Chapitre 47
Avril apporta la chaleur printanière sur la cité phocéenne ; les écharpes et les doudounes disparurent au grand soulagement des Marseillais.
La deuxième vague d’examens, source d’angoisse pour beaucoup, arrivait à grands pas, mais tous savaient que derrière ce mur inquiétant se profilait le début des vacances.
Considérant cela, Tristan avait voulu voir Frédéric une dernière fois, afin de régler ce qui devait l’être et affronter les partiels sereinement. Voilà pourquoi il se trouvait face à l’informaticien. Dans le même bar, avec la même boisson qu’il touillait.
Celui-ci n’étant pas au courant des derniers événements, il lui avait tout raconté. En plus de sa mine inquiète au moment de lui raconter sa tentative de suicide, il avait savouré son air dégoûté en apprenant la trahison de Pascal. « Ça me répugne, ce genre de mec », avait-il commenté, avant de lui révéler avoir connu la même chose, au lycée. Il n’avait dû qu’à d’autres gars de la bande de ne pas devenir un meurtrier, et n’avait jamais revu ni son ami, ni sa copine. Une histoire qui fit frissonner Tristan.
— L’essentiel, c’est que tu ailles mieux, conclut-il. Bon, j’imagine que c’est pas pour m’entendre te raconter ma vie que tu m’as sollicité. On en vient au fait ? Dis-moi tout.
— Oh, t’inquiète, on aurait pu en parler encore un peu, car ça va être rapide. Je vais pas y aller pas quatre chemin : je pense que c’est la dernière fois qu’on se voit. Je voulais juste te dire au revoir.
Frédéric le fixa, étonné.
— Je vais poursuivre mes études à Toulouse. Mes parents sont d’accord. Je pars à la fin de l’été, mais je ne pense pas revenir ici.
— Tu as mon numéro, on peut toujours s’appeler si t’as besoin…
— Non, pas la peine, vraiment. Je préfère couper les ponts.
— Si j’ai fait quelque chose de mal, je m’en excuse. Mais je préfère qu’on en parle maintenant plutôt que de se séparer sur un non-dit.
— Y a rien à dire, j’ai rien contre toi. Au contraire, t’écouter m’a beaucoup aidé. Tu m’as ouvert les yeux sur pas mal de choses, même s’il reste beaucoup de points sur lesquels on ne sera sûrement jamais d’accord, toi et moi. Et il y a notamment un point sur lequel j’aimerais te reprendre.
Le programmeur haussa les sourcils et l’invita à développer son point de vue, sincèrement intrigué.
— Tu soutiens que toutes les femmes sont des garces, pour rester poli… je pense que c’est plus compliqué que ça. Vois-tu, toi qui aimes coucher avec pleins de femmes, je suppose que pour toi ce sont les plus belles et les plus merveilleuses de toutes ?
— C’est pas universel, mais oui, j’ai une bonne image de la plupart d’entre elles, quand bien même j’ai remplacé leur conjoint le temps d’une nuit, pour certaines.
— Mais celle qui t’a trompé avec ton ami, c’est la pire des traînées, j’imagine.
— Tout à fait. Quand j’ai rompu avec elle, je lui ai à peine parlé. J’ai même pas accepté ses excuses ni écouté ses explications. Tu me trompes, tu dégages, point barre.
— Voilà, c’est là où je voulais en venir. Pour moi, la vision qu’on a des femmes dépend de qui on est pour elles. Pour faire simple, je commence à me dire que les femmes sont toutes des garces… sauf pour celui avec qui elles couchent.
Frédéric plissa les yeux, visiblement perplexe.
— Si une femme t’accorde ses faveurs, précisa-t-il, elle sera la plus merveilleuse de toutes ; au contraire, si elle en choisit un autre, elle sera la pire des débauchées. En gros, c’est des garces pour tout le monde, sauf pour leurs amants.
Son interlocuteur l’observa pendant encore quelques secondes avant de hocher la tête en pointant sa cuiller dans sa direction. Tristan, comprenant qu’il avait été clair, décida de fermer la parenthèse :
— Pour revenir à ce que je disais, j’ai aussi ma part de responsabilité dans l’histoire. Je préfère couper totalement les ponts avec Marseille, voilà tout. Ne cherche pas à comprendre.
