Chapitre 5

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Pour la troisième fois depuis la rentrée, Tristan s’était rendu à la bibliothèque universitaire pour réviser ses cours en compagnie de Pascal. Ils avaient déjà trouvé leur routine. Ils profitaient de leur pause pour rester environ une heure ici avant de s’accorder un moment de détente à la cafétéria.

Cependant, une heure semblait déjà trop longue pour Pascal, dont la concentration se révélait fragile : la vision des jambes nues ou du décolleté d’une étudiante suffisait à l’ébranler. Cela poussait Tristan à le reprendre régulièrement, le menaçant à chaque fois de le laisser se débrouiller tout seul s’il continuait.

— Tu vois, mec, lui avait-il confié la première fois, quand j’aurai ma voiture, je pourrai emmener ces bombes où je veux.

— Fais déjà en sorte de passer ton permis. Et si, même avant ça, tu pouvais réussir ta première année, ce serait encore mieux.

— Eh, sans déc’, avait-il soupiré, sois pas rabat-joie comme ça, frérot, on dirait mon daron.

Tristan, qui mourait d’envie de lui expliquer qu’ « à la fac, c’est marche ou crève et seuls les plus matures, responsables et organisés tiennent jusqu’au bout », n’avait pas répliqué. Il notait toutefois qu’aujourd’hui, son nouvel ami s’était assagi. Il était plus concentré. Son regard était toujours aussi fuyant, mais l’adolescent parvenait à se replonger aussitôt dans ses notes.

On était en octobre, l’air commençait à se rafraîchir ; certains étudiants avaient déjà sorti les doudounes. Tristan se contentait d’un t-shirt manche longue et d’une petite veste. Peut-être que cela lui venait d’Avignon, sa ville natale, mais il souffrait assez peu du froid. Ce n’était pourtant pas une ville très au nord et, après tout, ses parents avaient déménagé à Allauch à ses cinq ans. Toutefois, il savait que les Marseillais situaient la frontière entre le nord et le sud du pays à Avignon.

Il se rappelait ce moment où il avait dit à Pascal d’où il venait, après que celui-ci lui eut dévoilé ses origines portugaises.

— Je suis né à Avignon.

— Oh, c’est pas loin du Pas-de-Calais, ça, avait-il lancé.

Tristan s’était surpris à rire de cette plaisanterie.

L’heure était bientôt passée et, comme à chaque fois, Pascal décréta l’heure de la pause déjeuner. Il leur fallut moins de cinq minutes pour rejoindre la cafétéria, où chacun prit un sandwich.

— Tu fais quoi, ce soir ? lui demanda l’adolescent.

Ayant ingurgité son repas en une dizaine de minutes, il venait de rouler son sachet en boule avant d’interpeler Tristan, qui dégustait le sien.

— Des devoirs, des révisions… Je vais aussi peut-être continuer mes bouquins. Puis mater quelques vidéos, aussi.

Pascal fit la moue.

— J’ai connu plus passionnant, pour être franc.

— Tu comptes faire quoi, toi ? répliqua Tristan, un peu froissé.

— Moi, je vais faire une soirée avec des collègues dans mon studio. J’aimerais que tu viennes. Ça te permettra de connaître du monde, car je te trouve un peu solitaire. En plus y aura de jolies nanas.

Le jeune homme prit le temps d’avaler sa bouchée – une excuse pour ne pas répondre tout de suite. Il voyait où son ami voulait en venir.

— Merci, mais c’est pas la peine. Je viendrai peut-être une autre fois.

— Pourquoi ? Me dis pas que tu préfères tes soirées tristes avec tes bouquins et ton ordi ?

— Bah, si ça me plaît…

— Mort de rire, t’y crois même pas toi-même. Après, tu t’étonnes que t’arrives pas à serrer ta copine.

— De quoi je me mêle ? Je fais ce que je veux !

Tristan se sentait tendu. Ses muscles s’étaient crispés. Son estomac s’était légèrement noué et il était plus lent à consommer son repas. En outre, son regard se baladait dans plusieurs coins de la cafétéria, à l’opposé de Pascal, qu’il n’osait plus regarder.

— Et puis, moi, j’aime Solène. C’est pas en draguant d’autres filles que je vais sortir avec.

— C’est pas non plus en restant focalisé sur elle que tu augmenteras tes chances, si tu veux mon avis. C’est pas intuitif, mais le meilleur moyen d’attirer une fille, c’est de s’intéresser à d’autres.

— Ouais, bah j’suis pas comme ça, moi, tu vois, s’emporta Tristan. Peut- être que toi oui, mais moi je suis fidèle.

— Fidèle ou pas, si t’y connais rien en relations amoureuses, t’iras pas loin avec elle…

— Je t’ai pas demandé ton avis.

Ce débat contrariait d’autant plus Tristan que cela lui rappelait une des premières discussions qu’il avait eues avec Patrice, qui lui avait prodigué un conseil du même acabit. Un conseil que Tristan n’avait jamais vraiment suivi, car peu convaincu : il ne voyait pas en quoi regarder d’autres filles l’aiderait à séduire Solène. De plus, il avait fini par se dire que Patrice, qui préférait les aventures éphémères aux relations sérieuses, n’était pas le mieux placé pour l’aiguiller.

