Chapitre 41
Attablé face à Pascal, Tristan regardait son verre sans le toucher. N’ayant rien commandé d’autre, son ami était le seul à manger. Celui-ci s’en était d’ailleurs inquiété, mais avait renoncé à comprendre pourquoi. Perdu dans ses pensées, le jeune homme n’avait aucun appétit. Il avait seulement commandé son jus de fruit pour avoir quelque chose sous la main, mais les dernières paroles de Solène ne cessaient de le perturber depuis la veille.
Il regardait Pascal déguster son plat en méditant la façon d’aborder le sujet avec lui. Comment Solène pouvait-elle émettre un jugement à son sujet alors que, à sa connaissance, ils ne s’étaient parlé qu’une seule fois, l’autre soir, dans le couloir chez Patrice. Une fois qu’il n’avait jamais vraiment comptée.
À tort ?
– Pascal…
Le lusophone leva la tête, sa fourchette dans la bouche. Tristan resta silencieux, encore indécis. L’idée que Pascal eût pu approcher Solène dans son dos le rendait malade… mais, d’un autre côté, peut-être s’était-il trompé ? L’adolescent le savait en couple avec elle depuis décembre, après tout.
– Merci d’être là. J’en ai besoin, en ce moment.
– C’est rien. Normal, entre collègues. Pourquoi tu me dis ça maintenant ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Le physicien détourna le regard, encore abattu par la décision de Solène. Les mots qu’il avait en tête lui demandaient un gros effort pour sortir de sa bouche.
– Solène… m’a quitté… Hier soir.
– Non !?
Il redressa la tête vers lui. Sourcils haussés, Pascal le fixait, interdit, oubliant de mastiquer le morceau qu’il avait dans la bouche.
– Si. À cause de quelqu’un d’autre.
– Ah ? Et qui ça ? Elle te l’a dit ?
Tristan hocha la tête en l’observant attentivement. Son camarade lui semblait soudainement plus intéressé que tout à l’heure. Une réaction étrange, quand il repensait aux derniers mots de Solène.
– Elle s’est remise avec l’autre tromblon. Le geek à lunettes.
– Quoi ? La figure de poulpe ?
– Lui-même.
Pascal s’affala sur le dossier de sa chaise en avalant sa part, l’air sincèrement atterré.
– Merci pour ta compassion, fit Tristan, mais bon, n’en fais pas trop, quand même. On dirait presque que ça te pose problème, à toi aussi.
– Bah, carrément. C’est vraiment dommage que ça soit fini, vous deux. Ça avait pourtant l’air de coller, non ?
– Ça avait l’air, oui. Mais bon… le positif, dans tout ça, c’est qu’elle t’a trouvé sympa.
– Vraiment ?
– Oui.
Pascal sourit, visiblement flatté. Très flatté.
Trop ?
– Au fait, reprit le collectionneur de radiomètres, tu lui as dit quoi, l’autre soir, à Solène ? Quand tu l’as chopée dans le couloir, chez Patrice.
Le Portugais le regarda sans répondre, comme pris de court. Il feignit de ne pas s’en souvenir, mais Tristan lui rappela ce moment et son contexte de manière plus détaillée, sans oublier ses faits et gestes.
– Ah, oui, c’est vrai ! Je lui ai dit que t’étais un type génial. C’est peut-être ça qui l’a poussée vers toi, qui sait ?
– « Que j’étais un type génial » ? Comme ça ? D’un coup ? T’en avais envie ?
Pascal plissa les yeux.
– Ça sort d’où, ces questions ?
Tristan fronça les sourcils. Comprenant que la manipulation n’était pas son fort, il décida finalement d’aller droit au but.
– Est-ce que t’as revu Solène, dernièrement ? Et me mens pas, s’il te plaît.
Il ne sut si c’était son ordre, le ton employé ou son regard dur qui avait fait effet. En tout cas, le visage de Pascal se transforma. Passa de l’ami compatissant au traître pris la main dans le sac.