— Hm… De toute façon, j’y comptais pas. Je vois pas du tout la logique dans ton raisonnement. Mais bon, c’est ton choix, je le respecte. Je n’ai pas à m’y opposer. J’ai plus qu’à te souhaiter bonne continuation, apparemment.
— Oui, effectivement, fit Tristan en souriant. Content que tu le prennes comme ça.
— Tu veux que je le prenne comment ? Je vais pas te mettre le couteau sous la gorge, j’ai passé l’âge. Et puis je sais que les amours et les amitiés, ça va, ça vient. C’est juste dommage, je t’aime bien, Tristan. Tout ce que je t’ai dit, c’était pour ton bien.
— Je le sais. Au moins, malgré tout ce qu’on peut dire sur toi, tu as toujours été honnête, même plus que Pascal. Mais, tu me diras, c’est pas très compliqué… Je te suis reconnaissant pour tout ça. C’est juste… comme ça.
Frédéric soupira et haussa les épaules, renonçant à débattre. Il termina son verre en levant son index, signe qu’il allait parler, puis :
— Comme c’est notre dernière rencontre, je tiens à te dire certaines choses.
Le physicien l’observa, intrigué. Lui dire certaines choses ? Ils s’étaient vus si peu souvent… Pour sa part, il n’avait rien à lui dire. Peut-être tenait-il à lui donner quelques derniers conseils sur les femmes ? Sachant qu’il connaissait son avis là-dessus, c’était risqué.
— Je trouve que tu t’es bien amélioré depuis que je t’ai rencontré avec Pascal. Et je ne parle pas de ta première fois. Ça, au fond, c’est un détail. En comparaison avec septembre, tu t’affirmes bien plus et t’as plus confiance en toi, tu sais mieux t’imposer. C’est des qualités essentielles qui feront de toi un homme meilleur, n’oublie pas.
Surpris, Tristan n’avait pu s’empêcher de sourire et hocha la tête devant son dernier conseil, qu’il trouvait finalement fort intéressant.
— Et puis je trouve que tes arguments sur les femmes sont assez pertinents. J’ai absolument rien à redire sur ton dernier, je le trouve plutôt logique. C’est bien vu, mec. Si tu veux un dernier compliment, je peux même te dire que ça va peut-être me faire me remettre un peu en question. Et pour arriver à ça, il faut se lever tôt, crois-moi. Je suis un gars plutôt borné, mais j’en ai conscience, t’inquiète pas.
Le physicien lui servit l’un de ses sourires les plus lumineux depuis sa tentative de suicide. Aussi étrange que cela pût paraître, il était touché par ses compliments, quand bien même ils venaient de celui qui l’avait fait évoluer d’une manière qui avait déplu à Solène. Un constat s’imposait à lui : derrière son masque de misogyne bourru, le développeur restait humble et sympathique. Il était authentique.
Mais il ne reviendrait pas sur sa décision.
Le temps passa, chacun finit son verre et les deux compères sortirent du bar. Ils se firent face une dernière fois et échangèrent une poignée de main.
— Eh bien, je te dis bonne continuation, beau gosse, fit Frédéric. Ça m’a fait plaisir de te rencontrer. On se reverra peut-être dans quelques années, quand tu seras devenu un grand physicien !
— Exact ! Dans une autre vie, sûrement !
Frédéric l’attira contre lui pour l’enlacer d’un bras, tapotant son dos avec sa main.
— Bonne chance dans la vie, petit con. Et sois fort. Tu verras, ce n’était qu’un échauffement. Les femmes sont peut-être des garces, mais la vie est bien pire : c’est une escroque.
Il le laissa s’éloigner et tapota son épaule, geste accompagné d’un « sans rancune », puis s’en alla dans la direction habituelle. Tristan le regarda partir avant de faire volte-face et prendre lui aussi le chemin du retour.
Se séparer de lui l’attristait. Mais c’était sûrement la meilleure chose à faire.
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