Que Pascal, qui n’avait a priori jamais rencontré Patrice, lui sortît un tuyau contenant la même idée, le contrariait.

— Et puis, pardon, ajouta ce dernier, mais ça ne m’étonnerait pas qu’elle fasse pareil de son côté.

Les yeux de Tristan revinrent se fixer dans ceux de Pascal, acides.

— Tu insinues quoi ? Que Solène est une pétasse ?

L’adolescent leva les mains devant son buste en signe de reddition, retirant aussitôt ce qu’il venait de dire. Tristan tenta de se calmer et reprit une bouchée de son repas.

***

Adossé au mur du couloir, Tristan fit une pause dans sa lecture pour s’étirer et se repositionner. Son cours commençait dans un quart d’heure, cela lui laissait le temps de terminer son livre, dont il avait parcouru les deux tiers en une soirée après en avoir terminé avec ses devoirs.

— C’est quoi que tu lis, cette fois ? Encore un livre de m’sieur Lapin ?

Il leva les yeux pour voir Pascal s’approcher d’un pas traînant. « M’sieur Lapin »… ce surnom l’amusa. C’était ainsi qu’il appelait Paulo Coelho ? C’est vrai que son patronyme désignait ce lagomorphe en portugais, selon lui.

— Non, là, c’est un bouquin sur les champignons. On me l’a conseillé et en fait, c’est plutôt pas mal. C’est de la biologie, mais ça reste de la science. Et puis c’est bien aussi de sortir de la physique de temps en temps.

— T’as raison. En plus, les champignons, c’est hyper intéressant. À la fois animal et végétal, micro et macro, vit essentiellement sous terre sous forme d’un réseau de filaments géant appelé « mycélium ». Ça rejette des spores pour se reproduire par le « sporophore », la partie à la surface qu’on connaît, avec le chapeau, le truc qu’on graille à table et qui n’est que l’appareil reproducteur du machin… sa teub, quoi.

Tristan haussa les sourcils.

— Tu t’y connais aussi en champignons ?

— Je me suis surpris un soir à m’intéresser à la mycologie. Comme pour le blob, j’y croyais zéro, mais c’est quelque chose.

Tristan l’observa sans savoir quoi répondre. Maintenant qu’il y prêtait attention, il s’aperçut que l’adolescent avait déjà eu meilleure mine. Celui-ci s’était adossé au mur et se décrocha la mâchoire dans un bâillement.

— Eh bé… fit Tristan avec un sourire amusé. La nuit, c’est fait pour dormir, mon grand. On a une journée un peu chargée, en plus, aujourd’hui.

— Ouais, grogna Pascal. C’est pas malin de faire une soirée en semaine. Plus jamais. Maintenant, ce sera que le samedi.

Tristan réprima un rire.

— Ça s’est bien passé, au moins ?

— Beaucoup trop bien. Pour ça que j’en ferai le samedi. On a dû écourter la soirée parce qu’on avait cours. En plus, j’ai pas dormi tout de suite…

Le jeune homme leva la tête et ferma son livre en le regardant, intrigué. Il eut envie de lui demander de développer mais quelque chose lui disait que la réponse n’allait pas lui plaire.

Pascal n’en eut cependant pas besoin :

— L’une des filles qui étaient venues est restée à la maison. On a parlé un peu, puis on est allés dans ma chambre. Une belle brune, bien montée. Et musclée, en plus : elle m’a serré à la fin, j’ai cru qu’elle allait me couper en deux. Bref… Elle est repartie ce matin. J’suis un peu fatigué, mais j’suis détendu pour la journée.

Tristan sentit une boule se coincer dans sa gorge. Le cerveau brumeux, il rangea son livre, qui avait subitement perdu tout son intérêt, dans son sac. Pendant qu’il avait passé sa soirée seul avec ses notes et son livre, son camarade avait terminé la sienne dans les bras d’une demoiselle. Sûrement une fille de leur promotion, qui plus est.

Il laissa échapper un profond soupir.

— Tu aurais vraiment dû venir, Tris, c’est dommage, poursuivit l’adolescent. Y avait de belles nymphes, en plus. Y a même une belle Colombienne qui est venue, je suis persuadé qu’elle t’aurait plu. Une petite perle. Mais c’est pas celle que j’ai eue. La mienne venait du Kénya.

Le physicien hocha la tête en l’écoutant, la gorge nouée. Son orgueil l’empêchait de l’admettre, mais il fallait bien se rendre à l’évidence : il regrettait d’avoir raté cette soirée. Maintenant, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer cette bombe latine avec qui il aurait pu établir un lien. Peut-être que…

Il chassa ces pensées de son esprit. Un coup d’œil sur sa montre indiquait que l’heure approchait. Et puis, le couloir commençait à se remplir. Son cœur brûlait de frustration et de rage, mais le cours réussirait sûrement à le calmer.

En tout cas, Pascal s’était tu. La tête posée contre le mur, les paupières closes, il essayait comme il pouvait de grapiller quelques secondes de sommeil en attendant l’arrivée du prof.

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