– Oui.
Le physicien sentit son cœur s’affoler au point qu’il dut fermer les yeux pour essayer d’endiguer son vertige. Ce « oui » sonnait comme le début d’une confession qu’il n’avait pas envie d’entendre.
– Ce soir-là, dans le couloir, j’ai juste pris son numéro, avoua l’adolescent. Mais bon… la figure de poulpe m’a coupé l’herbe sous le pied, alors, j’ai renoncé. C’est Fred qui m’a fait changer d’avis. Je suis contre la majorité de ce qu’il dit, mais il y a certains points sur lesquels il a raison. C’est devenu encore plus facile quand elle s’est mise avec toi. Tu la rendais malheureuse ; je n’ai eu qu’à être là pour elle… J’ai pratiquement aucun mérite.
Tristan serra ses poings sous la table, le visage renfrogné. Au-delà de la trahison de son ami, c’était son sourire narquois qui titillait son désir de lui arracher la bouche à mains nues.
– Et ça t’a pas dérangé que Solène soit en couple avec moi ? lui demanda-t-il, bouillant de colère. Ça t’a rien fait de piquer la copine à ton pote ?
– Franchement ? Quand j’étais avec elle, tu n’existais plus. Ni pour elle, ni pour moi. Il n’y avait que nous deux. Sans vouloir te vexer. T’es mon pote et, même si tu peux parfois être vraiment casse-bonbons avec ta tronche du grand malheureux, j’aime bien discuter avec toi. Mais la séduction, c’est comme la guerre, collègue : pas de place à la loyauté et seuls les plus endurcis gagnent. Donc, tu me pardonneras, mais voilà : Solène m’attire, je l’ai draguée. Qu’elle soit en couple ou pas à ce moment-là, rien à foutre.
– Je te pardonne rien du tout ! Et t’es pas mon pote ! On pique pas la copine à ses potes !
Pascal sourit.
– Fred a raison : t’as encore beaucoup à apprendre…
Tristan bondit brusquement de sa chaise, lui coupant net la parole. Sans regarder les têtes qui se tournaient vers eux, il agrippa son camarade au col et brandit son poing serré à s’en blanchir les phalanges.
– Donc, c’est pour ça que tu ne disais rien contre lui ? Tu le laissais m’embobiner pendant que tu préparais le terrain avec Solène, c’est ça ? Je capte mieux pourquoi tu l’as invité à Halloween alors qu’on venait juste de le rencontrer… L’occasion rêvée de faire rentrer ce type dans le groupe, hein… Rien de mieux pour qu’on me reproche de devenir sexiste à son contact.
Les dents serrées, il fixa Pascal du regard. Véritable brasier de colère contenue.
Puis, ce moment où il avait cogné Patrice lui revint, accompagné de regrets. De même que ses phalanges qui avaient souffert du choc. Il entendit à peine un membre du personnel de l’établissement le rappeler à l’ordre.
Son poing, tremblant, finit par se desserrer. Il relâcha sa victime. Ce traître ne méritait même pas qu’il se fatigue à le frapper.
Le souffle court, il recula.
– Tu vois… fit Pascal. Si t’as compris ça tout seul, c’est que t’es pas aussi débile que tu le penses.
– Tu sais quoi ? Ferme-la, maugréa-t-il. À partir d’aujourd’hui, tu dégages de ma vie. Va gratter l’amitié ou la copine à qui tu veux, mais moi, tu m’oublies, pigé ? Va bien te faire foutre !
Encore en colère, il se dépêcha de quitter le restaurant pour ne pas laisser partir son poing dans la figure du lusophone. Sans regarder autour de lui les gens qui le suivaient des yeux, curieux et choqués.
En sortant du restaurant, il grimaça. L’envie, le besoin d’ailleurs, se fit sentir.
L’air de cette ville devenait irrespirable.
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