa main. L’envie de lui demander comment il pouvait en juger tout seul sans rien de concret le pressait, mais s’évanouit rapidement : le débat serait stérile.

– En revanche, poursuivit Patrice, je t’ai déjà recommandé de travailler sur toi-même. Développer ta confiance en toi, ton assurance. Ne pas brûler les étapes. Je t’ai expliqué comment faire, il me semble. La séduction, ça commence par là. Je te l’ai dit, ça, non ?

– Oui…

– Tu as travaillé dessus ?

Silence. Le jeune scientifique regarda les serveurs aller et venir entre les clients et les cuisines. Devant l’insistance croissante de ses borborygmes, il espéra que leurs commandes arriveraient bientôt.

– Tu veux attirer l’attention de Solène alors que t’as même pas bossé ta confiance en toi. Et tu en manques encore beaucoup, Tristan, faut pas avoir fait Saint-Cyr pour le voir. Commence par apprendre à t’aimer toi-même, c’est la base ! Tu ne peux pas aimer, ni te faire aimer, si tu ne t’aimes pas déjà toi-même. On ne peut partager que ce qu’on a, tu le sais.

– Quoi, c’est pour ça que je sais pratiquement jamais quoi lui dire ?

– Comment ça ?

– Bah… je sais pas quoi dire quand je suis avec elle. Et ça m’emmerde.

– Bah, c’est simple : t’as des passions, non ? T’es pas une coquille vide ? T’as quelque chose à partager, alors fais-le !

– Lui parler des liquides en surfusion, de mes radiomètres de Crookes ou du tableau de Mendeleïev ? Pas sûr que ça l’intéresse…

– Ça ne t’intéresse pas, toi, quand elle te parle de ses bouquins et de Freud, Adler, Jung et compagnie ?

– … Si.

– Bah alors, où est le problème ?

Patrice esquissa un petit sourire. Un serveur les rejoignit, les commandes dans les mains. Les deux étudiants le remercièrent et se jetèrent allègrement sur leur plat tant attendu.

– Tu sais, reprit l’Irlandais, maintenant que j’y pense, y a un truc que Solène aime bien dire parfois : « on est tous des spationautes qui s’ignorent ». Tu sais pourquoi ? – Tristan fit non de la tête. – « Car chaque personne qu’on rencontre est un univers à explorer, avec ses mystères, ses bizarreries et ses surprises ». Sois un univers à explorer pour elle et tu verras que ce sera bien plus facile pour toi de lui parler.

Tristan le fixa, pensif, semblant peser chaque mot. Patrice espéra que, cette fois, ses conseils sur le développement personnel seraient entendus et que son élève travaillerait là-dessus à compter d’aujourd’hui.

Le temps filait. Il fallait que ça change. Maintenant.

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